Un Crime
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Le nouveau curé de Mégère est dans son lit, enveloppé d’une écharpe de laine noire qui se croise à la hauteur de la poitrine et fait plusieurs fois le tour de ses hanches. Une couverture est jetée sur les jambes et il tient son bréviaire d’une main, tandis que l’autre caresse le front de l’enfant, y dessine vaguement une croix.
– Comment vous appelez-vous? dit-il.
– Gaspard André.
Ce vous fait monter un peu de sang aux joues du petit garçon. L’instituteur lui-même le tutoie toujours, sauf une fois l’an, à la visite de M. l’inspecteur.
– Votre nom de famille?
– Gaspard.
– Alors vous devez dire André Gaspard. André, je regrette que vous vous soyez dérangé inutilement ce matin. Peut-être savez-vous que…
– Oui, oui, monsieur le curé, commença l’enfant, les yeux brillants de plaisir sous les paupières baissées.
Mais le prêtre mit un doigt sur sa bouche.
– Chut! ne parlons pas de ces choses horribles. Hélas! vous ne vous y intéressez que trop. Il faut tâcher d’écarter tout cela de votre pensée, mon ami.
Ses traits se crispèrent douloureusement, tandis qu’il contemplait le mince visage tourné vers lui avec une sorte de compassion paternelle.
– Regardez-moi, fit-il de sa voix calme, regardez-moi dans les yeux, tout droit, n’ayez pas peur. Lorsque Dieu nous met en présence d’un maître, l’avenir peut dépendre d’un premier regard bien franc, bien net. Sinon, que ne risque-t-on pas! Nous sommes destinés à travailler ensemble, mon enfant. «Destinés», comprenez-vous? Le destin – réfléchissez un peu à cela – c’est un beau mot, un mot divin, de ces mots qu’un petit garçon doit comprendre; les mots divins sont faits à son usage, ce sont des mots innocents.
Ses yeux n’avaient pas quitté ceux du clergeon, qui ne les évitait plus, croyait y voir naître et s’effacer peu à peu, ainsi que dans une eau profonde et pure, chacune de ces paroles dont le sens échappait à son esprit, mais qui réchauffaient si délicieusement son cœur.
– Oui, poursuivit le prêtre, comme s’il répondait à sa pensée secrète, oui tout cela doit vous paraître très obscur. À votre âge, la vie semble un jeu, une longue série de chances heureuses ou non. L’expérience se chargera de vous détromper. Ce que vous devez graver dès maintenant dans votre âme, c’est l’idée que rien de ce qui arrive n’arrive en vain. Après quoi, nous nous aiderons mutuellement, nous serons amis, amis pour toujours. Savez-vous un peu de latin?
– Non, monsieur le curé.
– Dommage. Un servant de messe doit aimer le latin, et qui aime le latin finit par l’apprendre, presque à son insu. L’apprendrez-vous?
– J’irai à Gap, l’automne prochain, étudier pour être…
Une pudeur singulière retint le mot sur ses lèvres. Celui qui parlait un tel langage lui semblait maintenant trop loin de lui, à une hauteur qu’il n’atteindrait jamais, même en rêve.
– Prêtre…, dit le curé de Mégère, d’une voix pleine de tendresse.
– Je l’avais deviné au premier coup d’œil, reprit-il après un long silence. Mon enfant, vous saurez plus tard comme un prêtre est seul, reste seul, même dans une bonne et honnête paroisse comme celle-ci. Alors vous comprendrez combien votre rencontre aujourd’hui m’a été douce, car je suis peut-être plus seul qu’un autre – je veux dire que vous me trouverez sans doute un peu différent de… des…
– Oh! oui, s’écria passionnément l’enfant. Le curé de Mégère sourit.
– Voyez-vous, le petit flatteur, dit-il. Différent ne signifie pas meilleur, hélas! Les curés que vous connaissez sont plus… un peu plus rudes que moi, sans doute. C’est qu’ils ont travaillé, souffert. Rudes – et non pas durs. Respectez cette rudesse, mon petit, et même leurs défauts, s’ils en ont. Ces défauts-là, le temps, le travail, les déceptions, les injustices les ont imprimés en eux, ce sont les rides de l’âme. Aimez-vous moins votre mère parce que son visage n’est plus aussi pur et aussi lisse que le vôtre?
Il ramena les pointes de son châle en frissonnant.
– Je regrette de ne pouvoir aller maintenant jusqu’à l’église, il me semble que ce ne serait guère prudent. J’ai sûrement pris la fièvre cette nuit.
– Voilà le grog de M. le curé, dit la voix de Céleste dans le couloir. Et ne vous fatiguez pas tant!
Elle posa sur la table le bol bouillant, toisa le clergeon du même regard empirique, infaillible dont elle estimait le poids d’un poulet de grain, haussa les épaules et sortit. Le curé de Mégère attendit patiemment que le bruit des socques sur le pavé l’avertît que la servante avait quitté son poste d’observation derrière la porte.
– Il faudra vous réconcilier avec Mlle Céleste, dit-il avec un sourire complice. Je vous y aiderai. Les vieilles gens sont plus faciles à séduire qu’on pense. Il suffit de paraître tenir compte de leur avis sans… oh! ce n’est qu’une ruse innocente. Ici, André, vous n’aurez pas d’autre maître que moi.
Sa main caressa de nouveau le front de l’enfant, ses joues.
– Ainsi notre gouvernante, poursuivit-il avec espièglerie, voudra sûrement nous consigner à la chambre. Je n’aurai pas la cruauté de la contredire – à quoi bon? Rien n’est plus facile que sortir d’ici. Mais je n’aurai pas de secrets pour vous, aucun secret…
– À la brune, reprit-il, j’irai certainement jusqu’à l’église. Y allez-vous très souvent?
– Quelquefois.
– Ce n’est pas assez. Nous sommes de pauvres gens, de très pauvres gens, nous n’aimons pas le bon Dieu aussi naturellement que nous nous aimons nous-mêmes, le péché originel le veut ainsi: s’en irriter ne servirait à rien. Mais nous pouvons prendre l’habitude de la prière, la prière devient une habitude – une chère – la plus chère de nos habitudes. Quand vous serez prêtre…
Il s’arrêta sur ce mot, comme s’y était arrêté le petit clergeon et avec la même pudeur émouvante. Il reprit à voix plus basse encore:
– Vous m’attendrez à l’entrée du jardin dès la tombée du jour. C’est l’heure à laquelle Mlle Céleste fait ses courses, si je l’en crois du moins. Ne vous parais-je pas bien craintif?
– Oh, non! se récria l’enfant. Vous n’avez pas l’air de ça. Je voudrais…
Il avait commencé dans un élan de tout son être et s’arrêta brusquement, rouge de honte et de plaisir. Une fois de plus, il croyait lire sa pensée au fond du regard si calme.
– Je voudrais vous ressembler un jour, termina tranquillement le curé de Mégère. N’est-ce pas cela que vous alliez dire?
– Oui, balbutia le petit clergeon.
Il cherchait une parole qui exprimât sa merveilleuse surprise et ne la trouvait pas. La solitude exaltée où s’était nourri si longtemps son jeune orgueil parmi ces hommes grossiers qu’il redoutait et méprisait à la fois, ne serait pas rompue en un jour, mais il la sentait toute prête à céder, à s’ouvrir, ainsi qu’un mur battu par la mer. Toute parole eût d’ailleurs paru vile à son cœur comblé. Ses longs yeux s’emplirent de larmes.
Le prêtre parut ne pas les voir, et aussitôt l’enfant ne put les retenir, elles inondèrent ses joues. Il se pencha sur la main du curé de Mégère, la baisa. Puis il resta la face enfouie dans les plis de la couverture sans oser faire un mouvement.
– Et maintenant, reprit le prêtre après un long silence, je puis vous parler plus librement de… des… enfin de ce drame affreux… Madame… mademoiselle… notre sonneuse, je crois?
– Mamzelle Phémie?
– C’est cela même. Mlle Phémie est venue nous apprendre au petit jour que la police avait découvert deux cadavres. Deux cadavres! Dieu l’a ainsi voulu. Comment aurais-je pu intervenir plus tôt?
– Deux cadavres, répéta l’enfant. Je croyais… Le curé de Mégère l’interrogea du regard.
– Que croyez-vous?
– Ils disaient tout à l’heure que… que l’homme était encore en vie.
– En vie!… reprit le prêtre d’une voix profonde, presque sinistre. Madame Céleste!
La servante parut aussitôt.
– Madame Céleste, est-il vrai que…
Il n’eut pas besoin d’ajouter un mot. La vieille fille après avoir jeté sur le plafond un regard suppliant, se mit à trembler comme la feuille.
– Vous m’avez menti, continua le prêtre, vous le saviez…
– Ce n’était qu’un bruit, balbutia la pauvre femme, on dit tant de choses. La gendarmerie est sur les lieux depuis cinq heures. Paraît qu’on ne laisse plus passer personne.
Tandis qu’elle parlait, le curé de Mégère enfilait ses gros souliers encore humides.
Ainsi vêtu d’un maillot de laine beaucoup trop large pour lui, dont les plis tombaient sur sa poitrine et d’un pantalon gris serré aux genoux, il n’était pas très différent d’un de ces sportifs sans âge que le village voyait revenir chaque année à la fin du printemps et qui – n’étaient leurs visages marqués de rides volontaires – ressemblaient assez à des demoiselles. Toujours aussi simplement, sans mot dire, il alla chercher sa soutane qu’il avait pliée soigneusement sur le dossier de l’unique chaise. Au moment de sortir, il s’arrêta devant la servante et brusquement le sourire revint sur ses lèvres.