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Un Crime

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Un Crime
Название: Un Crime
Автор: Bernanos Georges
Дата добавления: 16 январь 2020
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Un Crime - читать бесплатно онлайн , автор Bernanos Georges

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Premiere partie.

I.

– Qui va là? C’est toi, Phémie?

Mais il était peu probable que la sonneuse vînt si tard au presbytère. Sous la fenêtre, le regard anxieux de la vieille bonne ne pouvait guère voir plus loin que le premier tournant de l’allée; le petit jardin se perdait au-delà, dans les ténèbres.

– C’est-i vous, Phémie! reprit-elle sans conviction, d’une voix maintenant tout à fait tremblante.

Elle n’osait plus fermer la fenêtre, et pourtant le sourd roulement du vent au fond de la vallée grandissant de minute en minute comme chaque soir, ne s’apaiserait qu’avec les premiers brouillards de l’aube. Mais elle redoutait plus que la nuit l’odeur fade de cette maison solitaire pleine des souvenirs d’un mort. Un long moment, ses deux mains restèrent crispées sur le montant de la fenêtre; elle dut faire effort pour les desserrer. Comme ses doigts s’attardaient encore sur l’espagnolette, elle poussa un cri de terreur.

– Dieu! que vous m’avez fait crainte. Par où que vous êtes montée, sans plus de bruit qu’une belette, mams’elle Phémie?

La fille répondit en riant:

– Ben, par le lavoir, donc. Drôle de gardienne que vous faites, sans reproche, mademoiselle Céleste! On entre ici comme dans le moulin du père Anselme, parole d’honneur.

Sans attendre la réponse, elle prit une tasse sur l’étagère et se mit tranquillement en demeure de la remplir de genièvre.

– Vous allez tout de même pas me boire ma goutte?

– On voit bien que vous restez là au chaud, mademoiselle Céleste. Le vent vient de tourner du côté des Trois-Évêques. Il m’a autant dire cinglé les os. Y a pas de fichu qui tienne là-contre!

Elle s’essuya les lèvres à son tablier, cracha poliment dans les cendres, et reprit d’un ton où la vieille femme méfiante crut sentir un léger malaise, dont elle ne s’expliqua pas d’abord la cause:

– Vaudrait mieux vous coucher, mademoiselle Céleste, votre curé est depuis longtemps sous ses draps, vous pouvez me croire. Pensez! La moto du messager vient d’arriver chez Merle. Paraît que la brume descendait derrière lui presque aussi vite… Il ne passera plus une voiture d’ici demain par les cols.

– Savoir, ma petite. Un jeune curé, sa première paroisse, voyez-vous, y a pas plus simple, plus naïf. Avec ça, ces gens de Grenoble, ils ne connaissent rien à nos montagnes. Écoutez…

Le ciel venait de vibrer d’un seul coup, presque sans bruit, du moins perceptible à l’oreille, et pourtant la terre parut en frémir jusque dans ses profondeurs, comme du battant d’une énorme cloche de bronze.

– Le vent vient de tourner encore un peu plus au nord, ma fine. Le voilà qui passe entre les Aiguilles Noires. Nous aurons du froid.

Elle remplit sa tasse, la choqua contre celle de Phémie et, de sa voix toujours un peu sifflante, elle reprit entre ses dents noires:

– Ça ne présage rien de bon.

– Tiens, mademoiselle Céleste, voilà que vous fumez la pipe à ct’heure?

– Touchez pas! dit la vieille.

Ses deux mains maigres et brunies, couleur de chanvre, aussi agiles que des mains de singe, volèrent à travers la table, et elle rapprocha d’elle l’assiette à fleurs, la tint si serrée contre sa poitrine que les plis de son caraco la recouvrirent presque tout entière.

– Qu’est-ce qui vous prend? C’est-i donc sacré, une pipe?

– C’était la sienne, dit la servante. Il l’a posée là, telle quelle, deux heures avant de finir, juste. Vous allez me croire folle, mams’elle Phémie, mais j’ai pas osé la toucher depuis. Tenez: elle est encore toute bourrée. Des fois, aujourd’hui, en cirant les meubles, je me retournais, je croyais voir le plat vide, avec une de ses grosses mains dessus, qu’avaient tellement enflé dans les derniers jours… Oh! j’ai pas peur des morts, non. Mais notre ancien curé, voyez-vous, ça ne doit pas être un mort comme les autres.

Elle repoussa l’assiette au milieu de la table, avec précaution, revint s’asseoir sur sa chaise, dans l’ombre.

– En voilà deux, tout de même, deux curés que je vois mourir ici.

– Baste, le jeune aura bientôt fait de guérir vos humeurs noires… Est-il vraiment si jeune que ça, mams’elle Céleste?

– Oui… enfin, du moins je le suppose. Dans les vingt-cinq ou trente, peut-être? Les gens prétendent qu’il vient d’ailleurs, très loin, d’un autre diocèse, comme ils disent. Mais pour en savoir plus, bernique! Aucun de ces messieurs du canton ne le connaît. Avec eux, ma fine, ça va être dur!

– Vingt-cinq ou trente, pensez! A-t-il seulement l’idée d’une espèce de paroisse perdue comme voilà celle-ci à dix lieues de la ville et des routes? Parlez-moi des routes! On pourrait y crever sans confession, cinq mois sur douze. Rappelez-vous la mort du fils Duponchel, et l’auto des Parisiens qu’a capoté l’année dernière… Brr… Je le plains, moi, ce pauvre garçon.

– Ce garçon, grogna la vieille en haussant les épaules. Voyez comme elle a dit ça, l’effrontée!

– Ben oui, quoi, un garçon! Et si fiérot qu’il soit, mademoiselle Céleste, sûr et certain qu’il n’en mènera pas large demain, quand il rendra visite à M. le maire. Pensez qu’ils ont attendu sur la place deux heures durant, et par une bise!… Et quand la patache est arrivée, pas plus de curé que sur ma main, c’est pas croyable.

– Possible qu’il aura été retenu à Grenoble. Son bagage est déjà là depuis mardi. Oh! rien… du moins pas grand-chose: deux malles et une grande caisse de bois, mais d’un lourd. Des livres, probable.

– Enfin, vous le prendrez quand il arrivera… I faut pas se mettre la tête sens dessus dessous; il n’y a pas de quoi s’affoler, mademoiselle Céleste. Je m’en vas vous souhaiter le bonsoir. Couchez-vous donc au chaud près du poêle, une nuit est bientôt passée.

Le regard de la vieille se fit tout à coup suppliant.

– Écoutez, ma fine, pourquoi ne s’arrangerait-on pas cette nuit, nous deux, gentiment? J’ai un peu de jambon fumé dans la cave et nous ferons des grogs bien chauds, bien sucrés… Voyez-vous ça, la langue vous en démange déjà… Dites pas non.

La fille l’écoutait les yeux brillants, avec un singulier petit rire dans la gorge.

– Et qu’est-ce qu’elle penserait, ma tante, mams’elle Céleste? Justement qu’elle m’attendait ce soir pour mettre notre boisson en bouteilles. Mais… Mais attendez, on peut encore s’entendre, je m’en vas vous poser mes conditions.

– Quelles conditions? demanda la vieille d’une voix soupçonneuse. Faut pas vous moquer de moi, ma fine!

La sonneuse avait déjà posé la main sur la poignée de la porte.

– La pipe, dit-elle en éclatant d’un rire forcé qu’elle prolongea bien au-delà du temps nécessaire, je veux fumer la pipe du mort!

Elle fit quelques pas vers la table, sautant d’un pied sur l’autre, tantôt riant à grand bruit, tantôt fronçant les lèvres, comme si elle eût déjà tenu dans sa bouche cette pipe extraordinaire. La vieille essayait gauchement de partager sa gaieté, sans réussir à donner à ses traits une autre expression que celle d’une terreur servile, que trahissait d’ailleurs aussi, à chaque nouveau regard de la fille vers l’assiette à fleurs, le geste involontaire, vite réprimé, des deux petites mains grises.

– C’est pas sérieux, voyons, mams’elle Phémie, soupira-t-elle humblement. Je vous répète: qu’est-ce que vous diriez d’un bon grog tout de suite? Je vas faire chauffer l’eau.

Mais la sonneuse finit par s’arrêter à bout de souffle, et nouant son fichu sur la poitrine:

– Non, vrai, mams’elle Céleste, j’peux pas laisser ma tante dans l’embarras… À moins que…

Les yeux brillaient de malice, et elle évitait exprès le regard de la servante.

– Si le vent ne fraîchit pas trop, je viendrai peut-être vous réveiller cette nuit, pour l’histoire de rire, dit-elle.

– Alors vous resterez à la porte, ma fine, riposta la vieille désespérée, je n’ouvre à personne. À personne! entendez-vous! cria-t-elle encore une fois du haut de l’escalier. À pers…

Mais le vent, s’engouffrant brusquement dans le couloir ténébreux, lui coupa la parole:

– Vous auriez pu au moins fermer votre porte, maudite!…

Les socques de Phémie claquaient déjà sur le sol dur de l’allée. Céleste descendit les marches une à une, le dos au mur, tenant des deux mains sa jupe que le courant d’air gonflait comme une cloche. Une seconde d’accalmie entre deux bouffées rageuses lui permit de repousser l’énorme battant de chêne. La colère, sans dissiper tout à fait ses craintes, l’avait du moins dégourdie. Elle alluma la lampe du vestibule et résolut d’inspecter chaque pièce, avant d’aller s’étendre sur la paillasse.

Certes, nul recoin de cette maison qui ne lui fût familier, et pourtant elle la parcourut du haut en bas avec une inquiétude inexplicable. À sa grande surprise, la chambre du mort où elle n’entrait d’ordinaire qu’avec répugnance lui parut la seule pièce où elle pût goûter, ce soir, une espèce de sécurité. Un moment même, elle forma le dessein d’y traîner son matelas, puis le jugea trop lourd et, de son pas menu, trotta jusqu’à la cuisine pour y vérifier la fermeture des volets. La lampe du vestibule, dont elle avait baissé la mèche, répandait dans toute la pièce, avec l’odeur du pétrole, une légère fumée encore invisible mais qui la fit tousser plusieurs fois. Si légèrement que glissassent ses pantoufles de feutre, leur frottement sur le parquet lui en parut à la longue insupportable, et elle revint s’asseoir à sa table, la tête entre ses mains, vaguement attentive aux grands remous du vent dans la vallée, au balancement régulier, aussi régulier que le double battement d’un cœur d’homme et qui, depuis soixante années, avait tant de fois bercé son sommeil.

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