Ensemble, cest tout
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"Et puis, qu'est-ce que ?a veut dire, diff?rents ? C'est de la foutaise, tonhistoire de torchons et de serviettes... Ce qui emp?che les gens de vivreensemble, c'est leur connerie, pas leurs diff?rences... " Camille dessine.Dessinais plut?t, maintenant elle fait des m?nages, la nuit. Philibert, aristopur jus, h?berge Franck, cuisinier de son ?tat, dont l'existence tourne autourdes filles, de la moto et de Paulette, sa grand-m?re. Paulette vit seule, tombebeaucoup et cache ses bleus, paniqu?e ? l'id?e de mourir loin de son jardin. Cesquatre l? n'auraient jamais d? se rencontrer. Trop perdus, trop seuls, tropcaboss?s... Et pourtant, le destin, ou bien la vie, le hasard, l'amour -appelez?a comme vous voulez -, va se charger de les bousculer un peu. Leur histoire,c'est la th?orie des dominos, mais ? l'envers. Au lieu de se faire tomber, ilss'aident ? se relever."
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Quand l'encre fut prête, elle lui désobéit et commença par de petits exercices dans un coin de la nappe pour se réapproprier des souvenirs trop lointains. Elle fit d'abord cinq taches, de la plus noire à la plus diluée pour se remémorer les couleurs de l'encre, essaya ensuite différents traits et réalisa qu'elle les avait presque tous oubliés. En demeuraient certains : la corde défaite, le cheveu, la goutte de pluie, le fil enroulé et les poils de bœuf. Vinrent ensuite les points. Son maître lui en avait enseigné plus de vingt, elle n'en retrouva que quatre : le rond, le rocher, le riz et le frisson.
Assez. Tu es prête maintenant... Elle saisit le pinceau le plus fin entre son pouce et son majeur, tendit son bras au-dessus de la nappe et attendit encore quelques secondes.
Le vieux, qui n'avait rien perdu de son manège, l'encouragea en fermant les yeux.
Camille Fauque sortit d'un long sommeil avec un moineau, puis deux, puis trois, puis une volée d'oiseaux à l'œil moqueur.
Elle n'avait rien dessiné depuis plus d'un an.
* * *
Enfant, elle parlait peu, encore moins qu'aujourd'hui. Sa mère l'avait obligée à suivre des leçons de piano et elle détestait ça. Une fois, alors que son professeur était en retard, elle avait pris un gros marqueur et avait dessiné, consciencieusement, un doigt sur chacune des touches. Sa mère lui avait dévissé le cou et son père, pour calmer tout le monde, était revenu le week-end suivant avec l'adresse d'un peintre qui donnait des cours une fois par semaine.
Son père mourut peu de temps après et Camille n'ouvrit plus jamais la bouche. Même pendant ses cours de dessin avec ce monsieur Doughton (elle disait Dougue-ton) qu'elle aimait tant, elle ne parlait plus.
Le vieil Anglais ne s'en formalisa pas et continua de lui indiquer des sujets ou de lui enseigner des techniques en silence. Il montrait l'exemple et elle l'imitait, se bornant à hocher la tête pour dire oui ou non. Entre eux, et dans cet endroit seulement, tout allait bien. Son mutisme même semblait les arranger. Il n'avait pas à chercher ses mots en français et elle se concentrait plus facilement que ses condisciples.
Un jour pourtant, alors que tous les autres élèves étaient partis, il brisa leur accord tacite et lui adressa la parole pendant qu'elle s'amusait avec des pastels :
— Tu sais, Camille, à qui tu me fais penser ? Elle secoua la tête.
— Eh bien, tu me rappelles un peintre chinois qui s'appelait Chu Ta... Tu veux que je te raconte son histoire ?
Camille fit oui, mais il s'était retourné pour éteindre sa bouilloire.
— Je ne t'entends pas Camille... Tu ne veux pas que je te la raconte ?
Il la dévisageait à présent.
— Réponds-moi, petite fille. Elle lui jeta un regard noir.
— Pardon ?
— Si, articula-t-elle enfin.
Il ferma les yeux en signe de contentement, se servit un bol et vint s'asseoir près d'elle.
— Quand il était enfant, Chu Ta était très heureux... Il but une gorgée de thé.
— C'était un prince de la dynastie des Ming... Sa famille était très riche et très puissante. Son père et son grand-père étaient des peintres et des calligraphies célèbres et le petit Chu Ta avait hérité de leurs talents. Figure-toi qu'un jour, alors qu'il n'avait pas huit ans, il dessina une fleur, une simple fleur de lotus couchée sur un étang... Son dessin était si beau, si beau, que sa mère décida de l'accrocher dans leur salon. Elle affirmait que grâce à lui, on sentait une petite brise fraîche dans cette grande pièce et que même, on pouvait respirer le parfum de la fleur quand on passait devant. Tu te rends compte ? Même le parfum ! Et sa mère ne devait pas être commode... Avec un mari et un père peintres, elle en avait vu d'autres...
Il se pencha de nouveau sur son bol.
— Ainsi grandit Ta, dans l'insouciance, le plaisir et la certitude d'être un jour, lui aussi, un grand artiste... Hélas, quand il eut dix-huit ans, les Mandchous prirent le pouvoir à la place des Ming. Les Mandchous étaient des gens cruels et brutaux qui n'aimaient pas les peintres et les écrivains. Ils leur interdirent donc de travailler. C'était là la pire chose qu'on puisse leur imposer, tu t'en doutes bien... La famille de Chu Ta ne connut plus jamais la paix et son père mourut de désespoir. Du jour au lendemain, son fils, qui était un coquin, qui aimait rire, chanter, dire des bêtises ou réciter de longs poèmes fit une chose incroyable... Oh ! mais qui vient là ? demanda monsieur Doughton, avisant son chat qui s'était posé sur le rebord de la fenêtre et commençant avec lui, exprès, une longue conversation bébête.
— Qu'est-ce qu'il a fait ? finit-elle par murmurer.
Il cacha son sourire dans les broussailles de sa barbe et continua comme si de rien n'était :
— Il a fait une chose incroyable. Une chose que tu ne devineras jamais... Il a décidé de se taire pour toujours. Pour toujours, tu m'entends ? Plus un seul mot ne sortirait de sa bouche ! Il était écœuré par l'attitude des gens autour de lui, ceux qui reniaient leurs traditions et leurs croyances pour être bien vus des Mandchous et il ne voulait plus jamais leur adresser la parole. Qu'ils aillent au diable ! Tous ! Ces esclaves ! Ces lâches ! Alors, il écrivit le mot Muet sur la porte de sa maison et si certaines personnes essayaient de lui parler quand même, il déployait devant son visage un éventail où il avait aussi écrit Muet et l'agitait dans tous les sens pour les faire fuir...
La petite fille buvait ses paroles.
— Le problème, c'est que personne ne peut vivre sans s'exprimer. Personne... C'est impossible... Alors Chu Ta, qui avait comme tout le monde, comme toi et moi par exemple, beaucoup de choses à dire, eut une idée géniale. Il partit dans les montagnes, loin de tous ces gens qui l'avaient trahi et se mit à dessiner... Désormais, c'était ainsi qu'il allait s'exprimer et communiquer avec le reste du monde : à travers ses dessins... Tu veux les voir ?
Il alla chercher un grand livre blanc et noir dans sa bibliothèque et le posa devant elle :
— Regarde comme c'est beau... Comme c'est simple... Juste un trait, et voilà... Une fleur, un poisson, une sauterelle... Regarde ce canard, comme il a l'air fâché et ces montagnes, là, dans la brume... Regarde comment il a dessiné la brume... Comme si ce n'était rien, que du vide... Et ces poussins, là ? Ils ont l'air si doux qu'on a envie de les caresser. Regarde, son encre est comme un duvet... Son encre est douce... Camille souriait.
— Tu veux que je t'apprenne à dessiner comme lui ? Elle hocha la tête.
— Tu veux que je t'apprenne ?
— Oui.
Quand tout fut prêt, quand il eut fini de lui montrer comment tenir le pinceau et de lui expliquer cette histoire de premier trait si important, elle resta un moment perplexe. Elle n'avait pas bien saisi et croyait qu'il fallait exécuter tout le dessin d'un seul tenant sans lever la main. C'était impossible.
Elle réfléchit longtemps à un sujet, regarda autour d'elle et avança le bras.
Elle fit un long trait ondulé, une bosse, une pointe, une autre pointe, descendit son pinceau en un long déhanché et revint sur la première ondulation. Comme son professeur ne regardait pas, elle en profita pour tricher, leva le pinceau pour ajouter une grosse tache noire et six petites ratures. Elle préférait lui désobéir plutôt que de dessiner un chat sans moustache.
Malcolm, son modèle, dormait toujours sur la fenêtre et Camille, dans un souci de vérité, termina donc son dessin par un fin rectangle autour du chat.
Elle se leva ensuite pour aller le caresser et, quand elle se retourna, elle remarqua que son professeur la dévisageait d'une drôle de façon, presque méchamment :
— C'est toi qui as fait ça ?
Il avait donc vu sur son dessin qu'elle avait levé le pinceau plusieurs fois... Elle grimaça.
— C'est toi qui as fait ça, Camille ?
— Oui...
— Viens par là, s'il te plaît.