Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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Il m’écouta très attentivement jusqu’au bout.
– Peut-être qu’en effet, selon mon habitude, j’ai fait une bêtise tantôt… Eh bien, si elle n’a pas compris pourquoi je suis parti ainsi, tant mieux pour elle.
Il se leva, alla ouvrir la porte, et se mit aux écoutes sur le carré.
– Vous désirez vous-même voir cette personne?
– Il le faut, mais comment faire? répondis-je.
– Il n’y a qu’à aller la trouver pendant qu’elle est seule. Lorsqu’il reviendra, il la battra s’il apprend que nous sommes venus. Je vais souvent la voir en cachette. Tantôt j’ai dû employer la force pour l’empêcher de la battre.
– Bah! Vraiment?
– Oui, pendant qu’il la rossait, je l’ai empoigné par les cheveux; alors, il a voulu me battre à mon tour, mais je lui ai fait peur, et cela a fini ainsi. Quand il reviendra ivre, je crains qu’il ne se venge sur elle, s’il se rappelle la scène que nous avons eue ensemble.
Nous descendîmes au rez-de-chaussée.
V
La porte des Lébiadkine n’était pas fermée à clef, nous n’eûmes donc pas de peine à entrer. Tout leur logement consistait en deux vilaines petites chambres, dont les murs enfumés étaient garnis d’une tapisserie sale et délabrée. Ces deux pièces avaient jadis fait partie de la gargote de Philippoff, avant que celui-ci eût transféré son établissement dans une maison neuve; sauf un vieux fauteuil auquel manquait un bras, le mobilier se composait de bancs grossiers et de tables en bois blanc. Dans un coin de la seconde chambre se trouvait un lit couvert d’une courte-pointe d’indienne; c’était là que couchait mademoiselle Lébiadkine; quant au capitaine, qui chaque nuit rentrait ivre, il cuvait son vin sur le plancher. Partout régnaient le désordre et la malpropreté; une grande loque toute mouillée traînait au milieu de la pièce, à côté d’une vieille savate. Il était évident que personne, là, ne s’occupait de rien; on n’allumait pas les poêles, on ne faisait pas la cuisine. Les Lébiadkine, à ce que m’apprit Chatoff, ne possédaient même pas de samovar. Quand le capitaine était arrivé avec sa sœur, il tirait le diable par la queue, et, comme l’avait dit Lipoutine, il avait commencé par aller mendier dans les maisons; depuis qu’il avait le gousset garni, il s’adonnait à la boisson, et l’ivrognerie lui faisait négliger complètement le soin de son intérieur.
Mademoiselle Lébiadkine, que je désirais tant voir, était tranquillement assise sur un banc dans un coin de la chambre, devant une table de cuisine. Lorsque nous ouvrîmes la porte, elle ne proféra pas un mot et ne bougea même pas de sa place. Chatoff me dit que l’appartement n’était jamais fermé, et qu’une fois elle avait passé toute la nuit dans le vestibule avec la porte grande ouverte. À la faible clarté d’une mince bougie fichée dans un chandelier de fer, j’aperçus une femme qui pouvait avoir une trentaine d’années, et qui était d’une maigreur maladive. Elle portait une vieille robe d’indienne de couleur sombre; son long cou était entièrement à découvert; ses rares cheveux, d’une nuance foncée, étaient réunis sur sa nuque en un chignon gros comme le poing d’un enfant de deux ans. Elle nous regarda d’un air assez gai; outre le chandelier, il y avait devant elle sur la table une petite glace entourée d’un cadre de bois, un vieux jeu de cartes, un recueil de chansons et un petit pain blanc déjà un peu entamé. On voyait que mademoiselle Lébiadkine se mettait du fard et se colorait les lèvres. Elle se teignait aussi les sourcils, qu’elle avait d’ailleurs longs, fins et noirs. Nonobstant son maquillage, trois longues rides apparaissaient assez nettement sur son front étroit et élevé. Je savais déjà qu’elle était boiteuse, autrement je ne me serais pas douté de son infirmité, car elle ne se leva ni ne marcha en notre présence. Jadis, dans la première jeunesse, ce visage émacié n’avait peut-être pas été laid; les yeux gris, doux et tranquilles, étaient restés remarquables; leur regard paisible, presque joyeux, avait quelque chose de rêveur et de sincère. Cette joie calme, qui se manifestait aussi dans le sourire de la pauvre femme, m’étonna après tout ce que j’avais entendu dire des mauvais traitements auxquels elle était en butte de la part de son frère. Loin d’éprouver la sensation de dégoût et même de crainte qui s’éveille d’ordinaire à la vue de ces malheureuses créatures frappées par la colère de Dieu, dans le premier moment je considérai mademoiselle Lébiadkine avec une sorte de plaisir, et, ensuite, l’impression qu’elle produisit sur moi fut de la pitié, mais nullement du dégoût.
– Elle passe ainsi les journées entières, toute seule, sans bouger: elle se tire les cartes ou se regarde dans la glace, dit Chatoff en me la montrant du seuil, – il ne la nourrit même pas. La vieille du pavillon lui apporte de temps en temps quelque chose pour l’amour du Christ. Comment la laisse-t-on ainsi seule avec une bougie?
J’étais étonné d’entendre Chatoff prononcer ces mots à haute voix comme si elle n’avait pas été dans la chambre.
– Bonjour, Chatouchka! dit d’un ton affable mademoiselle Lébiadkine.
– Je t’amène un visiteur, Marie Timoféievna, répondit Chatoff.
– Eh bien, on lui fera honneur. Je ne sais qui tu m’amènes, je ne me rappelle pas l’avoir jamais vu, reprit-elle en me regardant attentivement à la lueur de la bougie; puis elle se remit à causer avec Chatoff, et pendant toute la durée de la conversation elle ne fit pas plus d’attention à moi que si je ne m’étais pas trouvé à côté d’elle.
– Cela t’ennuyait, n’est-ce pas? de te promener tout seul dans ta chambrette? demanda-t-elle avec un rire qui découvrit deux rangées de dents admirables.
– Oui, c’est pourquoi je suis venu te voir.
Chatoff approcha un escabeau de la table, s’assit et m’invita à en faire autant.
– J’aime toujours à causer, seulement je te trouve drôle, Chatouchka, tu es comme un moine. Quand t’es-tu peigné? Donne-moi encore ta tête, dit-elle en tirant un peigne de sa poche, – je suis sûre que tu n’as pas touché à ta chevelure depuis que je t’ai peigné?
– Mais je n’ai pas de peigne, répondit en riant Chatoff.
– Vraiment? Eh bien, je t’en donnerai un, pas celui-ci, un autre; seulement n’oublie pas de t’en servir.
Elle commença à le peigner de l’air le plus sérieux, lui fit même une raie sur le côté, puis, après s’être un peu rejetée en arrière pour contempler son ouvrage et s’assurer qu’il ne laissait rien à désirer, elle remit son peigne dans sa poche.
– Sais-tu une chose, Chatouchka? dit-elle en hochant la tête, – tu es un homme de sens, et pourtant tu t’ennuies. Vous m’étonnez tous quand je vous regarde. Je ne comprends pas que des gens s’ennuient. Moi, je m’amuse.
– Tu t’amuses avec ton frère?
– Tu parles de Lébiadkine? C’est mon laquais. Il m’est absolument égal qu’il soit ici ou qu’il n’y soit pas. Je lui crie: Lébiadkine, apporte-moi de l’eau; Lébiadkine, donne-moi mes souliers, il court me les chercher; quelquefois il se trompe, et je me moque de lui.
– C’est la vérité, me fit observer Chatoff parlant cette fois encore à haute voix sans s’inquiéter aucunement de la présence de Marie Timoféievna; – elle le traite tout à fait comme un laquais; je l’ai moi-même entendue crier: «Lébiadkine, apporte-moi de l’eau», et elle riait en lui donnant cet ordre; seulement, au lieu d’obéir, il la bat, mais elle n’a pas du tout peur de lui. Elle est sujette à des attaques nerveuses qui se renouvellent presque chaque jour et lui enlèvent la mémoire; à la suite de ces accès, elle oublie tout ce qui vient de se passer et perd toute notion du temps. Vous croyez qu’elle se rappelle comment nous sommes entrés? c’est possible, mais à coup sûr elle a déjà tout arrangé à sa façon et nous prend maintenant Dieu sait pour qui, bien qu’elle n’oublie pas que je suis Chatouchka. Cela ne fait rien que je parle tout haut; elle cesse au bout d’un instant d’écouter ceux qui causent avec elle, et se met à rêver à part soi. En ce moment, son esprit bat la campagne. Elle est extraordinairement distraite. Durant huit heures consécutives, durant une journée entière, elle reste assise à la même place. Vous voyez ce pain sur la table: elle n’en a peut-être mangé qu’une bouchée, depuis ce matin, et elle l’achèvera demain. Tenez, à présent elle se tire les cartes…