Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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– Permettez, répliqua le boiteux en s’agitant sur sa chaise, – quoique nous ne soyons que de pauvres provinciaux, nous savons pourtant que jusqu’à présent il ne s’est rien produit de si nouveau dans le monde que nous ayons beaucoup à nous plaindre de ne l’avoir pas vu. Voici que de petites feuilles clandestines imprimées à l’étranger nous invitent à former des groupes ayant pour seul programme la destruction universelle, sous prétexte que tous les remèdes sont impuissants à guérir le monde, et que le plus sûr moyen de franchir le fossé, c’est d’abattre carrément cent millions de têtes. Assurément l’idée est belle, mais elle est pour le moins aussi incompatible avec la réalité que le «chigavélisme» dont vous parliez tout à l’heure en termes si méprisants.
– Eh bien, mais je ne suis pas venu ici pour discuter, lâcha immédiatement Verkhovensky, et, sans paraître avoir conscience de l’effet que cette parole imprudente pouvait produire, il approcha de lui la bougie afin d’y voir plus clair.
– C’est dommage, grand dommage que vous ne soyez pas venu pour discuter, et il est très fâcheux aussi que vous soyez en ce moment si occupé de votre toilette.
– Que vous importe ma toilette?
Lipoutine vint de nouveau à la rescousse du boiteux:
– Abattre cent millions de têtes n’est pas moins difficile que de réformer le monde par la propagande; peut-être même est-ce plus difficile encore, surtout en Russie.
– C’est sur la Russie que l’on compte à présent, déclara un des officiers.
– Nous avons aussi entendu dire que l’on comptait sur elle, répondit le professeur. – Nous savons qu’un doigt mystérieux a désigné notre belle patrie comme le pays le plus propice à l’accomplissement de la grande œuvre. Seulement voici une chose: si je travaille à résoudre graduellement la question sociale, cette tâche me rapporte quelques avantages personnels; j’ai le plaisir de bavarder, et je reçois du gouvernement un tchin en récompense de mes efforts pour le bien public. Mais si je me rallie à la solution rapide, à celle qui réclame cent millions de têtes, qu’est-ce que j’y gagne personnellement? Dès que vous vous mettez à faire de la propagande, on vous coupe la langue.
– À vous on la coupera certainement, dit Verkhovensky.
– Vous voyez. Or, comme, en supposant les conditions les plus favorables, un pareil massacre ne sera pas achevé avant cinquante ans, n’en mettons que trente si vous voulez (vu que ces gens-là ne sont pas des moutons et ne se laisseront pas égorger sans résistance), ne vaudrait-il pas mieux prendre toutes ses affaires et se transporter dans quelque île de l’océan Pacifique pour y finir tranquillement ses jours? Croyez-le, ajouta-t-il en frappant du doigt sur la table, – par une telle propagande vous ne ferez que provoquer l’émigration, rien de plus!
Le boiteux prononça ces derniers mots d’un air triomphant. C’était une des fortes têtes de la province. Lipoutine souriait malicieusement, Virguinsky avait écouté avec une certaine tristesse; tous les autres, surtout les dames et les officiers, avaient suivi très attentivement la discussion. Chacun comprenait que l’homme aux cent millions de têtes était collé au mur, et l’on se demandait ce qui allait résulter de là.
– Au fait, vous avez raison, répondit d’un ton plus indifférent que jamais, et même avec une apparence d’ennui, Pierre Stépanovitch. – L’émigration est une bonne idée. Pourtant, si, malgré tous les désavantages évidents que vous prévoyez, l’œuvre commune recrute de jour en jour un plus grand nombre de champions, elle pourra se passer de votre concours. Ici, batuchka, c’est une religion nouvelle qui se substitue à l’ancienne, voilà pourquoi les recrues sont si nombreuses, et ce fait a une grande importance. Émigrez. Vous savez, je vous conseillerais de vous retirer à Dresde plutôt que dans une île de l’océan Pacifique. D’abord, c’est une ville qui n’a jamais vu aucune épidémie, et, en votre qualité d’homme éclairé, vous avez certainement peur de la mort; en second lieu, Dresde n’étant pas loin de la frontière russe, on peut recevoir plus vite les revenus envoyés de la chère patrie; troisièmement, il y a là ce qu’on appelle des trésors artistiques, et vous êtes un esthéticien, un ancien professeur de littérature, si je ne me trompe; enfin le paysage environnant est une Suisse en miniature qui vous fournira des inspirations poétiques, car vous devez faire des vers. En un mot, cette résidence vous offrira tous les avantages réunis.
Un mouvement se produisit dans l’assistance, surtout parmi les officiers. Un moment encore, et tout le monde aurait parlé à la fois. Mais, sous l’influence de l’irritation, le boiteux donna tête baissée dans le traquenard qui lui était tendu:
– Non, dit-il, – peut-être n’abandonnons-nous pas encore l’œuvre commune, il faut comprendre cela…
– Comment, est-ce que vous entreriez dans la section, si je vous le proposais? répliqua soudain Verkhovensky, et il posa les ciseaux sur la table.
Tous eurent comme un frisson. L’homme énigmatique se démasquait trop brusquement, il n’avait même pas hésité à prononcer le mot de «section».
Le professeur essaya de s’échapper par la tangente.
– Chacun se sent honnête homme, répondit-il, – et reste attaché à l’œuvre commune, mais…
– Non, il ne s’agit pas de mais, interrompit d’un ton tranchant Pierre Stépanovitch: – je déclare, messieurs, que j’ai besoin d’une réponse franche. Je comprends trop qu’étant venu ici et vous ayant moi-même rassemblés, je vous dois des explications (nouvelle surprise pour l’auditoire), mais je ne puis en donner aucune avant de savoir à quel parti vous vous êtes arrêtés. Laissant de côté les conversations, – car voilà trente ans qu’on bavarde, et il est inutile de bavarder encore pendant trente années, – je vous demande ce qui vous agrée le plus: êtes-vous partisans de la méthode lente qui consiste à écrire des romans sociaux et à régler sur le papier à mille ans de distance les destinées de l’humanité, alors que dans l’intervalle, le despotisme avalera les bons morceaux qui passeront à portée de votre bouche et que vous laisserez échapper? Ou bien préférez-vous la solution prompte qui, n’importe comment, mettra enfin l’humanité à même de s’organiser socialement non pas sur le papier, mais en réalité? On fait beaucoup de bruit à propos des «cent millions de têtes»; ce n’est peut-être qu’une métaphore, mais pourquoi reculer devant ce programme si, en s’attardant aux rêveries des barbouilleurs de papier, on permet au despotisme de dévorer durant quelques cent ans non pas cent millions de têtes, mais cinq cents millions? Remarquez encore qu’un malade incurable ne peut être guéri, quelques remèdes qu’on lui prescrive sur le papier; au contraire, si nous n’agissons pas tout de suite, la contagion nous atteindra nous-mêmes, elle empoisonnera toutes les forces fraîches sur lesquelles on peut encore compter à présent, et enfin c’en sera fait de nous tous. Je reconnais qu’il est extrêmement agréable de pérorer avec éloquence sur le libéralisme, et qu’en agissant on s’expose à recevoir des horions… Du reste, je ne sais pas parler, je suis venu ici parce que j’ai des communications à faire; en conséquence, je prie l’honorable société, non pas de voter, mais de déclarer franchement et simplement ce qu’elle préfère: marcher dans le marais avec la lenteur de la tortue, ou le traverser à toute vapeur.