Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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Je restai comme anéanti. Tous mes soupçons se trouvaient justifiés. Et j’espérais encore me tromper! Que faire? Un instant je pensais à consulter Stépan Trophimovitch, mais celui-ci, tout entier à la préparation de sa lecture qui devait suivre immédiatement celle de Karmazinoff, était en train d’essayer des sourires devant une glace: le moment aurait été mal choisi pour lui parler. Donner l’éveil à Julie Mikhaïlovna? C’était trop tôt: la gouvernante avait besoin d’une leçon beaucoup plus sévère pour perdre ses illusions sur les «sympathies universelles» et le «dévouement fanatique» dont elle se croyait entourée. Loin d’ajouter foi à mes paroles, elle m’aurait considéré comme un visionnaire. «Eh! me dis-je, après tout, que m’importe? Quand cela commencera, j’ôterai mon nœud de rubans et je rentrerai chez moi.» Je me rappelle avoir prononcé textuellement ces mots: «Quand cela commencera.»
Mais il fallait aller entendre Karmazinoff. En jetant un dernier regard autour de moi, je vis circuler dans les coulisses un certain nombre de gens qui n’y avaient que faire; parmi ces intrus se trouvaient même des femmes. Ces «coulisses» occupaient un espace assez étroit qu’un épais rideau dérobait à la vue du public; un corridor postérieur les mettait en communication avec le reste de la maison. C’était là que nos lecteurs attendaient leur tour. Mais en ce moment mon attention fut surtout attirée par celui qui devait succéder sur l’estrade à Stépan Trophimovitch. Maintenant encore je ne suis pas bien fixé sur sa personnalité, j’ai entendu dire que c’était un professeur qui avait quitté l’enseignement à la suite de troubles universitaires. Arrivé depuis quelques jours seulement dans notre ville où l’avaient appelé je ne sais quelle affaire, il avait été présenté à Julie Mikhaïlovna; et celle-ci l’avait accueilli comme un visiteur de distinction. Je sais maintenant qu’avant la lecture il n’était allé qu’une seule fois en soirée chez elle: il garda le silence tout le temps de sa visite, se bornant à écouter avec un sourire équivoque les plaisanteries risquées qui avaient cours dans l’entourage de la gouvernante; le mélange d’arrogance et d’ombrageuse susceptibilité qui se manifestait dans ses façons produisit sur tout le monde une impression désagréable. Ce fut Julie Mikhaïlovna elle-même qui le pria de prêter son concours à la solennité littéraire. À présent il se promenait d’un coin à l’autre et marmottait à part soi, comme Stépan Trophimovitch; seulement, à la différence de ce dernier, il tenait ses yeux fixés à terre au lieu de se regarder dans une glace. Lui aussi souriait fréquemment, mais ses sourires avaient une expression féroce et ne ressemblaient nullement à des risettes préparées pour le public. Évidemment je n’aurais rien gagné à m’adresser à lui. Ce personnage, convenablement vêtu, paraissait âgé d’une quarantaine d’années; il était petit, chauve, et porteur d’une barbe grisonnante. Je remarquai surtout qu’à chaque tour qu’il faisait dans la chambre, il levait le bras droit en l’air, brandissait son poing fermé au-dessus de sa tête, et l’abaissait brusquement comme pour assommer un ennemi imaginaire. Il exécutait ce geste à chaque instant. Une sensation de malaise commençait à m’envahir; je courus entendre Karmazinoff.
III
Dans la salle, les choses semblaient devoir prendre une mauvaise tournure. Je le déclare d’avance: je m’incline devant la majesté du génie; mais pourquoi donc nos grands hommes, arrivés au terme de leur glorieuse carrière, se comportent-ils parfois comme de vrais gamins? Pourquoi Karmazinoff se présenta-t-il avec la morgue de cinq chambellans? Est-ce qu’on peut tenir, une heure durant, un public comme le nôtre attentif à la lecture d’un seul article? J’ai remarqué qu’en général, dans les matinées littéraires, un écrivain, quel que soit son mérite, joue très gros jeu s’il prétend se faire écouter plus de vingt minutes. À la vérité, lorsque le grand romancier se montra, il fut très respectueusement accueilli: les vieillards mêmes les plus gourmés manifestèrent une curiosité sympathique, et chez les dames il y eut comme de l’enthousiasme. Toutefois on applaudit peu et sans conviction. En revanche, la foule assise aux derniers rangs se tint parfaitement tranquille jusqu’au moment où Karmazinoff prit la parole, et, si alors une manifestation inconvenante se produisit, elle resta isolée. J’ai déjà dit que l’écrivain avait une voix trop criarde, un peu féminine même, et que de plus il susseyait d’une façon tout aristocratique. À peine venait-il de prononcer quelques mots qu’un auditeur, probablement mal élevé et doué d’un caractère gai, se permit de rire aux éclats. Du reste, loin de faire chorus avec ce malappris, les assistants s’empressèrent de lui imposer le silence. Mais voilà que Karmazinoff déclare en minaudant que «d’abord il s’était absolument refusé à toute lecture» (il avait bien besoin de dire cela!). «Il y a des lignes qui jaillissent des plus intimes profondeurs de l’âme et qu’on ne peut sans profanation livrer au public» (eh bien, alors pourquoi les lui livrait-il?); «mais force lui a été de céder aux instances dont on l’a accablé, et comme, de plus, il dépose la plume pour toujours et a juré de ne plus rien écrire, eh bien, il a écrit cette dernière chose; et comme il a juré de ne plus rien lire en public, il lira au public ce dernier article»; et patati et patata.
Mais tout cela aurait encore passé, car qui ne connaît les préfaces des auteurs? J’observai pourtant que cet exorde était maladroit, alors qu’on s’adressait à un public comme le nôtre, c’est-à-dire peu cultivé et en partie composé d’éléments turbulents. N’importe, tout aurait été sauvé si Karmazinoff avait lu une petite nouvelle, un court récit dans le genre de ceux qu’il écrivait autrefois, et où, à côté de beaucoup de manière et d’afféterie, on trouvait souvent de l’esprit. Au lieu de cela, il nous servit une rapsodie interminable. Mon Dieu, que n’y avait-il pas là-dedans? C’était à faire tomber en catalepsie le public même de Pétersbourg, à plus forte raison le nôtre. Figurez-vous près de deux feuilles d’impression remplies par le bavardage le plus prétentieux et le plus inutile; pour comble, ce monsieur avait l’air de lire à contre-cœur et comme par grâce, ce qui devait nécessairement froisser l’auditoire. Le thème… Mais qui pourrait en donner une idée? C’étaient des impressions, des souvenirs. Impressions de quoi? Souvenirs de quoi? Nos provinciaux eurent beau se torturer l’esprit pendant toute la première partie de la lecture, ils n’y comprirent goutte; aussi n’écoutèrent-ils la seconde que par politesse. À la vérité, il était beaucoup parlé d’amour, de l’amour du génie pour une certaine personne, mais j’avoue que cela n’avait pas très bonne grâce. À mon avis, ce petit homme bedonnant prêtait un peu au ridicule en racontant l’histoire de son premier baiser… Comme de juste, ces amours ne ressemblent pas à celles de tout le monde, elles sont encadrées dans un paysage tout particulier. Là croissent des genêts. (Étaient-ce bien des genêts? En tout cas, c’était une plante qu’il fallait chercher dans un livre de botanique.) Le ciel a une teinte violette que sans doute aucun mortel n’a jamais vue, c’est-à-dire que tous l’ont bien vue, mais sans la remarquer, «tandis que moi», laisse entendre Karmazinoff, «je l’ai observée et je vous la décris, à vous autres imbéciles, comme la chose la plus ordinaire». L’arbre sous lequel les deux amants sont assis est d’une couleur orange. Ils se trouvent quelque part en Allemagne. Soudain ils aperçoivent Pompée ou Cassius la veille d’une bataille, et le froid de l’extase pénètre l’intéressant couple. On entend le chalumeau d’une nymphe cachée dans les buissons. Glück, dans les roseaux, se met à jouer du violon. Le morceau qu’il joue est nommé en toutes lettres, mais personne ne le connaît, en sorte qu’il faut se renseigner à ce sujet dans un dictionnaire de musique. Sur ces entrefaites, le brouillard s’épaissit, il s’épaissit au point de ressembler plutôt à un million de coussins qu’à un brouillard. Tout d’un coup la scène change: le grand génie traverse le Volga en hiver au moment du dégel. Deux pages et demie de description. La glace cède sous les pas du génie qui disparaît dans le fleuve. Vous le croyez noyé? Allons donc! Tandis qu’il est en train de boire une tasse, devant lui s’offre un glaçon, un tout petit glaçon, pas plus gros qu’un pois, mais pur et transparent «comme une larme gelée», dans lequel se reflète l’Allemagne, ou, pour mieux dire, le ciel de l’Allemagne. «À cette vue, je me rappelai la larme qui, tu t’en souviens, jaillit de tes yeux lorsque nous étions assis sous l’arbre d’émeraude et que tu t’écriais joyeusement: «Il n’y pas de crime!» – Oui, dis-je à travers mes pleurs, mais s’il en est ainsi, il n’y a pas non plus de justes. Nous éclatâmes en sanglots et nous nous séparâmes pour toujours.» – Le glaçon continue sa route vers la mer, le génie descend dans des cavernes; après un voyage souterrain de trois années, il arrive à Moscou, sous la tour de Soukhareff. Tout à coup, dans les entrailles du sol, il aperçoit une lampe, et devant la lampe un ascète. Ce dernier est en prière. Le génie se penche vers une petite fenêtre grillée, et soudain il entend un soupir. Vous pensez que c’est l’ascète qui a soupiré? Il s’agit bien de votre ascète! Non, ce soupir rappelle tout simplement au génie le premier soupir de la femme aimée, «trente-sept ans auparavant, lorsque, tu t’en souviens, en Allemagne, nous étions assis sous l’arbre d’agate, et que tu me disais: «À quoi bon aimer? Regarde, l’ombre grandit autour de nous, et j’aime, mais l’ombre cessera de grandir et je cesserai d’aimer.» Alors le brouillard s’épaissit encore. Hoffmann apparaît, une nymphe exécute une mélodie de Chopin, et tout à coup à travers le brouillard on aperçoit, au-dessus des toits de Rome, Ancus Marcius couronné de lauriers… «Un frisson d’extase nous courut dans le dos, et nous nous séparâmes pour toujours», etc., etc. En un mot, il se peut que mon compte rendu ne soit pas d’une exactitude absolue, mais je suis sûr d’avoir reproduit fidèlement le fond de ce bavardage. Et enfin quelle passion chez nos grands esprits pour la calembredaine pompeuse! Les grands philosophes, les grands savants, les grands inventeurs européens, – tous ces travailleurs intellectuels ne sont décidément pour notre grand génie russe que des marmitons qu’il emploie dans sa cuisine. Il est le maître dont ils attendent les ordres chapeau bas. À la vérité, sa raillerie hautaine n’épargne pas non plus son pays, et rien ne lui est plus agréable que de proclamer devant les grands esprits de l’Europe la banqueroute complète de la Russie, mais quant à lui-même – non, il plane au-dessus de tous ces éminents penseurs européens; ils ne sont bons qu’à lui fournir des matériaux pour ses concetti. Il prend une idée à l’un d’eux, l’accouple à son contraire et le tour est fait. Le crime existe, le crime n’existe pas; il n’y a pas de justice, il n’y a pas de justes; l’athéisme, le darwinisme, les cloches de Moscou… Mais, hélas! il ne croit plus aux cloches de Moscou; Rome, les lauriers… Mais il ne croit même plus aux lauriers… Ici l’accès obligé de spleen byronien, une grimace de Heine, une boutade Petchorine, – et la machine repart… «Du reste, louez-moi, louez-moi, j’adore les éloges; si je dis que je dépose la plume, c’est pure coquetterie de ma part; attendez, je vous ennuierai encore trois cents fois, vous vous fatiguerez de me lire…»