Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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Virguinsky, resté jusqu’alors silencieux, prit la parole d’un ton presque indigné:
– Permettez, nous avions, nous, l’intention de vous déclarer qu’une mesure si grave et en même temps si étrange, prise en dehors des membres, est le fait d’un despotisme qui ne tient aucun compte de nos droits.
– Ainsi vous niez? Eh bien, moi, j’affirme que c’est vous, vous seuls, qui avez brûlé la ville. Messieurs, ne mentez pas, j’ai des renseignements précis. Par votre indiscipline vous avez mis en danger l’œuvre commune elle-même. Vous n’êtes qu’une des mailles d’un réseau immense, et vous devez obéir aveuglément au centre. Cependant trois d’entre vous, sans avoir reçu les moindres instructions à cet égard, ont poussé les ouvriers de l’usine à mettre le feu, et l’incendie a eu lieu.
– Quels sont ces trois? Nommez-les!
– Avant-hier, entre trois et quatre heures, vous, Tolkatchenko, vous avez tenu des propos incendiaires à Fomka Zavialoff au Myosotis.
L’homme qui connaissait le peuple bondit d’étonnement:
– Allons donc, je lui ai à peine dit un mot, et encore sans intention, je n’attachais à cela aucune importance; il avait été fouetté le matin, voilà pourquoi je lui ai parlé ainsi; du reste, je l’ai quitté tout de suite, il était trop ivre. Si vous ne m’aviez pas rappelé la chose, je ne m’en serais pas souvenu. Ce n’est pas un simple mot qui a pu occasionner l’incendie.
– Vous ressemblez à un homme qui s’étonnerait en voyant une petite étincelle provoquer l’explosion d’une poudrière.
– Fomka et moi, nous étions dans un coin, et je lui ai parlé tout bas dans le tuyau de l’oreille; comment avez-vous pu savoir ce que je lui ai dit? s’avisa brusquement de demander Tolkatchenko.
– J’étais là, sous la table. Soyez tranquilles, messieurs, je n’ignore aucune de vos actions. Vous souriez malignement, monsieur Lipoutine? Mais je sais, par exemple, qu’il y a trois jours, dans votre chambre à coucher, au moment de vous mettre au lit, vous avez arraché les cheveux à votre femme.
Lipoutine resta bouche béante et pâlit.
(On sut plus tard comment ce détail était arrivé à la connaissance de Pierre Stépanovitch: il le tenait d’Agafia, la servante de Lipoutine, qu’il avait embauchée comme espionne.)
Chigaleff se leva soudain.
– Puis-je constater un fait? demanda-t-il.
– Constatez.
Chigaleff se rassit.
– Si j’ai bien compris, et il était impossible de ne pas comprendre, commença-t-il, – vous-même nous avez fait à plusieurs reprises un tableau éloquent, – quoique trop théorique, – de la Russie enserrée dans un filet aux mailles innombrables. Chacune des sections, recrutant des prosélytes et se ramifiant à l’infini, a pour tâche de miner sans cesse par une propagande systématique le prestige de l’autorité locale; elle doit semer le trouble dans les esprits, mettre le cynisme à la mode, faire naître des scandales, propager la négation de toutes les croyances, éveiller la soif des améliorations, enfin, si besoin est, recourir à l’incendie, comme à un procédé éminemment national, pour qu’au moment voulu le désespoir s’empare des populations. Je me suis efforcé de vous citer textuellement: reconnaissez-vous vos paroles dans cet exposé? Est-ce bien là le programme d’action que vous nous avez communiqué, comme fondé de pouvoirs d’un comité central, du reste complètement inconnu de nous jusqu’à présent et presque fantastique à nos yeux?
– C’est exact, seulement vous êtes bien long.
– Chacun a le droit de parler comme il veut. En nous donnant à croire que les mailles du réseau qui couvre la Russie se comptent déjà par centaines, et en nous faisant espérer que si chacun s’acquitte avec succès de sa tâche, toute la Russie à l’époque fixée, lorsque le signal sera donné…
– Ah! le diable m’emporte, vous nous faites perdre un temps précieux! interrompit Pierre Stépanovitch en s’agitant sur son fauteuil.
– Soit, j’abrège et je me borne, pour finir, à une question: nous avons déjà vu des scandales, nous avons vu le mécontentement des populations, nous avons assisté à la chute de l’administration provinciale et nous y avons aidé, enfin nous avons été témoins d’un incendie. De quoi donc vous plaignez-vous? N’est-ce pas votre programme. Que pouvez-vous nous reprocher?
– Votre indiscipline! répliqua avec colère Pierre Stépanovitch. – Tant que je suis ici, vous ne pouvez pas agir sans ma permission. Assez. Une dénonciation est imminente, et demain peut-être ou même cette nuit on vous arrêtera. Voilà ce que j’avais à vous dire. Tenez cette nouvelle pour sûre.
Ces mots causèrent une stupeur générale.
– On vous arrêtera non seulement comme instigateurs de l’incendie, mais encore comme membres d’une société secrète. Le dénonciateur connaît toute notre mystérieuse organisation. Voilà le résultat de vos incartades!
– C’est assurément Stavroguine! cria Lipoutine.
– Comment… pourquoi Stavroguine? reprit Pierre Stépanovitch qui, dans le premier moment, parut troublé. – Eh! diable, c’est Chatoff! ajouta-t-il se remettant aussitôt. – Maintenant, je crois, vous savez tous que, dans son temps, Chatoff a pris part à notre œuvre. Je dois vous le déclarer, en le faisant espionner par des gens qu’il ne soupçonne pas, j’ai appris non sans surprise que le secret du réseau n’en était plus un pour lui et… en un mot, qu’il savait tout. Pour se faire pardonner son passé, il va dénoncer tous ses anciens camarades. Jusqu’à présent il hésitait encore, aussi je l’épargnais. Maintenant, par cet incendie, vous avez levé ses derniers scrupules, il est très impressionné et il n’hésitera plus. Demain donc nous serons arrêtés et comme incendiaires et comme criminels politiques.
– Est-ce sûr? Comment Chatoff sait-il?
Les membres étaient en proie à une agitation indescriptible.
– Tout est parfaitement sûr. Je n’ai pas le droit de vous révéler mes sources d’information, mais voici ce que je puis faire pour vous provisoirement: par l’intermédiaire d’une tierce personne je puis agir sur Chatoff à son insu et l’amener à retarder de vingt-quatre heures sa dénonciation, de vingt-quatre heures seulement. Il m’est impossible d’obtenir un plus long sursis. Vous n’avez donc rien à craindre jusqu’à après-demain.
Tous gardèrent le silence.
– Il faut l’expédier au diable, à la fin! cria le premier Tolkatchenko.
– C’est ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps! ajouta avec colère Liamchine en frappant du poing sur la table.
– Mais comment s’y prendre? murmura Lipoutine.
En réponse à cette question, Pierre Stépanovitch se hâta d’exposer son plan: sous prétexte de prendre livraison de l’imprimerie clandestine qui se trouvait entre les mains de Chatoff, on attirerait ce dernier demain à la tombée de la nuit dans l’endroit solitaire où le matériel typographique était enfoui et – «là on lui ferait son affaire». Le jeune homme donna tous les éclaircissements nécessaires et renseigna ses auditeurs sur la position équivoque que Chatoff avait prise vis-à-vis de la société centrale. Ces détails étant déjà connus du lecteur, je n’y reviens plus.