Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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Je signalerai aussi la lettre anonyme qu’elle avait reçue et dont elle avait parlé tout à l’heure en termes si irrités à Prascovie Ivanovna, mais sans en citer le passage principal. Dans cette lettre se trouvait peut-être l’explication de la hardiesse avec laquelle la mère interpella soudain son fils.
– Nicolas Vsévolodovitch, répéta-t-elle en détachant chaque syllabe d’une voix forte où perçait un menaçant défi, – avant de quitter votre place, dites-moi, je vous prie: est-il vrai que cette pauvre créature, cette boiteuse… tenez, regardez-là! Est-il vrai qu’elle soit… votre femme légitime?
Je me rappelle très bien ce moment: le jeune homme ne sourcilla pas; il regarda fixement sa mère, et pas un muscle de son visage ne tressaillit. À la fin, une sorte de sourire indulgent lui vint aux lèvres; sans répondre un mot, il s’approcha doucement de Barbara Pétrovna, lui prit la main et la baisa avec respect. Dans cette circonstance même la générale subissait à un tel point l’ascendant de son fils qu’elle n’osa pas lui refuser sa main. Elle se borna à attacher ses yeux sur Nicolas Vsévolodovitch, mettant dans ce regard l’interrogation la plus pressante.
Mais il resta silencieux. Après avoir baisé la main de sa mère, il examina de nouveau les personnes qui l’entouraient, puis, sans se hâter, alla droit à Marie Timoféievna. Il est des minutes dans la vie des gens où leur physionomie est fort difficile à décrire. Par exemple, je me souviens qu’à l’approche de Nicolas Vsévolodovitch, Marie Timoféievna, saisie de frayeur, se leva et joignit les mains comme pour le supplier; mais en même temps, je me le rappelle aussi, dans son regard brillait une joie insensée qui altérait presque ses traits, une de ces joies immenses que l’homme est souvent incapable de supporter… Je ne me charge pas d’expliquer cette coexistence de sentiments contraires, toujours est-il que, me trouvant alors à peu de distance de mademoiselle Lébiadkine, je m’avançai vivement vers elle: je croyais qu’elle allait s’évanouir.
– Votre place n’est pas ici, – lui dit Nicolas Vsévolodovitch d’une voix caressante et mélodique, tandis que ses yeux avaient une expression extraordinaire de tendresse. Il était debout devant elle, dans l’attitude la plus respectueuse, lui parlant comme on parle à la femme que l’on considère le plus. Marie Timoféievna haletante balbutia sourdement quelques mots entrecoupés:
– Est-ce que je puis… tout maintenant… me mettre à genoux devant vous?
– Non, vous ne le pouvez pas, répondit-il avec un beau sourire qui fit rayonner le visage de la malheureuse; puis, du ton grave et doux qu’on prend pour faire entendre raison à un enfant, il ajouta:
– Songez que vous êtes une jeune fille et que, tout en étant votre ami le plus dévoué, je ne suis cependant qu’un étranger pour vous: je ne suis ni un mari, ni un père, ni un fiancé. Donnez-moi votre bras et allons-nous en; je vais vous mettre en voiture, et, si vous le permettez, je vous ramènerai moi-même chez vous.
Marie Timoféievna l’écouta jusqu’au bout et inclina la tête d’un air pensif.
– Allons-nous en, dit-elle avec un soupir, et elle lui donna son bras.
Mais alors il arriva un petit malheur à la pauvre femme. Au moment où elle se retournait, un faux mouvement de sa jambe boiteuse lui fit perdre l’équilibre, et elle serait tombée par terre si un fauteuil ne se fût trouvé là pour l’arrêter dans sa chute. Nicolas Vsévolodovitch la saisit aussitôt et la soutint solidement contre son bras. Cette mésaventure affligea vivement Marie Timoféievna; confuse, rouge de honte, elle se retira en silence et les yeux baissés, accompagnée de son cavalier qui la conduisait avec des précautions infinies. Lorsqu’ils se dirigèrent vers la porte, je vis Lisa se lever brusquement. Elle les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils eussent disparu, puis elle se rassit sans mot dire, mais un mouvement convulsif agitait son visage comme si elle avait touché un reptile. Durant toute cette scène entre Nicolas Vsévolodovitch et Marie Timoféievna, la stupéfaction nous avait tous rendus muets; on aurait entendu une mouche voler dans la chambre; mais à peine furent-ils sortis que s’engagea une conversation fort animée.
VI
Du reste, on proférait des cris plutôt que des paroles suivies, et les propos échangés étaient si incohérents qu’il m’est impossible d’en donner un compte rendu. Stépan Trophimovitch lâcha une exclamation en français et frappa ses mains l’une contre l’autre, mais Barbara Pétrovna ne fit pas la moindre attention à lui. Maurice Nikolaïévitch lui-même murmura précipitamment quelques mots. Le plus échauffé de tous était Pierre Stépanovitch; à grand renfort de gestes, il s’efforçait de persuader quelque chose à Barbara Pétrovna, mais je fus longtemps sans pouvoir comprendre ce qu’il lui disait. Il s’adressait aussi à Prascovie Ivanovna et à Élisabeth Nikolaïevna, une fois même il cria je ne sais quoi à son père. Bref, il s’agitait extrêmement. Barbara Pétrovna, toute rouge, quitta brusquement sa place: «As-tu entendu, as-tu entendu ce qu’il lui a dit ici tout à l’heure?» cria-t-elle à Prascovie Ivanovna. Celle-ci, pour toute réponse, remua le bras en grommelant quelques paroles inintelligibles. La pauvre femme avait bien du souci: à chaque instant elle tournait la tête vers Lisa qu’elle regardait d’un air inquiet, mais elle n’osait pas se lever, avant que sa fille eût donné le signal du départ. Pendant ce temps, le capitaine, je m’en aperçus, essaya d’esquiver. Depuis l’apparition de Nicolas Vsévolodovitch, il était en proie à une frayeur incontestable, mais Pierre Stépanovitch le saisit par le bras et lui coupa la retraite.
– C’est nécessaire, il le faut, – ne cessait de dire le jeune homme debout devant le fauteuil sur lequel Barbara Pétrovna s’était rassise; elle l’écoutait avidement; il avait réussi à captiver toute l’attention de son interlocutrice.
– C’est nécessaire. Vous voyez vous-même, Barbara Pétrovna, qu’il y a ici un malentendu et que l’affaire paraît fort étrange, pourtant elle est claire comme une chandelle et simple comme le doigt. Je comprends très bien que personne ne m’a chargé de parler, et que j’ai l’air passablement ridicule quand je me mets ainsi en avant. Mais d’abord Nicolas Vsévolodovitch lui-même n’attache aucune importance à la chose, et enfin il y a des cas où l’intéressé se résout malaisément à donner une explication personnelle, il est plus facile à un tiers de raconter certaines particularités délicates. Croyez-le bien, Barbara Pétrovna, Nicolas Vsévolodovitch n’a aucun tort, quoiqu’il n’ait pas répondu à la question que vous lui avez adressée tout à l’heure. J’étais à Pétersbourg quand l’affaire s’est passée, il n’y a pas là de quoi fouetter un chat. Bien plus, toute cette aventure ne peut que faire honneur à Nicolas Vsévolodovitch, s’il faut absolument employer un terme aussi vague que le mot «honneur»…
– Vous voulez dire que vous avez été témoin du fait qui a donné naissance à ce… malentendu? demanda Barbara Pétrovna.
– J’en ai été témoin et j’y ai pris part, se hâta de répondre Pierre Stépanovitch.
– Si vous me donnez votre parole que cela ne blessera pas Nicolas Vsévolodovitch dans la délicatesse de ses sentiments pour moi à qui il ne cache rien… et si, en outre, vous êtes convaincu que par là vous lui ferez même plaisir…