Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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Je le répète, au début un petit nombre de gens sérieux avaient échappé à la contagion de cette folie et s’étaient même claquemurés dans leurs maisons. Mais quelle réclusion peut tenir contre une loi naturelle? Dans les familles les plus rigoristes il y a, comme ailleurs, des fillettes pour qui la danse est un besoin. En fin de compte, ces personnes graves souscrivirent, elles aussi, pour la fête au profit des institutrices. Le bal promettait d’être si brillant! d’avance on en disait merveille, le bruit courait qu’on y verrait des princes étrangers, des célébrités politiques de Pétersbourg, dix commissaires choisis parmi les plus fringants cavaliers et portant un nœud de rubans sur l’épaule gauche. On ajoutait que, pour grossir la recette, Karmazinoff avait consenti à lire son Merci, déguisé en institutrice provinciale. Enfin, dans le «quadrille de la littérature», chacun des danseurs serait costumé de façon à représenter une tendance. Comment résister à tant d’attractions? Tout le monde souscrivit.
II
Les organisateurs de la fête avaient décidé qu’elle se composerait de deux parties: une matinée littéraire, de midi à quatre heures, et un bal qui commencerait à neuf heures pour durer toute la nuit. Mais ce programme même recélait déjà des éléments de désordre. Dès le principe le bruit se répandit en ville qu’il y aurait un déjeuner aussitôt après la matinée littéraire, ou même que celle-ci serait coupée par un entracte pour permettre aux auditeurs de se restaurer; naturellement on comptait sur un déjeuner gratuit et arrosé de champagne. Le prix énorme du billet (trois roubles) semblait autoriser jusqu’à un certain point cette conjecture. «Serait-ce la peine de souscrire, pour s’en retourner chez soi le ventre creux? Si vous gardez les gens vingt-quatre heures, il faut les nourrir. Sinon, on mourra de faim», voilà comment raisonnait notre public. Je dois avouer que Julie Mikhaïlovna elle-même contribua par son étourderie à accréditer ce bruit fâcheux. Un mois auparavant, encore tout enthousiasmée du grand projet qu’elle avait conçu, la gouvernante parlait de sa fête au premier venu, et elle avait fait annoncer dans une feuille de la capitale que des toasts seraient portés à cette occasion. L’idée de ces toasts la séduisait tout particulièrement: elle voulait les porter elle-même, et, en attendant, elle composait des discours pour la circonstance. Ce devait être un moyen d’arborer notre drapeau (quel était-il? je parierais que la pauvre femme n’était pas encore fixée sur ce point); ces discours seraient insérés sous forme de correspondances dans les journaux pétersbourgeois, ils rempliraient de joie l’autorité supérieure, ensuite ils se répandraient dans toutes les provinces où l’on ne manquerait pas d’admirer et d’imiter de telles manifestations. Mais pour les toasts il faut du champagne, et, comme on ne boit pas de champagne à jeun, le déjeuner s’imposait. Plus tard, quand, grâce aux efforts de la gouvernante, un comité eut été formé pour étudier les voies et moyens d’exécution, il prouva clair comme le jour à Julie Mikhaïlovna que, si l’on donnait un banquet, le produit net de la fête se réduirait à fort peu de chose, quelque abondante que fût la recette brute. On avait donc le choix entre deux alternatives: ou banqueter, toaster et encaisser quatre-vingt-dix roubles pour les institutrices, ou réaliser une somme importante avec une fête qui, à proprement parler, n’en serait pas une. Du reste, en tenant ce langage, le comité n’avait voulu que mettre la puce à l’oreille de Julie Mikhaïlovna, lui-même imagina une troisième solution qui conciliait tout: on donnerait une fête très convenable sous tous les rapports, mais sans champagne, et, de la sorte, il resterait, tous frais payés, une somme sérieuse, de beaucoup supérieure à quatre-vingt-dix roubles. Ce moyen terme était fort raisonnable; malheureusement il ne plut pas à Julie Mikhaïlovna, dont le caractère répugnait aux demi-mesures. Dans un discours plein de feu elle déclara au comité que si la première idée était impraticable, il fallait se rabattre sur la seconde, savoir, la réalisation d’une recette colossale qui ferait de notre province un objet d’envie pour toutes les autres. «Le public doit enfin comprendre», acheva-t-elle, «que l’accomplissement d’un dessein humanitaire l’emporte infiniment sur les fugitives jouissances du corps, que la fête n’est au fond que la proclamation d’une grande idée; il faut donc se contenter du bal le plus modeste, le plus économique, si l’on ne peut pas rayer absolument du programme un délassement inepte, mais consacré par l’usage!» Elle avait soudain pris le bal en horreur. On réussit cependant à la calmer. Ce fut alors, par exemple, qu’on inventa le «quadrille de la littérature» et les autres choses esthétiques destinées à remplacer les jouissances du corps. Ce fut alors aussi que Karmazinoff, qui jusqu’à ce moment s’était fait prier, consentit définitivement à lire Merci pour étouffer tout velléité gastronomique dans l’esprit de notre gourmande population; grâce à ces ingénieux expédients, le bal, d’abord très compromis, allait redevenir superbe, sous un certain rapport du moins. Toutefois, pour ne pas se perdre totalement dans les nuages, le comité admit la possibilité de servir quelques rafraîchissements: du thé au commencement du bal, de l’orgeat et de la limonade au milieu, des glaces à la fin, – rien de plus. Mais il y a des gens qui ont toujours faim et surtout soif: comme concession à ces estomacs exigeants, on résolut d’installer dans la pièce du fond un buffet spécial dont Prokhoritch (le chef du club) s’occuperait sous le contrôle sévère du comité; moyennant finance, chacun pourrait là boire et manger ce qu’il voudrait; un avis placardé sur la porte de la salle préviendrait le public que le buffet était en dehors du programme. De crainte que le bruit fait par les consommateurs ne troublât la séance littéraire, on décida que le buffet projeté ne serait pas ouvert pendant la matinée, quoique cinq pièces le séparassent de la salle blanche où Karmazinoff consentait à lire son manuscrit. Il était curieux de voir quelle énorme importance le comité, sans en excepter les plus pratiques de ses membres, attachait à cet événement, c'est-à-dire à la lecture de Merci. Quant aux natures poétiques, leur enthousiasme tenait du délire; ainsi la maréchale de la noblesse déclara à Karmazinoff qu’aussitôt après la lecture elle ferait encastrer dans le mur de sa salle blanche une plaque de marbre sur laquelle serait gravé en lettres d’or ce qui suit: «Le… 187., le grand écrivain russe et européen, Sémen Égorovitch Karmazinoff, déposant la plume, a lu en ce lieu Merci et a ainsi pris congé, pour la première fois, du public russe dans la personne des représentants de notre ville.» Au moment du bal, c'est-à-dire cinq heures après la lecture, cette plaque commémorative s’offrirait à tous les regards. Je tiens de bonne source que Karmazinoff s’opposa plus que personne à l’ouverture du buffet pendant la matinée; quelques membres du comité eurent beau faire observer que ce serait une dérogation à nos usages, le grand écrivain resta inflexible.
Les choses avaient été réglées de la sorte, alors qu’en ville on croyait encore à un festin de Balthazar, autrement dit, à un buffet où les consommations seraient gratuites. Cette illusion subsista jusqu’à la dernière heure. Les demoiselles rêvaient de friandises extraordinaires. Tout le monde savait que la souscription marchait admirablement, qu’on s’arrachait les billets, et que le comité était débordé par les demandes qui lui arrivaient de tous les coins de la province. On n’ignorait pas non plus qu’indépendamment du produit de la souscription, plusieurs personnes généreuses étaient largement venues en aide aux organisateurs de la fête. Barbara Pétrovna, par exemple, paya son billet trois cents roubles et donna toutes les fleurs de son orangerie pour l’ornementation de la salle. La maréchale de la noblesse, qui faisait partie du comité, prêta sa maison et prit à sa charge les frais d’éclairage; le club, non content de fournir l’orchestre et les domestiques, céda Prokhoritch pour toute la journée. Il y eut encore d’autres dons qui, quoique moins considérables, ne laissèrent pas de grossir la recette, si bien qu’on pensa à abaisser le prix du billet de trois roubles à deux. D’abord, en effet, le comité craignait que le tarif primitivement fixé n’écartât les demoiselles; aussi fût-il question un moment de créer des billets dits de famille, combinaison grâce à laquelle il eût suffi à une demoiselle de prendre un billet de trois roubles pour faire entrer gratis à sa suite toutes les jeunes personnes de sa famille, quelque nombreuse qu’elles fussent. Mais l’événement prouva que les craintes du comité n’étaient pas fondées: la présence des demoiselles ne fit pas défaut à la fête. Les employés les plus pauvres vinrent accompagnés de leurs filles, et sans doute, s’ils n’en avaient pas eu, ils n’auraient même pas songé à souscrire. Un tout petit secrétaire amena, outre sa femme, ses sept filles et une nièce; chacune de ces personnes avait en main son billet de trois roubles. Il ne faut pas demander si les couturières eurent de l’ouvrage! La fête comprenant deux parties, les dames se trouvaient dans la nécessité d’avoir deux costumes: l’un pour la matinée, l’autre pour le bal. Dans la classe moyenne, beaucoup de gens, comme on le sut plus tard, mirent en gage chez des Juifs leur linge de corps et même leurs draps de lit. Presque tous les employés se firent donner leurs appointements d’avance; plusieurs propriétaires vendirent du bétail dont ils avaient besoin, tout cela pour faire aussi bonne figure que les autres et produire leurs filles habillées comme des marquises. Le luxe des toilettes dépassa cette fois tout ce qu’il nous avait été donné de voir jusqu’alors dans notre localité. Pendant quinze jours on n’entendit parler en ville que d’anecdotes empruntées à la vie privée de diverses familles; nos plaisantins servaient tout chauds ces racontars à Julie Mikhaïlovna et à sa cour. Il circulait aussi des caricatures. J’ai vu moi-même dans l’album de la gouvernante plusieurs dessins de ce genre. Malheureusement les gens tournés en ridicule étaient loin d’ignorer tout cela. Ainsi s’explique, à mon sens, la haine implacable que dans tant de maisons on avait vouée à Julie Mikhaïlovna. À présent c’est un tollé universel. Mais il était clair d’avance que, si le comité donnait la moindre prise sur lui, si le bal laissait quelque peu à désirer, l’explosion de la colère publique atteindrait des proportions inouïes. Voilà pourquoi chacun in petto s’attendait à un scandale; or, du moment que le scandale était dans les prévisions de tout le monde, comment aurait-il pu ne pas se produire?