Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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III
– Aïe, ici! fit Prascovie Ivanovna en indiquant un fauteuil près de la table, puis elle s’assit péniblement avec le secours de Maurice Nikolaïévitch; sans ses jambes, matouchka, je ne m’assiérais pas chez vous! ajouta-t-elle d’un ton fielleux.
Barbara Pétrovna leva un peu la tête, sa physionomie exprimait la souffrance; elle appliqua les doigts de sa main droite contre sa tempe, où elle sentait évidemment un tic douloureux.
– Qu’est-ce que tu dis, Prascovie Ivanovna? Pourquoi ne t’assiérais-tu pas chez moi? Ton défunt mari m’a témoigné toute sa vie une sincère amitié; toi et moi, à la pension, nous avons joué ensemble à la poupée, étant gamines.
Prascovie Ivanovna se mit à agiter les bras.
– J’en étais sûre! La pension vous sert toujours d’entrée en matière quand vous vous préparez à me dire des choses désagréables, c’est votre truc.
– Décidément, tu es mal disposée aujourd’hui; comment vont tes jambes? On va t’apporter du café, bois-en une tasse, je t’en prie, et ne te fâche pas.
– Matouchka, Barbara Pétrovna, vous me traitez tout à fait comme une petite fille. Je ne veux pas de café, voilà!
Et, quand le domestique s’approcha d’elle pour la servir, elle le repoussa d’un geste brutal. (Du reste, sauf Maurice Nikolaïévitch et moi, tout le monde refusa de prendre du café. Stépan Trophimovitch, qui en avait d’abord accepté, laissa sa tasse sur la table; Marie Timoféievna aurait bien voulu en avoir encore, déjà même elle tendait la main, mais le sentiment des convenances lui revint, et elle refusa, visiblement satisfaite de cette victoire sur elle-même.)
Un sourire venimeux plissa les lèvres de Barbara Pétrovna.
– Sais-tu une chose, ma chère Prascovie Ivanovna? Tu es sûrement venue ici avec une idée que tu t’es encore mise dans la tête. Toute ta vie tu n’as vécu que par l’imagination. Tout à l’heure, quand j’ai parlé de la pension, tu t’es fâchée, mais te rappelles-tu le jour où tu es venue raconter à toute la classe que le hussard Chablykine t’avait demandée en mariage? Madame Lefébure t’a alors convaincue de mensonge, et pourtant tu ne mentais pas, tu t’étais simplement fourré dans l’esprit une chimère qui te faisait plaisir. Eh bien, parle, qu’est-ce que tu as maintenant? Qu’as-tu encore imaginé pour être si mécontente?
– Et vous, à la pension, vous vous êtes amourachée du pope qui enseignait la loi divine, vous devez vous souvenir de cela aussi, puisque vous avez si bonne mémoire! ha, ha, ha!
Elle eut un rire sardonique auquel succéda un accès de toux.
– Ah! tu n’as pas oublié le pope… reprit Barbara Pétrovna en lançant à son interlocutrice un regard haineux.
Son visage était devenu vert. Prascovie Ivanovna prit tout à coup un air de dignité.
– Maintenant, matouchka, je n’ai pas envie de rire, je désire savoir pourquoi devant toute la ville vous avez mêlé ma fille à votre scandale, voilà pourquoi je suis venue.
Barbara Pétrovna se redressa brusquement.
– À mon scandale? fit-elle d’une voix menaçante.
– Maman, je vous prie de veiller davantage sur vos expressions, observa soudain Élisabeth Nikolaïevna.
– Comment as-tu dit? répliqua la mère, qui allait de nouveau commencer une mercuriale, mais qui s’arrêta court devant le regard étincelant de sa fille.
– Comment avez-vous pu, maman, parler de scandale? continua en rougissant Lisa; – je suis venue ici de moi-même, avec la permission de Julie Mikhaïlovna, parce que je voulais connaître l’histoire de cette malheureuse, pour lui être utile.
– «L’histoire de cette malheureuse!» répéta ironiquement Prascovie Ivanovna; – quel besoin as-tu de t’immiscer dans de pareilles «histoires»? Oh! matouchka! Nous en avons assez, de votre despotisme, poursuivit-elle avec rage en se tournant vers Barbara Pétrovna. – On dit, à tort ou à raison, que vous teniez toute cette ville sous votre joug, mais il paraît que vos beaux jours sont passés!
Barbara Pétrovna était comme une flèche prête à partir. Immobile, elle regarda sévèrement pendant dix secondes Prascovie Ivanovna.
– Allons, prie Dieu, Prascovie, pour que toutes les personnes ici présentes soient des gens sûrs, dit-elle enfin avec une tranquillité sinistre, – tu as beaucoup trop parlé.
– Moi, ma mère, je n’ai pas si peur que d’autres de l’opinion publique; c’est vous qui, nonobstant vos airs hautains, tremblez devant le jugement du monde. Et si les personnes ici présentes sont des gens sûrs, tant mieux pour vous.
– Tu es devenue intelligente cette semaine?
– Non, mais cette semaine la vérité s’est fait jour.
– Quelle vérité s’est fait jour cette semaine? Écoute, Prascovie Ivanovna, ne m’irrite pas, explique-toi à l’instant, je t’adjure de parler: quelle vérité s’est fait jour, et que veux-tu dire par ces mots?
Prascovie Ivanovna se trouvait dans un état d’esprit où l’homme, tout au désir de frapper un grand coup, ne s’inquiète plus des conséquences.
– Mais la voilà, toute la vérité! elle est assise là! répondit-elle en montrant du doigt Marie Timoféievna. Celle-ci, qui n’avait cessé de considérer Prascovie Ivanovna avec une curiosité enjouée, se mit à rire en se voyant ainsi désignée par la visiteuse irritée, et s’agita gaiement sur son fauteuil.
– Seigneur Jésus-Christ, ils sont tous fous! s’écria Barbara Pétrovna, qui blêmit et se renversa sur le dossier de son siège.
Sa pâleur nous alarma. Stépan Trophimovitch s’élança le premier vers elle; je m’approchai aussi; Lisa elle-même se leva, sans, du reste, s’éloigner de son fauteuil; mais nul ne manifesta autant d’inquiétude que Prascovie Ivanovna; elle se leva du mieux qu’elle put et se mit à crier d’une voix dolente:
– Matouchka, Barbara Pétrovna, pardonnez-moi ma sottise et ma méchanceté! Mais que quelqu’un lui donne au moins de l’eau!
– Ne pleurniche pas, je te prie, Prascovie Ivanovna; et vous, messieurs, écartez-vous, s’il vous plaît, je n’ai pas besoin d’eau! dit avec fermeté Barbara Pétrovna, quoique la parole eût encore peine à sortir de ses lèvres décolorées.
– Matouchka! reprit Prascovie Ivanovna un peu tranquillisée, – ma chère Barbara Pétrovna, sans doute j’ai eu tort de vous tenir un langage inconsidéré, mais toutes ces lettres anonymes dont me bombardent de petites gens m’avaient poussée à bout; si encore ils vous les adressaient, puisque c’est à propos de vous qu’ils les écrivent! moi, matouchka, j’ai une fille!
Les yeux tout grands ouverts, Barbara Pétrovna la regardait en silence et l’écoutait avec étonnement. Sur ces entrefaites, une porte latérale s’ouvrit sans bruit, et Daria Pavlovna fit son apparition. Elle s’arrêta un instant sur le seuil pour promener ses yeux autour d’elle; notre agitation la frappa. Il est probable qu’elle ne remarqua pas tout de suite Marie Timoféievna, dont personne ne lui avait annoncé la présence. Stépan Trophimovitch aperçut le premier la jeune fille; il fit un mouvement brusque et s’écria en rougissant: «Daria Pavlovna!» À ces mots, tous les regards se portèrent vers la nouvelle venue.