Sapho
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Alphonse Daudet n'a pas seulement chant? la Provence perdue de son enfance. Dans Sapho, c'est un Paris bien incarn? qu'il met en sc?ne, celui de la boh?me artistique de son temps, se consumant dans l'ivresse de la f?te et des conqu?tes d'un soir. Jean, jeune proven?al fra?chement mont? ? Paris, s'?prend d'une tr?s belle femme – mod?le – connue sous le nom de Sapho. Sera-ce une de ces liaisons sans lendemain? Sapho n'est plus jeune et pressent qu'elle vit son dernier amour, mais, pour Jean, c'est le premier. D?calage du temps, d?saccord des ?mes… Trente ans avant le Ch?ri de Colette, Daudet a l'intuition magistrale de " ce genre d'amours auxquels le sentiment maternel ajoute une dimension d?licieuse et dangereuse "
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– Ah! mon oncle, ce n’est pas le même genre de femme.
– Va donc, dit Césaire décachetant une boîte de cigares qu’il approchait de son oreille pour s’assurer s’ils étaient secs, tu n’es pas le premier qui la quitte…
– C’est pourtant vrai…
Et Jean se rattrapait avec bonheur à ce mot qui l’eût navré quelques mois auparavant. Au fond, l’oncle et son histoire comique le rassuraient un peu, mais ce qu’il n’admettait pas, c’était le mensonge en partie double pendant des mois, cette hypocrisie, ce partage, il ne pourrait jamais s’y résoudre et n’avait que trop attendu.
– Alors, comment veux-tu faire?…
Pendant que le jeune homme se débattait dans ces incertitudes, le membre du conseil de vigilance lissait sa barbe, essayait des sourires, des effets, des ports de tête, puis d’un air négligent:
– C’est loin d’ici qu’il demeure?
– Qui donc?
– Mais cet artiste, ce Caoudal dont tu m’as parlé pour mon buste… On pourrait aller voir ses prix, pendant qu’on est ensemble…
Caoudal, bien que célèbre, grand mangeur d’argent, occupait toujours rue d’Assas l’atelier de ses premiers succès. Césaire, tout en allant, s’informait de sa valeur artistique; il y mettrait le prix, certainement, mais ces messieurs du comité tenaient à une œuvre de premier ordre.
– Oh! ne craignez rien, mon oncle, si Caoudal veut bien s’en charger…
Et il lui énumérait les titres du sculpteur, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur et d’une foule d’ordres étrangers. Le Fénat ouvrait de grands yeux.
– Et vous êtes amis?
– Très amis.
– Ce Paris, pas moins!… comme on y fait de belles connaissances.
Gaussin aurait eu pourtant quelque honte à avouer que Caoudal était un ancien amant de Fanny, et qu’elle les avait mis en relation. Mais on eût dit que Césaire y pensait:
– C’est lui l’auteur de cette Sapho que nous avons à Castelet?… Alors il connaît ta maîtresse, et pourrait t’aider peut-être à la rupture. L’Institut, la Légion d’honneur, ça impressionne toujours une femme…
Jean ne répondit pas, songeant aussi peut-être à utiliser l’influence du premier amant.
Et l’oncle continuait d’un bon rire:
– à propos, tu sais, le bronze n’est plus chez ton père… Quand Divonne a su, quand j’ai eu le malheur de lui dire que ça représentait ta maîtresse, elle n’a plus voulu qu’il fût là… Avec les manies du consul, ses difficultés au moindre changement, ce n’était pas commode, surtout sans laisser soupçonner le motif… Oh! les femmes… Elle a si bien manœuvré qu’à cette heure M. Thiers préside sur la cheminée de ton père, et la pauvre Sapho se ronge de poussière dans la chambre du vent, avec les vieux chenets et les meubles hors d’usage; même qu’elle a reçu un atout dans le transport, le chignon cassé et sa lyre qui ne tient plus. La rancune de Divonne, sans doute, qui lui aura porté malheur.
Ils arrivaient rue d’Assas. Devant l’aspect modeste et travailleur de cette cité d’artistes, ces ateliers aux portes de remises numérotées, s’ouvrant de chaque côté d’une longue cour que terminent les bâtiments vulgaires d’une école communale aux perpétuelles mélopées de lecture, le président des submersionnistes eut de nouveaux doutes sur le talent d’un homme aussi médiocrement logé; mais sitôt entré chez Caoudal, il sut à quoi s’en tenir: «Pas pour cent mille francs, pas pour un million!…» hurlait le sculpteur au premier mot de Gaussin; et soulevant à mesure son grand corps du divan où il s’allongeait dans le désordre et l’abandon de l’atelier: «Un buste!… Ah bien! oui… mais regardez donc là-bas cet écrasement de plâtre en mille miettes… ma figure du prochain Salon que je viens de démolir à coups de maillet… Voilà le cas que j’en fais, de la sculpture, et si tentante que soit la binette du monsieur…
– Gaussin d’Armandy… président…
L’oncle rassemblait tous ses titres, mais il y en avait trop, Cadoual l’interrompit, et tourné vers le jeune homme:
– Vous me regardez, Gaussin… Vous me trouvez vieilli?…»
C’est vrai qu’il avait bien son âge dans ce jour tombé d’en haut sur les balafres, les creux et meurtrissures de sa tête viveuse et surmenée, sa crinière de lion montrant des râpes de vieux tapis, ses bajoues pendantes et flasques, et sa moustache aux tons de métal dédoré qu’il ne se donnait plus la peine de friser ni de teindre… à quoi bon?… Cousinard, le petit modèle, venait de partir.
– Oui, mon cher, avec mon mouleur, un sauvage, une brute, mais vingt ans!…
L’intonation rageuse et ironique, il arpentait l’atelier, bousculant d’un coup de botte l’escabeau qui le gênait au passage. Tout à coup, arrêté devant le miroir enguirlandé de cuivre au-dessus du divan, il se regardait avec une affreuse grimace:
– Suis-je assez laid, assez démoli, en voilà des cordes, des fanons de vieille vache!…
Il prenait son cou à poignée, puis dans un accent lamentable et comique, une prévoyance de vieux beau qui se pleure:
– Et dire que je regretterai ça, l’an prochain!…
L’oncle restait effaré. Cet académicien qui se tirait la langue racontait ses basses amours! Il y avait donc des toqués partout, même à l’Institut; et son admiration pour le grand homme s’amoindrissait de la sympathie qu’il ressentait pour ses faiblesses.
– Comment va Fanny?… Êtes-vous toujours à Chaville?… fit Caoudal subitement apaisé et venant s’asseoir à côté de Gaussin dont il tapotait familièrement l’épaule.
– Ah! la pauvre Fanny, nous n’avons plus longtemps à vivre ensemble…
– Vous partez?
– Oui, bientôt… et je me marie avant… Il faut que je la quitte.
Le sculpteur eut un rire féroce:
– Bravo! Je suis content… Venge-nous, mon petit, venge-nous de ces coquines-là. Lâche-les, trompe-les, et qu’elles pleurent, les misérables! Tu ne leur feras jamais autant de mal qu’elles en ont fait aux autres.
L’oncle Césaire triomphait:
– Tu vois, monsieur ne prend pas les choses aussi tragiquement que toi… Comprenez-vous cet innocent… ce qui le retient de s’en aller, c’est la peur qu’elle se tue!
Jean avoua très simplement l’impression que lui avait faite le suicide d’Alice Doré.
– Mais ce n’est pas la même chose, dit Caoudal vivement… Celle-là, c’était une triste, une molle aux mains tombantes… une pauvre poupée qui manquait de son… Déchelette a eu tort de croire qu’elle mourait pour lui… Un suicide par fatigue et ennui de vivre. Tandis que Sapho… ah! ouiche, se tuer… Elle aime bien trop l’amour et brûlera jusqu’au bout, jusqu’aux bobèches. Elle est de la race des jeunes premiers qui ne changent jamais de rôle, et finissent sans dents, sans cils, dans leur peau de jeunes premiers… Regardez-moi donc… Est-ce que je me tue?… J’ai beau avoir du chagrin, je sais bien que, celle-là partie, j’en prendrai une autre, qu’il m’en faudra toujours… Votre maîtresse fera comme moi, comme elle a déjà fait… Seulement, elle n’est plus jeune, et ce sera plus difficile.