Le Petit Chose
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'Le Petit Chose' para?t en feuilleton en 1867. Daudet s'inspire des souvenirs d'une jeunesse douloureuse: humiliations ? l'?cole, m?pris pour le petit provencal, exp?rience de r?p?titeur au coll?ge et enfin coup de foudre pour une belle jeune femme. L'?crivain manifeste une tendresse, une piti? et un respect remarquables ? l'?gard des malchanceux et des d?sh?rit?s de la vie.
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«Circulez! circulez!» nous criaient les gens de l'octroi. Jacques me dit tout bas: «Allons-nous-en. Demain, j'enverrai chercher ta malle.» Et, bras dessus bras dessous, légers comme nos escarcelles, nous nous mîmes en route pour le Quartier latin.
J'ai essayé bien souvent, depuis, de me rappeler l'impression exacte que me fit Paris cette nuit-là: mais les choses, comme les hommes, prennent, la première fois que nous les voyons, une physionomie toute particulière, qu'ensuite nous ne leur trouvons plus. Le Paris de mon arrivée, je n'ai jamais pu me le reconstruire. C'est comme une ville brumeuse que j'aurais traversée tout enfant, il y a des années, et où je ne serais plus retourné depuis lors.
Je me souviens d'un pont de bois sur une rivière toute noire, puis d'un grand quai désert et d'un immense jardin au long de ce quai. Nous nous arrêtâmes un moment devant ce jardin. À travers les grilles qui le bordaient, on voyait confusément des huttes, des pelouses, des flaques d'eau, des arbres luisants de givre.
«C'est le Jardin des plantes, me dit Jacques. Il y a là une quantité considérable d'ours blancs, de singes, de boas, d'hippopotames…» En effet, cela sentait le fauve, et, par moments, un cri aigu, un rauque rugissement, sortaient de cette ombre.
Moi, serré contre mon frère, je regardais de tous mes yeux à travers les grilles, et mêlant dans un même sentiment de terreur ce Paris inconnu; où j'arrivais de nuit, et ce jardin mystérieux, il me semblait que je venais de débarquer dans une grande caverne noire, pleine de bêtes féroces qui allaient se ruer sur moi. Heureusement que je n'étais pas seul: j'avais Jacques pour me défendre… Ah! Jacques, Jacques! Pourquoi ne t'ai-je pas toujours eu?
Nous marchâmes encore longtemps, longtemps, par des rues noires, interminables; puis, tout à coup, Jacques s'arrêta sur une petite place où il y avait une église.
«Nous voici à Saint-Germain-des-Près, me dit-il.
Notre chambre est là-haut.
– Comment! Jacques!… dans le clocher?…
– Dans le clocher même… C'est très commode pour savoir l'heure.» Jacques exagérait un peu. Il habitait, dans la maison à côté de l'église, une petite mansarde au cinquième ou sixième étage, et sa fenêtre ouvrait sur le clocher de Saint-Germain, juste à la hauteur du cadran.
En entrant, je poussai un cri de joie. «Du feu! quel bonheur!» Et tout de suite je courus à la cheminée présenter mes pieds à la flamme, au risque de fondre les caoutchoucs. Alors seulement, Jacques s'aperçut de l'étrangeté de ma chaussure. Cela le fit beaucoup rire. «Mon cher, me dit-il, il y a une foule d'hommes célèbres qui sont arrivés à Paris en sabots, et qui s'en vantent. Toi, tu pourras dire que tu y es arrivé en caoutchoucs: c'est bien plus original. En attendant, mets ces pantoufles, et entamons le pâté.» Disant cela, le bon Jacques roulait devant le feu une petite table qui attendait dans un coin, toute servie.
II DE LA PART DU CURE DE SAINT-NIZIER
Dieu! qu'on était bien cette nuit-là dans la chambre de Jacques! Quels joyeux reflets clairs la cheminée envoyait sur notre nappe! Et ce vieux vin cacheté, comme il sentait les violettes! Et ce pâté, quelle belle croûte en or bruni il vous avait! Ah! de ces pâtés-là, on n'en fait plus maintenant; tu n'en boiras plus jamais de ces vins-là, mon pauvre Eyssette! De l'autre côté de la table, en face, tout en face de moi, Jacques me versait à boire: et, chaque fois que je levais les yeux, je voyais son regard tendre comme celui d'une mère, qui me riait doucement.
Moi, j'étais si heureux d'être là que j'en avais positivement la fièvre. Je parlais, je parlais! «Mange donc», me disait Jacques en me remplissant mon assiette; mais je parlais toujours et je ne mangeais pas. Alors, pour me faire taire, il se mit à bavarder, lui aussi, et me narra longuement, sans prendre haleine, tout ce qu'il avait fait depuis plus d'un an que nous ne nous étions pas vus.
«Quand tu fus parti, me disait-il – et les choses les plus tristes, il les contait toujours avec son divin sourire résigné -, quand tu fus parti, la maison devint tout à fait lugubre. Le père ne travaillait plus; il passait tout son temps dans le magasin à jurer contre les révolutionnaires et à me crier que j'étais un âne, ce qui n'avançait pas les affaires. Des billets protestés tous les matins, des descentes d'huissiers tous les deux jours! chaque coup de sonnette nous faisait sauter le cœur. Ah! tu t'en es allé au bon moment.
«Au bout d'un mois de cette terrible existence, mon père partit pour la Bretagne au compte de la Compagnie vinicole, et Mme Eyssette chez l'oncle Baptiste. Je les embarquai tous les deux. Tu penses si j'en ai versé de ces larmes… Derrière eux, tout notre pauvre mobilier fut vendu, oui, mon cher, vendu dans la rue, sous mes yeux, devant notre porte; et c'est bien pénible va! de voir son foyer s'en aller ainsi pièce par pièce. On ne se figure pas combien elles font partie de nous-mêmes, toutes ces choses de bois ou d'étoffe que nous avons dans nos maisons. Tiens! quand on a enlevé l'armoire au linge, tu sais, celle qui a sur ses panneaux des amours roses avec des violons, j'ai eu envie de courir après l'acheteur et de crier bien fort: «Arrêtez-le!» Tu comprends ça, n'est-ce pas? «Que tout notre mobilier, je ne gardai qu'une chaise, un matelas et un balai! ce balai me fut très utile, tu vas voir. J'installai ces richesses dans un coin de notre maison de la rue Lanterne, dont le loyer était payé encore pour deux mois, et me voilà occupant à moi tout seul ce grand appartement nu, froid, sans rideaux. Ah! mon ami, quelle tristesse! Chaque soir, quand je revenais de mon bureau, c'était un nouveau chagrin et comme une surprise de me retrouver seul entre ces quatre murailles. J'allais d'une pièce à l'autre, fermant les portes très fort, pour faire du bruit. Quelquefois il me semblait qu'on m'appelait au magasin, et je criais: «J'y vais!» Quand j'entrais chez notre mère, je croyais toujours que j'allais la trouver tricotant tristement dans son fauteuil, près de la fenêtre. «Pour comble de malheur, les babarottes reparurent. Ces horribles petites bêtes, que nous avions eu tant de peine à combattre en arrivant à Lyon, apprirent sans doute votre départ et tentèrent une nouvelle invasion bien plus terrible encore que la première.
«D'abord j'essayai de résister. Je passai mes soirées dans la cuisine, ma bougie d'une main, mon balai de l'autre, à me battre comme un lion, mais toujours en pleurant. Malheureusement j'étais seul, et j'avais beau me multiplier, ce n'était plus comme au temps d'Annou. Du reste, les babarottes, elles aussi, arrivaient en plus grand nombre. Je suis sûr que toutes celles de Lyon – et Dieu sait s'il y en a dans cette grosse ville humide! – s'étaient levées en masse pour venir assiéger notre maison. La cuisine en était toute noire, je fus obligé de la leur abandonner, Quelquefois je les regardais avec terreur par le trou de la serrure. Il y en avait des milliards de mille…
«Tu crois peut-être que ces maudites bêtes s'en tinrent là! Ah! bien oui! tu ne connais pas ces gens du Nord. C'est envahissant comme tout. De la cuisine, malgré portes et serrures, elles passèrent dans la salle à manger, où j'avais fait mon lit. Je le transportai dans le magasin, puis dans le salon. Tu ris! j'aurais voulu t'y voir.