Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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– C’est dommage aussi que nous soyons devenus stupides, murmura Stavroguine, et il se remit en marche.
– Écoutez, j’ai vu moi-même un enfant de six ans qui ramenait au logis sa mère ivre, et elle l’accablait de grossières injures. Vous pensez si cela m’a fait plaisir? Quand nous serons les maîtres, eh bien, nous les guérirons… si besoin est, nous les relèguerons pour quarante ans dans une Thébaïde… Mais maintenant la débauche est nécessaire pendant une ou deux générations, – une débauche inouïe, ignoble, sale, voilà ce qu’il faut! Pourquoi riez-vous? Je ne suis pas en contradiction avec moi-même, mais seulement avec les philanthropes et le chigalévisme. Je suis un coquin, et non un socialiste. Ha, ha, ha! C’est seulement dommage que le temps nous manque. J’ai promis à Karmazinoff de commencer en mai et d’avoir fini pour la fête de l’Intercession. C’est bientôt? Ha, ha! Savez-vous ce que je vais vous dire, Stavroguine? jusqu’à présent le peuple russe, malgré la grossièreté de son vocabulaire injurieux, n’a pas connu le cynisme. Savez-vous que le serf se respectait plus que Karmazinoff ne se respecte? Battu, il restait fidèle à ses dieux, et Karmazinoff a abandonné les siens.
– Eh bien, Verkhovensky, c’est la première fois que je vous entends, et votre langage me confond, dit Nicolas Vsévolodovitch; – ainsi, réellement, vous n’êtes pas un socialiste, mais un politicien quelconque… un ambitieux?
– Un coquin, un coquin. Vous désirez savoir qui je suis? Je vais vous le dire, c’est à cela que je voulais arriver. Ce n’est pas pour rien que je vous ai baisé la main. Mais il faut que le peuple croie que nous seuls avons conscience de notre but, tandis que le gouvernement «agite seulement une massue dans les ténèbres et frappe sur les siens». Eh! si nous avions le temps! Le malheur, c’est que nous sommes pressés. Nous prêcherons la destruction… cette idée est si séduisante! Nous appellerons l’incendie à notre aide… Nous mettrons en circulation des légendes… Ces «sections» de rogneux auront ici leur utilité. Dès qu’il y aura un coup de pistolet à tirer, je vous trouverai dans ces mêmes «sections» des hommes de bonne volonté qui même me remercieront de les avoir désignés pour cet honneur. Eh bien, le désordre commencera! Ce sera un bouleversement comme le monde n’en a pas encore vu… La Russie se couvrira de ténèbres, la terre pleurera ses anciens dieux… Eh bien, alors nous lancerons… qui?
– Qui?
– Le tzarévitch Ivan.
– Qui?
– Le tzarévitch Ivan; vous, vous!
Stavroguine réfléchit une minute.
– Un imposteur? demanda-t-il tout à coup en regardant avec un profond étonnement Pierre Stépanovitch. – Eh! ainsi voilà enfin votre plan!
– Nous dirons qu’il «se cache», susurra d’une voix tendre Verkhovensky dont l’aspect était, en effet, celui d’un homme ivre. – Comprenez-vous la puissance de ces trois mots: «il se cache»? Mais il apparaîtra, il apparaîtra. Nous créerons une légende qui dégotera celle des Skoptzi [22]. Il existe, mais personne ne l’a vu. Oh! quelle légende on peut répandre! Et, surtout, ce sera l’avènement d’une force nouvelle dont on a besoin, après laquelle on soupire. Qu’y a-t-il dans le socialisme? Il a ruiné les anciennes forces, mais il ne les a pas remplacées. Ici il y aura une force, une force inouïe même! Il nous suffit d’un levier pour soulever la terre. Tout se soulèvera!
– Ainsi c’est sérieusement que vous comptiez sur moi? fit Stavroguine avec un méchant sourire.
– Pourquoi cette amère dérision? Ne m’effrayez pas. En ce moment je suis comme un enfant, c’est assez d’un pareil sourire pour me causer une frayeur mortelle. Écoutez, je ne vous montrerai à personne: il faut que vous soyez invisible. Il existe mais personne ne l’a vu, il se cache. Vous savez, vous pourrez vous montrer, je suppose, à un individu sur cent mille. «On l’a vu, on l’a vu», se répétera-t-on dans tout le pays. Ils ont bien vu «de leurs propres yeux» Ivan Philippovitch [23], le dieu Sabaoth, enlevé au ciel dans un char. Et vous, vous n’êtes pas Ivan Philippovitch, vous êtes un beau jeune homme, fier comme un dieu, ne cherchant rien pour lui, paré de l’auréole du sacrifice, «se cachant». L’essentiel, c’est la légende! Vous les fascinerez, un regard de vous fera leur conquête. Il apporte une vérité nouvelle et «il se cache». Nous rendrons deux ou trois jugements de Salomon dont le bruit se répandra partout. Avec des sections et des quinquévirats, pas besoin de journaux! Si, sur dix mille demandes, nous donnons satisfaction à une seule, tout le monde viendra nous solliciter. Dans chaque canton, chaque moujik saura qu’il y a quelque part un endroit écarté où les suppliques sont bien accueillies. Et la terre saluera l’avènement de la «nouvelle loi», de la «justice nouvelle», et la mer se soulèvera, et la baraque s’écroulera, et alors nous aviserons au moyen d’élever un édifice de pierre, – le premier! c’est nous qui le construirons, nous, nous seuls!
– Frénésie! dit Stavroguine.
– Pourquoi, pourquoi ne voulez-vous pas? Vous avez peur? C’est parce que vous ne craignez rien que j’ai jeté les yeux sur vous. Mon idée vous paraît absurde, n’est-ce pas? Mais, pour le moment, je suis encore un Colomb sans Amérique: est-ce qu’on trouvait Colomb raisonnable avant que le succès lui eût donné raison?
Nicolas Vsévolodovitch ne répondit pas. Arrivés à la maison Stavroguine, les deux hommes s’arrêtèrent devant le perron.
– Écoutez, fit Verkhovensky en se penchant à l’oreille de Nicolas Vsévolodovitch: – je vous servirai sans argent: demain j’en finirai avec Marie Timoféievna… sans argent, et demain aussi je vous amènerai Lisa. Voulez-vous Lisa, demain?
Stavroguine sourit: «Est-ce que réellement il serait devenu fou?» pensa-t-il.
Les portes du perron s’ouvrirent.
– Stavroguine, notre Amérique? dit Verkhovensky en saisissant une dernière fois la main de Nicolas Vsévolodovitch.
– À quoi bon? répliqua sévèrement celui-ci.
– Vous n’y tenez pas, je m’en doutais! cria Pierre Stépanovitch dans un violent transport de colère. – Vous mentez, aristocrate vicieux, je ne vous crois pas, vous avez un appétit de loup!… Comprenez donc que votre compte est maintenant trop chargé et que je ne puis vous lâcher! Vous n’avez pas votre pareil sur la terre! Je vous ai inventé à l’étranger; c’est en vous considérant que j’ai songé à ce rôle pour vous. Si je ne vous avais pas vu, rien ne me serait venu à l’esprit!…
Nicolas Vsévolodovitch monta l’escalier sans répondre.
– Stavroguine! lui cria Verkhovensky, – je vous donne un jour… deux… allons, trois; mais je ne puis vous accorder un plus long délai, il me faut votre réponse d’ici à trois jours!