Les Possedes
Les Possedes читать книгу онлайн
«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
Внимание! Книга может содержать контент только для совершеннолетних. Для несовершеннолетних чтение данного контента СТРОГО ЗАПРЕЩЕНО! Если в книге присутствует наличие пропаганды ЛГБТ и другого, запрещенного контента - просьба написать на почту [email protected] для удаления материала
L’hilarité redoubla, mais les auditeurs qui riaient étaient surtout les plus jeunes et, pour ainsi dire, les profanes. Arina Prokhorovna, Lipoutine et le professeur boiteux laissaient voir sur leurs visages une certaine colère.
– Si vous-même n’avez pas su coordonner votre système, et si vous êtes arrivé au désespoir, qu’est-ce que nous y ferons? se hasarda à observer un des militaires.
Chigaleff se tourna brusquement vers l’interrupteur.
– Vous avez raison, monsieur l’officier, d’autant plus raison que vous parlez de désespoir. Oui, je suis arrivé au désespoir. Néanmoins, je défie qui que ce soit de remplacer ma solution par aucune autre: on aura beau chercher, on ne trouvera rien. C’est pourquoi, sans perdre de temps, j’invite toute la société à émettre son avis, lorsqu’elle aura écouté durant dix soirées la lecture de mon livre. Si les membres refusent de m’entendre, nous nous séparerons tout de suite, – les hommes pour aller à leur bureau, les femmes pour retourner à leur cuisine, car, du moment que l’on repousse mon système, il faut renoncer à découvrir une autre issue, il n’en existe pas!
L’auditoire commençait à devenir tumultueux: «Qu’est-ce que c’est que cet homme-là? Un fou, sans doute?» se demandait-on à haute voix.
– En résumé, il ne s’agit que du désespoir de Chigaleff, conclut Liamchine, – toute la question est celle-ci: le désespoir de Chigaleff est-il ou non fondé?
– Le désespoir de Chigaleff est une question personnelle, déclara le collégien.
– Je propose de mettre aux voix la question de savoir jusqu’à quel point le désespoir de Chigaleff intéresse l’œuvre commune; le scrutin décidera en même temps si c’est, ou non, la peine de l’entendre, opina un loustic dans le groupe des officiers.
– Il y a ici autre chose, messieurs, intervint le boiteux; un sourire équivoque errait sur ses lèvres, en sorte qu’on ne pouvait pas trop savoir s’il plaisantait ou s’il parlait sérieusement. – Ces lazzis sont déplacés ici. M. Chigaleff a étudié trop consciencieusement son sujet et, de plus, il est trop modeste. Je connais son livre. Ce qu’il propose comme solution finale de la question, c’est le partage de l’espèce humaine en deux groupes inégaux. Un dixième seulement de l’humanité possèdera les droits de la personnalité et exercera une autorité illimitée sur les neuf autres dixièmes. Ceux-ci perdront leur personnalité, deviendront comme un troupeau; astreints à l’obéissance passive, ils seront ramenés à l’innocence première, et, pour ainsi dire, au paradis primitif, où, du reste, ils devront travailler. Les mesures proposées par l’auteur pour supprimer le libre arbitre chez les neuf dixièmes de l’humanité et transformer cette dernière en troupeau par de nouvelles méthodes d’éducation, – ces mesures sont très remarquables, fondées sur les données des sciences naturelles, et parfaitement logiques. On peut ne pas admettre certaines conclusions, mais il est difficile de contester l’intelligence et le savoir de l’écrivain. C’est dommage que les circonstances ne nous permettent pas de lui accorder les dix soirées qu’il demande, sans cela nous pourrions entendre beaucoup de choses curieuses.
Madame Virguinsky s’adressa au boiteux d’un ton qui trahissait une certaine inquiétude:
– Parlez-vous sérieusement? Est-il possible que cet homme, ne sachant que faire des neuf dixièmes de l’humanité, les réduise en esclavage? Depuis longtemps je le soupçonnais.
– C’est de votre frère que vous parlez ainsi? demanda le boiteux.
– La parenté? Vous moquez-vous de moi, oui ou non?
– D’ailleurs, travailler pour des aristocrates et leur obéir comme à des dieux, c’est une lâcheté! observa l’étudiante irritée.
– Ce que je propose n’est point une lâcheté, j’offre en perspective le paradis, un paradis terrestre, et il ne peut pas y en avoir un autre sur la terre, répliqua d’un ton d’autorité Chigaleff.
– Moi, cria Liamchine, – si je ne savais que faire des neuf dixièmes de l’humanité, au lieu de leur ouvrir le paradis, je les ferais sauter en l’air, et je ne laisserais subsister que le petit groupe des hommes éclairés, qui ensuite se mettraient à vivre selon la science.
– Il n’y a qu’un bouffon qui puisse parler ainsi! fit l’étudiante pourpre d’indignation.
– C’est un bouffon, mais il est utile, lui dit tout bas madame Virguinsky.
Chigaleff se tourna vers Liamchine.
– Ce serait peut-être la meilleure solution du problème! répondit-il avec chaleur; – sans doute, vous ne savez pas vous-même, monsieur le joyeux personnage, combien ce que vous venez de dire est profond. Mais comme votre idée est presque irréalisable, il faut se borner au paradis terrestre, puisqu’on a appelé cela ainsi.
– Voilà passablement d’absurdités! laissa, comme par mégarde, échapper Verkhovensky. Du reste, il ne leva pas les yeux et continua, de l’air le plus indifférent, à se couper les ongles.
Le boiteux semblait n’avoir attendu que ces mots pour empoigner Pierre Stépanovitch.
– Pourquoi donc sont-ce des absurdités? demanda-t-il aussitôt. – M. Chigaleff est jusqu’à un certain point un fanatique de philanthropie; mais rappelez-vous que dans Fourier, dans Cabet surtout, et jusque dans Proudhon lui-même, on trouve quantité de propositions tyranniques et fantaisistes au plus haut degré. M. Chigaleff résout la question d’une façon peut-être beaucoup plus raisonnable qu’ils ne le font. Je vous assure qu’en lisant son livre il est presque impossible de ne pas admettre certaines choses. Il s’est peut-être moins éloigné de la réalité qu’aucun de ses prédécesseurs, et son paradis terrestre est presque le vrai, celui-là même dont l’humanité regrette la perte, si toutefois il a jamais existé.
– Allons, je savais bien que j’allais m’ennuyer ici, murmura Pierre Stépanovitch.
– Permettez, reprit le boiteux en s’échauffant de plus en plus, – les entretiens et les considérations sur la future organisation sociale sont presque un besoin naturel pour tous les hommes réfléchis de notre époque. Hertzen ne s’est occupé que de cela toute sa vie. Biélinsky, je le tiens de bonne source, passait des soirées entières à discuter avec ses amis les détails les plus minces, les plus terre-à-terre, pourrait-on dire, du futur ordre des choses.
– Il y a même des gens qui en deviennent fous, observa brusquement le major.
– Après tout, on arrive peut-être encore mieux à un résultat quelconque par ces conversations que par un majestueux silence du dictateur, glapit Lipoutine osant enfin ouvrir le feu.
– Le mot d’absurdité ne s’appliquait pas, dans ma pensée, à Chigaleff, dit en levant à peine les yeux Pierre Stépanovitch. – Voyez-vous, messieurs, continua-t-il négligemment, – à mon avis, tous ces livres, les Fourier, les Cabet, tous ces «droits au travail», le Chigalévisme, ce ne sont que des romans comme on peut en écrire des centaines de mille. C’est un passe-temps esthétique. Je comprends que vous vous ennuyiez dans ce méchant petit trou, et que, pour vous distraire, vous vous précipitiez sur le papier noirci.