Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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À midi précis, une ritournelle d’orchestre annonça l’ouverture de la fête. En ma qualité de commissaire, j’ai eu le triste privilège d’assister aux premiers incidents de cette honteuse journée. Cela commença par une effroyable bousculade à la porte. Comment se fait-il que les mesures d’ordre aient été si mal prises? Je n’accuse pas le vrai public: les pères de famille attendaient patiemment leur tour; si élevé que pût être leur rang dans la société, ils ne s’en prévalaient point pour passer avant les autres; on dit même qu’en approchant du perron, ils furent déconcertés à la vue de la foule tumultueuse qui assiégeait l’entrée et se ruait à l’assaut de la maison. C’était un spectacle inaccoutumé dans notre ville. Cependant les équipages ne cessaient d’arriver; bientôt la circulation devint impossible dans la rue. Au moment où j’écris, des données sûres me permettent d’affirmer que Liamchine, Lipoutine et peut-être un troisième commissaire laissèrent entrer sans billets des gens appartenant à la lie du peuple. On constata même la présence d’individus que personne ne connaissait et qui étaient venus de districts éloignés. Ces messieurs ne furent pas plus tôt entrés que, d’une commune voix (comme si on leur avait fait la leçon), ils demandèrent où était le buffet; en apprenant qu’il n’y en avait pas, ils se mirent à clabauder avec une insolence jusqu’alors sans exemple chez nous. Il faut dire que plusieurs d’entre eux se trouvaient en état d’ivresse. Quelques uns, en vrais sauvages qu’ils étaient, restèrent d’abord ébahis devant la magnificence de la salle; ils n’avaient jamais rien vu de pareil, et pendant un moment ils regardèrent autour d’eux, bouche béante. Quoique anciennement construite et meublée dans le goût de l’Empire, cette grande salle blanche était réellement superbe avec ses vastes dimensions, son plafond revêtu de peintures, sa tribune, ses trumeaux ornés de glaces, ses draperies rouges et blanches, ses statues de marbre, son vieux mobilier blanc et or. Au bout de la chambre s’élevait une estrade destinée aux littérateurs qu’on allait entendre; des rangs de chaises entre lesquels on avait ménagé de larges passages occupaient toute la salle et lui donnaient l’aspect d’un parterre de théâtre. Mais aux premières minutes d’étonnement succédèrent les questions et les déclarations les plus stupides. «Nous ne voulons peut-être pas de lecture… Nous avons payé… On s’est effrontément joué du public… Les maîtres ici, c’est nous et non Lembke!…» Bref, on les aurait laissés entrer exprès pour faire du tapage qu’ils ne se seraient pas conduits autrement. Je me rappelle en particulier un cas dans lequel se distingua le jeune prince à visage de bois que j’avais vu la veille parmi les visiteurs de Julie Mikhaïlovna. Cédant aux importunités de la gouvernante, il avait consenti à être des nôtres, c'est-à-dire à arborer sur son épaule gauche le nœud de rubans blancs et rouges. Il se trouva que ce personnage immobile et silencieux comme un mannequin savait, sinon parler, du moins agir. À la tête d’une bande de voyous, un ancien capitaine, remarquable par sa figure grêlée et sa taille gigantesque, le sommait impérieusement de lui indiquer le chemin du buffet. Le prince fit signe à un commissaire de police; l’ordre fut exécuté immédiatement, et le capitaine qui était ivre eut beau crier, on l’expulsa de la salle. Peu à peu cependant les gens comme il faut arrivaient; les tapageurs mirent une sourdine à leur turbulence, mais le public même le plus choisi avait l’air surpris et mécontent; plusieurs dames étaient positivement inquiètes.
À la fin, on s’assit; l’orchestre se tut. Tout le monde commença à se moucher, à regarder autour de soi. Les visages exprimaient une attente trop solennelle, – ce qui est toujours de mauvais augure. Mais «les Lembke» n’apparaissaient pas encore. La soie, le velours, les diamants resplendissaient de tous côtés; des senteurs exquises embaumaient l’atmosphère. Les hommes étalaient toutes leurs décorations, les hauts fonctionnaires étaient venus en uniforme. La maréchale de la noblesse arriva avec Lisa, dont la beauté rehaussée par une luxueuse toilette était plus éblouissante que jamais. L’entrée de la jeune fille fit sensation; tous les regards se fixèrent sur elle; on se murmurait à l’oreille qu’elle cherchait des yeux Nicolas Vsévolodovitch; mais ni Stavroguine, ni Barbara Pétrovna ne se trouvaient dans l’assistance. Je ne comprenais rien alors à la physionomie d’Élisabeth Nikolaïevna: pourquoi tant de bonheur, de joie, d’énergie, de force se reflétait-il sur son visage? En me rappelant ce qui s’était passé la veille, je ne savais que penser. Cependant «les Lembke» se faisaient toujours désirer. C’était déjà une faute. J’appris plus tard que, jusqu’au dernier moment, Julie Mikhaïlovna avait attendu Pierre Stépanovitch; depuis quelques temps elle ne pouvait plus se passer de lui, et néanmoins jamais elle ne s’avoua l’influence qu’il avait prise sur elle. Je note, entre parenthèses, que la veille, à la dernière séance du comité, Pierre Stépanovitch avait refusé de figurer parmi les commissaires de la fête, ce dont Julie Mikhaïlovna avait été désolée au point d’en pleurer. Au grand étonnement de la gouvernante, il ne se montra pas de toute la matinée, n’assista pas à la solennité littéraire, et resta invisible jusqu’au soir. Le public finit par manifester hautement son impatience. Personne non plus n’apparaissait sur l’estrade. Aux derniers rangs, on se mit à applaudir comme au théâtre. «Les Lembke en prennent trop à leur aise», grommelaient, en fronçant le sourcil, les hommes d’âge et les dames. Des rumeurs absurdes commençaient à circuler, même dans la partie la mieux composée de l’assistance: «Il n’y aura pas de fête», chuchotait-on, «Lembke ne va pas bien», etc., etc. Enfin, grâce à Dieu, André Antonovitch arriva, donnant le bras à sa femme. J’avoue que moi-même ne comptais plus guère sur leur présence. À l’apparition du gouverneur et de la gouvernante, un soupir de soulagement s’échappa de toutes les poitrines. Lembke paraissait en parfaite santé; telle fut, je m’en souviens, l’impression générale, car on peut s’imaginer combien de regards se portèrent sur lui. Je ferai observer que, dans la haute société de notre ville, fort peu de gens étaient disposés à admettre le dérangement intellectuel de Lembke; on trouvait, au contraire, ses actions tout à fait normales, et l’on approuvait même la conduite qu’il avait tenue la veille sur la place. «C’est ainsi qu’il aurait fallu s’y prendre dès le commencement, déclaraient les gros bonnets. Mais au début on veut faire le philanthrope, et ensuite on finit par s’apercevoir que les vieux errements sont encore les meilleurs, les plus philanthropiques même», – voilà, du moins, comme on en jugeait au club. On ne reprochait au gouverneur que de s’être emporté dans cette circonstance: «il aurait dû montrer plus de sang-froid, on voit qu’il manque encore d’habitude», disaient les connaisseurs.
Julie Mikhaïlovna n’attirait pas moins les regards. Sans doute il ne m’appartient pas, et personne ne peut me demander de révéler des faits qui n’ont eu pour témoin que l’alcôve conjugale; je sais seulement une chose: le soir précédent, Julie Mikhaïlovna était allée trouver André Antonovitch dans son cabinet; au cours de cette entrevue, qui se prolongea jusque bien après minuit, le gouverneur fut pardonné et consolé, une franche réconciliation eut lieu entre les époux, tout fut oublié, et quand Von Lembke se mit à genoux pour exprimer à sa femme ses profonds regrets de la scène qu’il lui avait faite l’avant-dernière nuit, elle l’arrêta dès les premiers mots en posant d’abord sa charmante petite main, puis ses lèvres sur la bouche du mari repentant…
Aucun nuage n’assombrissait donc les traits de la gouvernante; superbement vêtue, elle marchait le front haut, le visage rayonnant de bonheur. Il semblait qu’elle n’eût plus rien à désirer; la fête, – but et couronnement de sa politique, – était maintenant une réalité. En se rendant à leurs places vis-à-vis de l’estrade, les deux Excellences saluaient à droite et à gauche la foule des assistants qui s’inclinaient sur leur passage. La maréchale de la noblesse se leva pour leur souhaiter la bienvenue… Mais alors se produisit un déplorable malentendu: l’orchestre exécuta tout à coup, non une marche quelconque, mais une de ces fanfares qui sont d’usage chez nous, au club, quand dans un dîner officiel on porte la santé de quelqu’un. Je sais maintenant que la responsabilité de cette mauvaise plaisanterie appartient à Liamchine; ce fut lui qui, en sa qualité de commissaire, ordonna aux musiciens de jouer ce morceau, sous prétexte de saluer l’arrivée des «Lembke». Sans doute il pouvait toujours mettre la chose sur le compte d’une bévue ou d’un excès de zèle… Hélas! je ne savais pas encore que ces gens-là n’en étaient plus à chercher des excuses, et qu’ils jouaient leur va-tout dans cette journée. Mais la fanfare n’était qu’un prélude: tandis que le lapsus des musiciens provoquait dans le public des marques d’étonnement et des sourires, au fond de la salle et à la tribune retentirent soudain des hourras, toujours sensément pour faire honneur aux Lembke. Ces cris n’étaient poussés que par un petit nombre de personnes, mais ils durèrent assez longtemps. Julie Mikhaïlovna rougit, ses yeux étincelèrent. Arrivé à sa place, le gouverneur s’arrêta; puis, se tournant du côté des braillards, il promena sur l’assemblée un regard hautain et sévère… On se hâta de le faire savoir. Je retrouvai, non sans appréhension, sur ses lèvres le sourire que je lui avais vu la veille dans le salon de sa femme, lorsqu’il considérait Stépan Trophimovitch avant de s’approcher de lui. Maintenant encore sa physionomie me paraissait offrir une expression sinistre et, – ce qui était pire, – légèrement comique: il avait l’air d’un homme s’immolant aux visées supérieures de son épouse… Aussitôt Julie Mikhaïlovna m’appela du geste: «Allez tout de suite trouver Karmazinoff, et suppliez-le de commencer», me dit-elle à voix basse. J’avais à peine tourné les talons quand survint un nouvel incident beaucoup plus fâcheux que le premier. Sur l’estrade vide vers laquelle convergeaient jusqu’à ce moment tous les regards et toutes les attentes, sur cette estrade inoccupée où l’on ne voyait qu’une chaise et une petite table, apparut soudain le colosse Lébiadkine en frac et en cravate blanche. Dans ma stupéfaction, je n’en crus pas mes yeux. Le capitaine semblait intimidé; après avoir fait un pas sur l’estrade, il s’arrêta. Tout à coup, dans le public, retentit un cri: «Lébiadkine! toi?» À ces mots, la sotte trogne rouge du capitaine (il était complètement ivre) s’épanouit, dilatée par un sourire hébété. Il se frotta le front, branla sa tête velue, et, comme décidé à tout, fit deux pas en avant… Soudain un rire d’homme heureux, rire non pas bruyant, mais prolongé, secoua toute sa massive personne et rétrécit encore ses petits yeux. La contagion de cette hilarité gagna la moitié de la salle; une vingtaine d’individus applaudirent. Dans le public sérieux, on se regardait d’un air sombre. Toutefois, cela ne dura pas plus d’une demi-minute. Lipoutine, portant le nœud de rubans, insigne de ses fonctions, s’élança brusquement sur l’estrade, suivi de deux domestiques. Ces derniers saisirent le capitaine, chacun par un bras, sans aucune brutalité, du reste, et Lipoutine lui parla à l’oreille. Lébiadkine fronça le sourcil: «Allons, puisque c’est ainsi, soit!» murmura-t-il en faisant un geste de résignation; puis il tourna au public son dos énorme, et disparut avec son escorte. Mais, au bout d’un instant, Lipoutine remonta sur l’estrade. Son sourire, d’ordinaire miel et vinaigre, était cette fois plus doucereux que de coutume. Tenant à la main une feuille de papier à lettres, il s’avança à petits pas jusqu’au bord de l’estrade.