Le Petit Chose
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'Le Petit Chose' para?t en feuilleton en 1867. Daudet s'inspire des souvenirs d'une jeunesse douloureuse: humiliations ? l'?cole, m?pris pour le petit provencal, exp?rience de r?p?titeur au coll?ge et enfin coup de foudre pour une belle jeune femme. L'?crivain manifeste une tendresse, une piti? et un respect remarquables ? l'?gard des malchanceux et des d?sh?rit?s de la vie.
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Nous réglerons tout cela demain… À présent, plus un mot! j'ai besoin de travailler, et tu as besoin de dormir… Seulement je ne veux pas que tu retournes dans ton affreux dortoir: tu aurais froid, tu aurais peur; tu vas te coucher dans mon lit, de beaux draps blancs de ce matin!… Moi, j'écrirai toute la nuit, et si le sommeil me prend, je m'étendrai sur le canapé… Bonsoir! ne me parle plus.» Le petit Chose se couche, il ne résiste pas… Tout ce qui lui arrive lui fait l'effet d'un rêve. Que d'événements dans une journée! Avoir été si près de la mort, et se retrouver au fond d'un bon lit, dans cette chambre tranquille et tiède!… Comme le petit Chose est bien!… De temps en temps, en ouvrant les yeux, il voit sous la clarté douce de l'abat-jour le bon abbé Germane qui, tout en fumant, fait courir sa plume, à petit bruit, du haut en bas des feuilles blanches…
… Je fus réveillé le lendemain matin par l'abbé qui me frappait sur l'épaule. J'avais tout oublié en dormant… Cela fit beaucoup rire mon sauveur.
«Allons! mon garçon, me dit-il, la cloche sonne, dépêche-toi; personne ne se sera aperçu de rien, va prendre tes élèves comme à l'ordinaire; pendant la récréation du déjeuner je t'attendrai ici pour causer.» La mémoire me revint tout d'un coup. Je voulais le remercier; mais positivement le bon abbé me mit à la porte.
Si l'étude me parut longue, je n'ai pas besoin de vous le dire… Les élèves n'étaient pas encore dans la cour, que déjà je frappais chez l'abbé Germane. Je le retrouvai devant son bureau, les tiroirs grands ouverts, occupé à compter les pièces d'or, qu'il alignait soigneusement par petits tas.
Au bruit que je fis en entrant, il retourna la tête, puis se remit à son travail, sans rien me dire; quand il eut fini, il referma ses tiroirs; et me faisant signe de la main avec un bon sourire:
«Tout ceci est pour toi, me dit-il. J'ai fait ton compte. Voici pour le voyage, voici pour le portier, voici pour le café Barbette, voici pour l'élève qui t'a prêté dix francs… J'avais mis cet argent de côté pour faire un remplaçant à Cadet; mais Cadet ne tire au sort que dans six ans, et d'ici là nous nous serons revus.» Je voulus parler, mais ce diable d'homme ne m'en laissa pas le temps: «À présent, mon garçon, fais-moi tes adieux… voilà ma classe qui sonne, et quand j'en sortirai je ne veux plus te retrouver ici. L'air de cette Bastille ne te vaut rien… File vite à Paris, travaille bien, prie le Bon Dieu, fume des pipes, et tâche d'être un homme. – Tu m'entends, tâche d'être un homme. Car vois-tu! mon petit Daniel, tu n'es encore qu'un enfant, et même j'ai bien peur que tu sois un enfant toute ta vie.» Là-dessus, il m'ouvrit les bras avec un sourire divin; mais, moi, je me jetai à ses genoux en sanglotant. Il me releva et m'embrassa sur les deux joues.
La cloche sonnait le dernier coup.
«Bon! voilà que je suis en retard», dit-il en rassemblant à la hâte ses livres et ses cahiers. Comme il allait sortir, il se retourna encore vers moi.
«J'ai bien un frère à Paris, moi aussi, un brave homme de prêtre, que tu pourrais aller voir… Mais, bah! à moitié fou comme tu l'es, tu n'aurais qu'à oublier son adresse…» Et sans en dire davantage, il se mit à descendre l'escalier à grands pas. Sa soutane flottait derrière lui; de la main droite il tenait sa calotte, et, sous le bras gauche, il portait un gros paquet de papiers et de bouquins… Bon abbé Germane! Avant de m'en aller, je jetai un dernier regard autour de sa chambre; je contemplai une dernière fois la grande bibliothèque, la petite table, le feu à demi-éteint, le fauteuil où j'avais tant pleuré, le lit où j'avais dormi si bien; et, songeant à cette existence mystérieuse dans laquelle je devinais tant de courage, de bonté cachée, de dévouement et de résignation, je ne pus m'empêcher de rougir de mes lâchetés, et je me fis le serment de me rappeler toujours l'abbé Germane.
En attendant, le temps passait… J'avais ma malle à faire, mes dettes à payer, ma place à retenir à la diligence…
Au moment de sortir, j'aperçus sur un coin de la cheminée plusieurs vieilles pipes toutes noires. Je pris la plus vieille, la plus noire, la plus courte, et je la mis dans ma poche comme une relique; puis je descendis.
En bas, la porte du vieux gymnase était encore entrouverte. Je ne pus m'empêcher d'y jeter un regard en passant, et ce que je vis me fit frissonner.
Je vis la grande salle sombre et froide, l'anneau de fer qui reluisait, et ma cravate violette avec son nœud coulant, qui se balançait dans le courant d'air au-dessus de l'escabeau renversé.
XIII LES CLEFS DE M. VIOT
Comme je sortais du collège à grandes enjambées, encore tout ému de l'horrible spectacle que je venais de voir, la loge du portier s'ouvrit brusquement, et j'entendis qu'on appelait:
«Monsieur Eyssette! monsieur Eyssette!» C'étaient le maître du café Barbette et son digne ami M. Cassagne, l'air effaré, presque insolents.
Le cafetier parla le premier.
«Est-ce vrai que vous partez, monsieur Eyssette?
– Oui, monsieur Barbette, répondis-je tranquillement, je pars aujourd'hui même.»
M. Barbette fit un bond, M. Cassagne en fit un autre; mais le bond de M. Barbette fut bien plus fort que celui de M. Cassagne, parce que je lui devais beaucoup d'argent.
«Comment! aujourd'hui même!
– Aujourd'hui même, et je cours de ce pas retenir ma place à la diligence.» Je crus qu'ils allaient me sauter à la gorge.
«Et mon argent? dit M. Barbette.
– Et le mien?» hurla M. Cassagne.
Sans répondre, j'entrai dans la loge, et tirant gravement, à pleines mains, les belles pièces d'or de l'abbé Germane, je me mis à leur compter sur le bout de la table ce que je leur devais à tous les deux.
Ce fut un coup de théâtre! Les deux figures renfrognées se déridèrent, comme par magie… Quand ils eurent empoché leur argent, un peu honteux des craintes qu'ils m'avaient montrées, et tout joyeux d'être payés, ils s'épanchèrent en compliments de condoléances et en protestations d'amitié:
«Vraiment, monsieur Eyssette, vous nous quittez?… Oh! quel dommage! Quelle perte pour la maison!» Et puis des oh! des ah! des hélas! des soupirs, des poignées de main, des larmes étouffées…
La veille encore, j'aurais pu me laisser prendre à ces dehors d'amitié! mais maintenant j'étais ferré à glace sur les questions de sentiment.
Le quart d'heure passé sous la tonnelle m'avait appris à connaître les hommes – du moins je le croyais ainsi – et plus ces affreux gargotiers se montraient affables, plus ils m'inspiraient de dégoût.
Aussi, coupant court à leurs effusions ridicules, je sortis du collège et m'en allai bien vite retenir ma place à la bienheureuse diligence qui devait m'emporter loin de tous ces monstres.
En revenant du bureau des messageries, je passai devant le café Barbette, mais je n'entrai pas; l'endroit me faisait horreur. Seulement, poussé par je ne sais quelle curiosité malsaine, je regardai à travers les vitres… Le café était plein de monde; c'était jour de poule au billard. On voyait parmi la fumée des pipes flamboyer les pompons des shakos et les ceinturons qui reluisaient pendus aux patères. Les nobles cœurs étaient au complet, il ne manquait que le maître d'armes.