Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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Il leva son poing, l’agita d’un air menaçant au-dessus de sa tête, et soudain le fit retomber avec autant de colère que s’il se fut agi pour lui de terrasser un ennemi. Des battements de mains, des acclamations enthousiastes retentirent de tous côtés. La moitié de la salle applaudissait à tout rompre. On était empoigné, et certes il y avait de quoi l’être: cet homme traînait la Russie dans la boue, comment n’aurait-on pas exulté?
– Voilà l’affaire! Oui, c’est cela! Hourra! Non, ce n’est plus de l’esthétique, cela!
– Depuis lors, poursuivit l’énergumène, – vingt ans se sont écoulés. On a rouvert les universités, et on les a multipliées. La marche au pas n’est plus qu’une légende; il manque des milliers d’officiers pour que les cadres soient au complet. Les chemins de fer ont dévoré tous les capitaux, et, pareil à une immense toile d’araignée, le réseau des voies ferrées s’est étendu sur toute la Russie, si bien que dans quinze ans on pourra voyager n’importe où. Les ponts ne brûlent que de loin en loin, et quand les villes se permettent d’en faire autant, elles respectent du moins l’ordre établi: c’est régulièrement, chacune à son tour, dans la saison des incendies, qu’elles deviennent la proie des flammes. Les tribunaux rendent des jugements dignes de Salomon, et si les jurés trafiquent de leur verdict, c’est uniquement parce que le struggle for life les y oblige, sous peine de mourir de faim. Les serfs sont émancipés, et, au lieu d’être fouettés par leurs seigneurs, ils se fouettent maintenant les uns les autres. On absorbe des océans d’eau-de-vie au grand avantage du Trésor, et, comme nous avons déjà derrière nous dix siècles de stupidité, on élève à Novgorod un monument colossal en l’honneur de ce millénaire. L’Europe fronce les sourcils et recommence à s’inquiéter… Quinze ans de réformes! Et pourtant jamais la Russie, même aux époques les plus grotesques de sa sotte histoire, n’était arrivée…
Les cris de la foule ne me permirent pas d’entendre la fin de la phrase. Je vis encore une fois le maniaque lever son bras et l’abaisser d’un air triomphant. L’enthousiasme ne connaissait plus de bornes: c’étaient des applaudissements, des bravos auxquels plusieurs dames ne craignaient pas de mêler leur voix. On aurait dit que tous ces gens étaient ivres. L’orateur parcourut des yeux le public; la joie qu’il éprouvait de son succès semblait lui avoir enlevé la conscience de lui-même. Lembke, en proie à une agitation inexprimable, donna un ordre à quelqu’un. Julie Mikhaïlovna, toute pâle, dit vivement quelques mots au prince qui était accouru auprès d’elle… Tout à coup, six appariteurs sortirent des coulisses, saisirent le maniaque et l’arrachèrent de l’estrade. Comment réussit-il à se dégager de leurs mains? je ne puis le comprendre, toujours est-il qu’on le vit reparaître sur la plate-forme, brandissant le poing et criant de toute sa force:
– Mais jamais la Russie n’était encore arrivée…
De nouveau on s’empara de lui et on l’entraîna. Une quinzaine d’individus s’élancèrent dans les coulisses pour le délivrer, mais, au lieu d’envahir l’estrade, ils se ruèrent sur la mince cloison latérale qui séparait les coulisses de la salle et finirent par la jeter bas… Puis je vis sans en croire mes yeux l’étudiante (sœur de Virguinsky) escalader brusquement l’estrade: elle était là avec son rouleau de papier sous le bras, son costume de voyage, son teint coloré et son léger embonpoint; autour d’elle se trouvaient deux ou trois femmes et deux ou trois hommes parmi lesquels son mortel ennemi, le collégien. Je pus même entendre la phrase:
– «Messieurs, je suis venue pour faire connaître les souffrances des malheureux étudiants et susciter partout l’esprit de protestation…»
Mais il me tardait d’être dehors. Je fourrai mon nœud de rubans dans ma poche et, grâce à ma connaissance des êtres de la maison, je m’esquivai par une issue dérobée. Comme bien on pense, mon premier mouvement fut de courir chez Stépan Trophimovitch.
CHAPITRE II LA FÊTE – DEUXIÈME PARTIE.
I
Il ne me reçut pas. Il s’était enfermé et écrivait. Comme j’insistais pour qu’il m’ouvrît, il me répondit à travers la porte:
– Mon ami, j’ai tout terminé, qui peut exiger plus de moi?
– Vous n’avez rien terminé du tout, vous n’avez fait qu’aider à la déroute générale. Pour l’amour de Dieu, pas de phrases, Stépan Trophimovitch; ouvrez. Il faut prendre des mesures; on peut encore venir vous insulter chez vous…
Je me croyais autorisé à lui parler sévèrement, et même à lui demander des comptes. J’avais peur qu’il n’entreprit quelque chose de plus fou encore. Mais, à mon grand étonnement, je rencontrai chez lui une fermeté inaccoutumée:
– Ne m’insultez pas vous-même le premier. Je vous remercie pour tout le passé; mais je répète que j’en ai fini avec les hommes, aussi bien avec les bons qu’avec les mauvais. J’écris à Daria Pavlovna que j’ai eu l’inexcusable tort d’oublier jusqu’à présent. Demain, si vous voulez, portez-lui ma lettre, et, maintenant, merci.
– Stépan Trophimovitch, l’affaire, soyez-en sûr, est plus sérieuse que vous ne le pensez. Vous croyez avoir remporté là-bas une victoire écrasante? Détrompez-vous, vous n’avez écrasé personne, et c’est vous-même qui avez été brisé comme verre (oh! je fus incivil et grossier; je me le rappelle avec tristesse!) Vous n’avez décidément aucune raison pour écrire à Daria Pavlovna… Et qu’allez-vous devenir maintenant sans moi? Est-ce que vous entendez quelque chose à la vie pratique? Vous avez certainement un nouveau projet dans l’esprit? En ce cas, un second échec vous attend…
Il se leva et vint tout près de la porte.
– Quoique vous n’ayez pas longtemps vécu avec eux, vous avez déjà pris leur langage et leur ton. Dieu vous pardonne, mon ami, et Dieu vous garde! Mais j’ai toujours reconnu en vous l’étoffe d’un homme comme il faut: vous viendrez peut-être à résipiscence, – avec le temps, bien entendu, comme nous tous en Russie. Quant à votre observation concernant mon défaut de sens pratique, je vous citerai une remarque faite par moi il y a longtemps: nous avons dans notre pays quantité de gens qui critiquent on ne peut plus violemment l’absence d’esprit pratique chez les autres, et qui ne font grâce de ce reproche qu’à eux-mêmes. Cher, songez que je suis agité, et ne me tourmentez pas. Encore une fois, merci pour tout; séparons-nous l’un de l’autre, comme Karmazinoff s’est séparé du public, c'est-à-dire en nous faisant réciproquement l’aumône d’un oubli magnanime. Lui, il jouait une comédie quand il priait si instamment ses anciens lecteurs de l’oublier; moi, je n’ai pas autant d’amour-propre, et je compte beaucoup sur la jeunesse de votre cœur: pourquoi conserveriez-vous le souvenir d’un vieillard inutile? «Vivez davantage», mon ami, comme disait Nastasia la dernière fois qu’elle m’a adressé ses vœux à l’occasion de ma fête (ces pauvres gens ont quelquefois des mots charmants et pleins de philosophie). Je ne vous souhaite pas beaucoup de bonheur, ce serait fastidieux; je ne vous souhaite pas de mal non plus, mais, d’accord avec la philosophie populaire, je me borne à vous dire: «Vivez davantage», et tâchez de ne pas trop vous ennuyer; ce frivole souhait, je l’ajoute de ma poche. Allons, adieu, sérieusement, adieu. Ne restez pas à ma porte, je n’ouvrirai pas.