Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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– Je vous casserai la tête pour de pareilles questions.
– Ah! mon Dieu, pardonnez-moi, je comprends, seulement j’ai été si abasourdi… Mais je comprends, je comprends. Mais… mais est-il possible qu’Arina Prokhorovna aille chez vous? Tout à l’heure vous disiez qu’elle y était allée? Vous savez, ce n’est pas vrai. Voyez, voyez, voyez comme vous mentez à chaque instant.
– Pour sûr elle est maintenant près de ma femme, ne me faites pas languir, ce n’est pas ma faute si vous êtes bête.
– Ce n’est pas vrai, je ne suis pas bête. Excusez-moi, il m’est tout à fait impossible…
Le Juif avait complètement perdu la tête, et, pour la troisième fois, il ferma la fenêtre, mais Chatoff se mit à pousser de tels cris qu’il la rouvrit presque aussitôt.
– Mais c’est un véritable attentat à la personnalité! Qu’exigez-vous de moi? allons, voyons, précisez. Et remarquez que vous venez me faire cette scène en pleine nuit!
– J’exige quinze roubles, tête de mouton!
– Mais je n’ai peut-être pas envie de reprendre ce revolver. Vous n’avez pas le droit de m’y forcer. Vous avez acheté l’objet – c’est fini, vous ne pouvez pas m’obliger à le reprendre. Je ne saurais pas, la nuit, vous donner une pareille somme; où voulez-vous que je la prenne?
– Tu as toujours de l’argent chez toi. Je t’ai payé ce revolver vingt-cinq roubles et je te le recède pour quinze, mais je sais bien que j’ai affaire à un Juif.
– Venez après-demain, – écoutez, après-demain matin, à midi précis, et je vous donnerai toute la somme; n’est-ce pas, c’est entendu?
Pour la troisième fois Chatoff cogna avec violence contre le châssis.
– Donne dix roubles maintenant, et cinq demain à la première heure.
– Non, cinq après-demain matin; demain je ne pourrais pas, je vous l’assure. Vous ferez mieux de ne pas venir.
– Donne dix roubles; oh! misérable!
– Pourquoi donc m’injuriez-vous comme cela? Attendez, il faut y voir clair; tenez, vous avez cassé un carreau… Qui est-ce qui injurie ainsi les gens pendant la nuit? Voilà!
Chatoff prit le papier que Liamchine lui tendait par la fenêtre; c’était un assignat de cinq roubles.
– En vérité, je ne puis pas vous donner davantage; quand vous me mettriez le couteau sous la gorge, je ne le pourrais pas; après-demain, oui, mais maintenant c’est impossible.
– Je ne m’en irai pas! hurla Chatoff.
– Allons, tenez, en voilà encore un, et encore un, mais c’est tout ce que je donnerai. À présent criez tant que vous voudrez, je ne donnerai plus rien; quoiqu’il advienne, vous n’aurez plus rien, plus rien, plus rien!
Il était furieux, désespéré, ruisselant de sueur. Les deux assignats qu’il venait encore de donner étaient des billets d’un rouble chacun. Chatoff se trouvait donc n’avoir obtenu en tout que sept roubles.
– Allons, que le diable t’emporte, je viendrai demain. Je t’assommerai, Liamchine, si tu ne me complètes pas la somme.
«Demain, je ne serai pas chez moi, imbécile!» pensa à part soi le Juif.
– Arrêtez! arrêtez! cria-t-il comme déjà Chatoff s’éloignait au plus vite. – Arrêtez, revenez. Dites-moi, je vous prie, c’est bien vrai que votre femme est revenue chez vous?
– Imbécile! répondit Chatoff en lançant un jet de salive, et il raccourut chez lui aussi promptement que possible.
IV
Arina Prokhorovna ne savait rien des dispositions arrêtées à la séance de la veille. Rentré chez lui fort troublé, fort abattu, Virguinsky n’avait pas osé confier à sa femme la résolution prise par les nôtres, mais il n’avait pu s’empêcher de lui répéter les paroles de Verkhovensky au sujet de Chatoff, tout en ajoutant qu’il ne croyait pas le moins du monde à ce prétendu projet de délation. Grande fut l’inquiétude d’ Arina Prokhorovna. Voilà pourquoi, lorsque Chatoff vint solliciter ses services, elle n’hésita pas à se rendre immédiatement chez lui, quoiqu’elle fût très fatiguée, un accouchement laborieux l’ayant tenue sur pied pendant toute la nuit précédente. Madame Virguinsky avait toujours été convaincue qu’ «une drogue comme Chatoff était capable d’une lâcheté civique»; mais l’arrivée de Marie Ignatievna présentait les choses sous un nouveau point de vue. L’émoi de Chatoff, ses supplications désespérées dénotaient un revirement dans les sentiments du traître: un homme décidé à se livrer pour perdre les autres n’aurait eu, semblait-il, ni cet air, ni ce ton. Bref, Arina Prokhorovna résolut de tout voir par ses propres yeux. Cette détermination fit grand plaisir à Virguinsky, – ce fut comme si on lui eût ôté de dessus la poitrine un poids de cinq pouds! Il se prit même à espérer: l’aspect du prétendu dénonciateur lui paraissait s’accorder aussi peu que possible avec les soupçons de Verkhovensky.
Chatoff ne s’était pas trompé; lorsqu’il rentra dans ses pénates, Arina Prokhorovna était déjà près de Marie. Le premier soin de la sage-femme en arrivant avait été de chasser avec mépris Kiriloff qui faisait le guet au bas de l’escalier; ensuite elle s’était nommée à Marie, celle-ci ne semblant pas la reconnaître. Elle trouva la malade dans «une très vilaine position», c'est-à-dire irritable, agitée, et «en proie au désespoir le plus pusillanime». Mais dans l’espace de cinq minutes madame Virguinsky réfuta victorieusement toutes les objections de sa cliente.
– Pourquoi toujours rabâcher que vous ne voulez pas d’une accoucheuse chère? disait-elle au moment où entra Chatoff, – c’est une pure sottise, ce sont des idées fausses résultant de votre situation anormale. Avec une sage-femme inexpérimentée, une bonne vieille quelconque, vous avez cinquante chances d’accident, et, en ce cas, ce sera bien plus d’embarras, bien plus de dépenses que si vous aviez pris une accoucheuse chère. Comment savez-vous que je prends cher? Vous payerez plus tard, je ne salerai pas ma note, et je réponds du succès; avec moi vous ne mourrez pas, je ne connais pas cela. Quant à l’enfant, dès demain je l’enverrai dans un asile, ensuite à la campagne, et ce sera une affaire finie. Vous recouvrerez la santé, vous vous mettrez à un travail rationnel, et d’ici à très peu de temps vous indemniserez Chatoff de son hospitalité et de ses débours, lesquels d’ailleurs ne seront pas si considérables…
– Il ne s’agit pas de cela… Je n’ai pas le droit de déranger…
– Ce sont là des sentiments rationnels et civiques, mais soyez sûre que Chatoff ne dépensera presque rien si, au lieu d’être un monsieur fantastique, il veut se montrer quelque peu raisonnable. Il suffit qu’il ne fasse pas de bêtises, qu’il n’aille pas tambouriner à la porte des maisons et qu’il ne coure pas comme un perdu par toute la ville. Si on ne le retenait pas, il irait éveiller tous les médecins de la localité; quand il est venu me trouver, il a mis en émoi tous les chiens de la rue. Pas n’est besoin de médecins, j’ai déjà dit que je répondais de tout. À la rigueur on peut appeler une vieille femme, une garde-malade, cela ne coûte rien. Du reste, Chatoff lui-même est en mesure de rendre quelques services, il peut faire autre chose encore que des bêtises. Il a des bras et des jambes, il courra chez le pharmacien, sans que vous voyiez là un bienfait pénible pour votre délicatesse. En vérité, voilà un fameux bienfait! Si vous êtes dans cette situation, n’est-ce pas lui qui en est la cause? Est-ce que, dans le but égoïste de vous épouser, il ne vous a pas brouillée avec la famille qui vous avait engagée comme institutrice?… Nous avons entendu parler de cela… Du reste, lui-même tout à l’heure est accouru comme un insensé et a rempli toute la rue de ses cris. Je ne m’impose à personne, je suis venue uniquement pour vous, par principe, parce que tous les nôtres sont tenus de s’entraider; je le lui ai déclaré avant même de sortir de chez moi. Si vous jugez ma présence inutile, eh bien, adieu! Puissiez-vous seulement n’avoir pas à vous repentir de votre résolution!