Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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Chez nous, les trottoirs, qu’ils soient en briques ou en planches, sont fort étroits. Pierre Stépanovitch marchait au milieu du trottoir et l’occupait tout entier, sans faire la moindre attention à Lipoutine, qui, faute de pouvoir trouver place à ses côtés, était obligé, ou de lui emboîter le pas, ou de trotter sur le pavé boueux. Soudain Pierre Stépanovitch se rappela que, peu auparavant, il avait ainsi pataugé dans la boue, tandis que Stavroguine, comme lui-même maintenant, cheminait au milieu du trottoir et en occupait toute la largeur. Au souvenir de cette scène, la colère faillit l’étrangler.
Lipoutine, lui aussi, étouffait de rage en se voyant traiter si cavalièrement. Passe encore si Pierre Stépanovitch s’était contenté d’être incivil avec les autres sectionnaires, mais en user ainsi avec lui! Il en savait plus que tous ses collègues, il était plus intimement associé à l’affaire qu’aucun d’eux, et jusqu’à ce moment il y avait participé d’une façon constante, quoique indirecte. Oh! il n’ignorait pas que maintenant même Pierre Stépanovitch pouvait le perdre; mais depuis longtemps il le détestait, moins encore comme un homme dangereux que comme un insolent personnage. À présent qu’il fallait se résoudre à une pareille chose, il était plus irrité que tous les autres pris ensemble. Hélas! il savait que «comme un esclave» il serait demain le premier au rendez-vous, que même il y amènerait les autres, et si, avant cette fatale journée, il avait pu, d’une façon quelconque, faire périr Pierre Stépanovitch, – sans se perdre lui-même, bien entendu, – il l’aurait certainement tué.
Absorbé dans ses réflexions, il se taisait et suivait timidement son bourreau. Ce dernier semblait avoir oublié sa présence; de temps à autre seulement il le poussait du coude avec le sans gêne le plus grossier. Dans la plus belle rue de la ville, Pierre Stépanovitch interrompit brusquement sa marche et entra dans un restaurant.
– Où allez-vous donc? demanda vivement Lipoutine; – mais c’est un traktir.
– Je veux manger un beefsteak.
– Vous n’y pensez pas! cet établissement est toujours plein de monde.
– Eh bien, qu’est-ce que cela fait?
– Mais… cela va nous mettre en retard. Il est déjà dix heures.
– Où nous allons, on n’arrive jamais trop tard.
– Mais c’est moi qui serai en retard. Ils m’attendent, je dois retourner auprès d’eux après cette visite.
– Qu’importe? Pourquoi retourner auprès d’eux? Ce sera une bêtise de votre part. Avec l’embarras que vous m’avez donné, je n’ai pas dîné aujourd’hui. Mais, chez Kiriloff, plus tard on se présente, mieux cela vaut.
Pierre Stépanovitch se fit servir dans un cabinet particulier. Lipoutine, toujours fâché, s’assit sur un fauteuil un peu à l’écart et regarda manger son compagnon. Plus d’une demi-heure se passa ainsi. Pierre Stépanovitch ne se pressait pas et dînait de bon appétit; il sonna pour demander une autre moutarde, ensuite il se fit apporter de la bière, et toujours sans dire un seul mot à son acolyte. Il était fort préoccupé, mais chez lui les soucis de l’homme politique ne faisaient aucun tort aux jouissances du gastronome. Lipoutine finit par le haïr au point de ne plus pouvoir détacher de lui ses regards. C’était quelque chose comme un accès nerveux. Il comptait toutes les bouchées de beefsteak que Pierre Stépanovitch mangeait, il s’irritait en le voyant ouvrir la bouche, mâcher la viande et l’humecter de salive, il en vint à prendre en haine le beefsteak lui-même. À la fin, une sorte de brouillard se répandit sur ses yeux, la tête commençait à lui tourner, des sensations de chaleur brûlante et de froid glacial parcouraient alternativement son dos.
– Puisque vous ne faites rien, lisez cela, dit soudain Pierre Stépanovitch en lui jetant une petite feuille de papier.
Lipoutine s’approcha de la lumière et se mit en devoir de déchiffrer ce papier qui était couvert d’une écriture horriblement fine, avec des ratures à chaque ligne. Quand il en eut achevé la lecture, Pierre Stépanovitch régla son addition et sortit. Sur le trottoir, Lipoutine voulut lui rendre le papier.
– Gardez-le; je vous dirai ensuite pourquoi. Eh bien, qu’est-ce que vous en pensez?
Lipoutine trembla de tout son corps.
– À mon avis… une pareille proclamation… n’est qu’une absurdité ridicule.
Sa colère ne pouvait plus se contenir.
– Si nous nous décidons à répandre de pareils écrits, poursuivit-il tout frémissant, – nous nous ferons mépriser: on dira que nous sommes des sots et que nous n’entendons rien à l’affaire.
– Hum! Ce n’est pas mon avis, dit Pierre Stépanovitch, qui marchait à grands pas sur le trottoir.
– Moi, c’est le mien; est-il possible que ce soit vous-même qui ayez rédigé cela?
– Ce n’est pas votre affaire.
– Je pense aussi que les vers de la Personnalité éclairée sont les plus mauvais que l’on puisse lire, et que jamais ils n’ont pu être écrits par Hertzen.
– Vous ne savez pas ce que vous dites; ces vers-là sont fort bons.
– Par exemple, il y a encore une chose qui m’étonne, reprit Lipoutine, qui s’essoufflait à suivre Pierre Stépanovitch, – c’est qu’on nous propose de travailler à la destruction universelle. En Europe, il est naturel de désirer un effondrement général, parce que là le prolétariat existe, mais ici nous ne sommes que des amateurs et, à mon avis, nous ne faisons que de la poussière.
– Je vous croyais fouriériste.
– Il n’y a rien de pareil dans Fourier.
– Je sais qu’il ne s’y trouve que des sottises.
– Non, il n’y a pas de sottises dans Fourier… Excusez-moi, je ne puis pas croire à un soulèvement pour le mois de mai.
Lipoutine avait si chaud qu’il dut déboutonner son vêtement.
– Allons, assez, dit Pierre Stépanovitch avec un sang-froid terrible. – Maintenant, pour ne pas l’oublier, vous aurez à composer et à imprimer de vos propres mains cette proclamation. Nous allons déterrer la typographie de Chatoff, et demain vous la recevrez. Vous composerez la feuille le plus promptement possible, vous en tirerez autant d’exemplaires que vous pourrez, et ensuite vous les répandrez pendant tout l’hiver. Les moyens vous seront indiqués. Il faut un très grand nombre d’exemplaires, parce qu’on vous en demandera de différents côtés.
– Non, pardonnez-moi, je ne puis pas me charger d’une telle… je refuse.
– Il faudra pourtant bien que vous vous en chargiez.
– J’agis en vertu des instructions du comité central, et vous devez obéir.
– Eh bien, j’estime que nos centres organisés à l’étranger ont oublié la réalité russe et rompu tout lien avec la patrie, voilà pourquoi ils ne font qu’extravaguer… Je crois même que les quelques centaines de sections, censément éparpillées sur toute la surface de la Russie, se réduisent en définitive à une seule: la nôtre, et que le prétendu réseau est un mythe, répliqua Lipoutine, suffoqué de colère.