Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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Lisa traversa la chambre et s’arrêta en silence devant Barbara Pétrovna. Celle-ci l’embrassa, lui prit les mains et, l’écartant un peu de sa personne, la considéra avec émotion, puis elle fit le signe de la croix sur la jeune fille et se remit à l’embrasser.
– Allons, adieu, Lisa (il y avait comme des larmes dans la voix de Barbara Pétrovna), crois que je ne cesserai pas de t’aimer, quoi que te réserve désormais la destinée… Que Dieu t’assiste. J’ai toujours béni sa sainte volonté.
Elle voulait encore ajouter quelque chose, mais, faisant un effort sur elle-même, elle se tut. Lisa retournait à sa place, toujours silencieuse et pensive, quand, soudain, elle s’arrêta devant sa mère.
– Maman, je ne pars pas tout de suite, je vais encore rester un moment chez ma tante, dit-elle d’une voix douce, mais dénotant néanmoins une résolution indomptable.
– Mon Dieu, qu’est-ce que c’est? cria, en frappant ses mains l’une contre l’autre, Prascovie Ivanovna.
Lisa, sans répondre, sans même paraître entendre, alla se rasseoir dans son coin et regarda de nouveau en l’air.
Une expression de triomphe se montra sur le visage de Barbara Pétrovna.
– Maurice Nikolaïévitch, j’ai un grand service à vous demander: ayez la bonté d’aller en bas jeter un coup d’œil sur cet homme, et, s’il y a quelque possibilité de le laisser entrer, amenez-le ici.
Maurice Nikolaïévitch s’inclina et sortit. Une minute après, il revint avec M. Lébiadkine.
IV
J’ai déjà esquissé le portrait du capitaine: c’était un grand et gros gaillard de quarante ans, portant barbe et moustaches; il avait des cheveux crépus, un visage rouge et un peu bouffi, des joues flasques qui tremblaient à chaque mouvement de sa tête, et de petits yeux injectés, parfois assez malins. La pomme d’Adam était, chez lui, très saillante, ce qui ne l’avantageait pas. Mais, dans la circonstance présente, je remarquai surtout son frac et son linge propre. «Il y a des gens à qui le linge propre ne va pas», comme disait Lipoutine, un jour que Stépan Trophimovitch lui reprochait sa malpropreté. Le capitaine avait aussi des gants noirs; il était parvenu, non sans peine, à mettre à demi celui de la main gauche; quant à l’autre, il le tenait dans sa main droite, ainsi qu’un superbe chapeau rond qui, assurément, servait pour la première fois. Je pus donc me convaincre que le «frac de l’amour» dont il avait parlé la veille à Chatoff était bel et bien une réalité. Habit et linge avaient été achetés (je le sus plus tard) sur le conseil de Lipoutine, en vue de certains projets mystérieux. Il n’y avait pas à douter non plus que la visite actuelle de Lébiadkine ne fût due également à une inspiration étrangère; seul, il n’aurait pu ni en concevoir l’idée, ni la mettre à exécution dans l’espace de trois quarts d’heure, à supposer même qu’il eût été immédiatement instruit de la scène qui s’était passée sur le parvis de la cathédrale. Il n’était pas ivre, mais se trouvait dans cet état de pesanteur et d’abrutissement où vous laisse une orgie prolongée durant plusieurs jours consécutifs.
Au moment où il entrait comme une trombe dans le salon, il trébucha dès le seuil sur le tapis. Marie Timoféievna éclata de rire. Le capitaine lui lança un regard féroce et s’avança rapidement vers Barbara Pétrovna.
– Je suis venu, madame… commença-t-il d’une voix tonnante.
– Faites-moi le plaisir, monsieur, dit Barbara Pétrovna en se redressant, de vous asseoir là, sur cette chaise. Je vous entendrai fort bien de là, et je pourrai mieux vous voir.
Le capitaine s’arrêta, regarda devant lui d’un air hébété, mais revint sur ses pas et s’assit à la place indiquée, c'est-à-dire tout près de la porte. Sa physionomie était celle d’un homme qui joint à une grande défiance de lui-même une forte dose d’impudence et d’irascibilité. Il ne se sentait pas à son aise, cela était évident, mais, d’un autre côté, son amour-propre souffrait, et l’on pouvait prévoir que, le cas échéant, l’orgueil blessé ferait un effronté de ce timide. Conscient de sa gaucherie, il osait à peine bouger. Comme tout le monde l’a remarqué, la principale souffrance des messieurs de ce genre, quand par grand hasard ils apparaissent dans un salon, c’est de ne savoir que faire de leurs mains. Le capitaine, tenant dans les siennes son chapeau et ses gants, restait les yeux fixés sur le visage sévère de Barbara Pétrovna. Il aurait peut-être voulu regarder plus attentivement autour de lui, mais il ne pouvait encore s’y résoudre. Marie Timoféievna partit d’un nouvel éclat de rire, trouvant sans doute fort ridicule la contenance embarrassée de son frère. Celui-ci ne remua pas. Barbara Pétrovna eut l’inhumanité de le laisser ainsi sur les épines pendant toute une minute.
– D’abord, permettez-moi d’apprendre de vous-même votre nom, dit-elle enfin d’un ton glacial, après avoir longuement examiné le visiteur.
– Le capitaine Lébiadkine, répondit ce dernier de sa voix sonore; je suis venu, madame…
– Permettez! interrompit de nouveau Barbara Pétrovna, – cette malheureuse personne qui m’a tant intéressée est en effet votre sœur?
– Oui, madame; elle a échappé à ma surveillance, car elle est dans une position…
Il rougit soudain et commença à patauger.
– Entendez-moi bien, madame, un frère ne salira pas… dans une position, cela ne veut pas dire dans une position… qui entache la réputation… depuis quelques temps…
Il s’arrêta tout à coup.
– Monsieur! fit la maîtresse de la maison en relevant la tête.
– Voici dans quelle position elle est, acheva brusquement le visiteur, et il appliqua son doigt sur son front.
Il y eut un silence.
– Et depuis quand souffre-t-elle de cela? demanda négligemment Barbara Pétrovna.
– Madame, je suis venu vous remercier de la générosité dont vous avez fait preuve sur le parvis, je suis venu vous remercier à la russe, fraternellement…
– Fraternellement?
– C'est-à-dire, pas fraternellement, mais en ce sens seulement que je suis le frère de ma sœur, madame, et croyez, madame, poursuivit-il précipitamment, tandis que son visage devenait cramoisi, – croyez que je ne suis pas aussi mal élevé que je puis le paraître à première vue dans votre salon. Ma sœur et moi, nous ne sommes rien, madame, comparativement au luxe que nous remarquons ici. Ayant, de plus, des calomniateurs… Mais Lébiadkine tient à sa réputation, madame, et… et… je suis venu vous remercier… Voilà l’argent, madame!
Sur ce, il tira de sa poche un portefeuille et y prit une liasse de petites coupures qu’il se mit à compter. Mais l’impatience faisait trembler ses doigts, d’ailleurs lui-même sentait qu’il avait l’air encore plus bête avec cet argent dans les mains. Aussi se troubla-t-il définitivement; pour l’achever un billet de banque vert s’échappa du portefeuille et s’envola sur le tapis.
– Vingt roubles, madame, dit le capitaine dont le visage ruisselait de sueur, et, sa liasse de papier-monnaie à la main, il s’avança vivement vers la maîtresse de la maison. Apercevant le billet de banque tombé par terre, il se baissa d’abord pour le ramasser, puis il rougit de ce premier mouvement et, avec un geste d’indifférence: