Sapho
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Alphonse Daudet n'a pas seulement chant? la Provence perdue de son enfance. Dans Sapho, c'est un Paris bien incarn? qu'il met en sc?ne, celui de la boh?me artistique de son temps, se consumant dans l'ivresse de la f?te et des conqu?tes d'un soir. Jean, jeune proven?al fra?chement mont? ? Paris, s'?prend d'une tr?s belle femme – mod?le – connue sous le nom de Sapho. Sera-ce une de ces liaisons sans lendemain? Sapho n'est plus jeune et pressent qu'elle vit son dernier amour, mais, pour Jean, c'est le premier. D?calage du temps, d?saccord des ?mes… Trente ans avant le Ch?ri de Colette, Daudet a l'intuition magistrale de " ce genre d'amours auxquels le sentiment maternel ajoute une dimension d?licieuse et dangereuse "
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La tête dehors, il voyait fuir et diminuer et rouler dans le pelotonnement des terrains leur petit pavillon, dont la lueur n’était plus qu’une étoile égarée. Tout à coup il sentit une joie, un soulagement énormes. Comme on respirait, que c’était beau toute cette vallée de Meudon et ces grands coteaux noirs dégageant au loin un triangle étincelant d’innombrables lumières, égrenées vers la Seine en cordons réguliers! Irène l’attendait là, et il allait à elle de toute la vitesse du train, de tout son désir d’amoureux, de tout son élan vers l’honnête et jeune vie…
Paris!… Il arrêtait une voiture pour se faire conduire place Vendôme. Mais, sous le gaz, il aperçut ses vêtements, ses souliers couverts de boue, une boue lourde, épaisse, tout son passé qui le tenait encore pesamment et salement. «Oh! non, pas ce soir…» Et il rentra à son ancien hôtel, rue Jacob, où le Fénat lui avait retenu une chambre près de la sienne.
XIII
Le lendemain, Césaire, qui s’était chargé de la commission délicate d’aller à Chaville reprendre les effets, les livres de son neveu, consommer la rupture par le déménagement, revint fort tard, alors que Gaussin commençait à se fatiguer de toutes sortes de suppositions folles ou sinistres. Enfin un fiacre à galerie, lourd comme un corbillard, tourna le coin de la rue Jacob, chargé de caisses ficelées et d’une énorme malle qu’il reconnut pour la sienne, et l’oncle rentra mystérieux et navré:
– J’ai été long, pour ramasser le tout en une fois et n’être pas obligé d’y revenir…
Puis, montrant les colis que deux garçons rangeaient par la chambre:
– Ici le linge, les vêtements, là tes papiers, tes livres… Il ne manque que tes lettres; elle m’a supplié de les lui laisser encore pour les relire, avoir quelque chose de toi. J’ai pensé que ça n’offrait pas de danger… C’est une si bonne fille…
Il souffla longuement, assis sur la malle, et s’épongeant le front avec son mouchoir de soie écrue, large comme une serviette. Jean n’osait demander des détails, dans quelles dispositions il l’avait trouvée; l’autre n’en donnait pas, de peur de l’attrister. Et ils remplirent ce silence, difficile, gros de choses inexprimées, par des remarques sur le temps changé brusquement depuis la veille, tourné au froid, sur l’aspect lamentable de cette banlieue de Paris déserte et dénudée, plantée de cheminées d’usines et de ces énormes cylindres de fonte, réservoirs des maraîchers. Puis au bout d’un moment:
– Elle ne vous a rien donné pour moi, mon oncle?
– Non… tu peux être tranquille… Elle ne t’embêtera pas, elle a pris son parti avec beaucoup de résolution et de dignité…
Pourquoi Jean vit-il dans ce peu de mots une intention de blâme, un reproche de sa rigueur?
– C’est égal, corvée pour corvée, reprenait l’oncle, j’aimais mieux encore les griffes de la Mornas que le désespoir de cette malheureuse.
– Elle a beaucoup pleuré?
– Ah! mon ami… Et si bien, d’un tel cœur, que je sanglotais moi-même en face d’elle sans la force de…
Il s’ébroua, secoua son émotion d’un coup de tête de vieille chèvre:
– Enfin, que veux-tu? ce n’est pas ta faute… tu ne pouvais passer toute ta vie là… Les choses sont très convenablement faites, tu lui laisses de l’argent, un mobilier… Et maintenant, voguent les amours! Tâche de nous mener ton mariage rondement… Des affaires trop sérieuses pour moi, par exemple… Il faudra que le consul s’en mêle… Moi, je suis pour les liquidations de la main gauche…
Et brusquement repris d’un accès mélancolique, le front à la vitre, regardant le ciel bas qui ruisselait entre les toits:
– C’est égal, le monde devient triste… De mon temps on se séparait plus gaiement que ça.
Le Fénat parti, suivi de sa machine élévatoire, Jean, privé de cette bonne humeur remuante et bavarde, eut une longue semaine à passer, une impression de vide et de solitude, tout le noir désorientement d’un veuvage. En pareil cas, même sans le regret d’une passion, on cherche son double, il vous manque; car l’existence à deux, la cohabitation de la table et du lit, créent un tissu de liens invisibles et subtils, dont la solidité ne se révèle qu’à la douleur, à l’effort de la brisure. L’influence du contact et de l’habitude est si miraculeusement pénétrante que deux êtres vivant de la même vie en arrivent à se ressembler.
Ses cinq ans de Sapho n’avaient pu le pétrir encore à ce point; mais son corps gardait pourtant les marques de la chaîne, en subissait le lourd entraînement. Et de même que, plusieurs fois, ses pas l’auraient tout seuls dirigé vers Chaville au sortir de son bureau, il lui arrivait le matin de chercher à côté de lui sur l’oreiller les cheveux noirs en nappes lourdes, démordus de leur peigne, où tombait son premier baiser.
Les soirées surtout lui semblaient interminables, dans cette chambre d’hôtel qui lui rappelait les premiers temps de leur liaison, la présence d’une autre maîtresse délicate et silencieuse, dont la petite carte embaumait la glace d’un parfum d’alcôve et du mystère de son nom: Fanny Legrand. Alors il s’en allait se fatiguer, marcher, s’étourdir aux flonflons et aux lumières de quelque petit théâtre, jusqu’au moment où le vieux Bouchereau lui donnait le droit de passer trois soirées par semaine auprès de sa fiancée.
On s’était enfin entendu. Irène l’aimait, Unclé voulait bien; ce serait pour les premiers jours d’avril, à la fin du cours. Trois mois d’hiver à se voir, à s’apprendre, se désirer, faire la paraphrase aimante et charmante du premier regard qui lie les âmes et du premier aveu qui les trouble.
Le soir des accordailles, en rentrant chez lui sans la moindre envie de dormir, Jean éprouva le désir de faire sa chambre ordonnée et laborieuse, par cet instinct naturel de mettre notre vie en rapport avec nos idées. Il installa sa table et ses livres non encore déficelés, tassés au fond d’une de ces caisses faites à la hâte, les codes entre une pile de mouchoirs et une vareuse de jardin. De l’entrebâillement d’un dictionnaire de Droit commercial, le plus fréquemment feuilleté, tombait alors une lettre sans enveloppe, à l’écriture de la maîtresse.
Fanny l’avait confiée au hasard de travaux futurs, se méfiant de l’attendrissement trop court de Césaire, pensant qu’elle arriverait plus sûrement ainsi. Il se défendait d’abord de l’ouvrir, mais cédait aux premiers mots bien doux, bien raisonnables, dont l’agitation se sentait seulement au tremblé de la plume, à l’inégale conduite des lignes. Elle ne demandait qu’une grâce, une seule, qu’il revînt de temps à autre. Elle ne dirait rien, ne reprocherait rien, ni le mariage, ni cette séparation qu’elle savait absolue et définitive. Mais le voir!…
«Songe que c’est pour moi un coup terrible et si inattendu, si brusque… Je suis comme après une mort ou un incendie, ne sachant à quoi me prendre. Je pleure, j’attends, je regarde la place de mon bonheur. Il n’y aurait que toi pour m’acclimater à cette situation nouvelle… C’est une charité, viens me voir, que je ne me sente pas si seule… j’ai peur de moi…»