Truismes
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«Le directeur a ?t? tr?s gentil avec moi le jour de mon embauche. J'ai eu la permission de g?rer ma parfumerie toute seule. ?a marchait bien. Seulement, quand les premiers sympt?mes sont apparus, j'ai d? quitter la parfumerie. Ce n'?tait pas une histoire de d?cence ni rien; c'est juste que tout devenait trop compliqu?. Heureusement, j'ai rencontr? Edgar, et Edgar, comme vous le savez, est devenu pr?sident de la R?publique. C'?tait moi, l'?g?rie d'Edgar. Mais personne ne m'a reconnue. J'avais trop chang?. Est-ce que j'avais rat? la chance de ma vie? En tout cas, je ne comprenais toujours pas tr?s bien ce qui m'arrivait. C'?tait surtout ce bleu sous le sein droit qui m'inqui?tait…»
Premier roman de Marie Darrieussecq. Truismes a connu un grand succ?s. Il a ?t? traduit dans plus de quarante pays.
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J'ai eu très envie d'aller prendre une douche quelque part. La clé de chez Honoré, je l'avais perdue avec mes sacs à l'église. La petite salle d'eau de la parfumerie, avec jacuzzi et huiles de senteur, je risquais de la trouver occupée même à l'aube, car elle servait souvent aux extras. On pouvait aussi trouver des inconvénients à ce métier, c'est sûr, la fatigue, le surmenage. J'avais une étrange sensation de flottement. Il y avait de la boue partout dans les rues à cause des averses de la veille et de la dégradation chronique de la voirie. Je marchais péniblement en essayant d'éviter les flaques pour ne pas salir un peu plus ma pauvre robe, et je réfléchissais à un hôtel possible, pas trop cher, le long du périphérique peut-être. Mais la boue, je ne sais pas, ça me tournait la tête pour ainsi dire. J'ai fait quelques centaines de mètres et je me suis assise sur un banc, dans un tout petit square près d'un parking. Il y avait une femme assez jeune qui essayait de plier une poussette pour la faire entrer dans le coffre de sa voiture. Le bébé était posé par terre dans un siège-auto, au milieu d'un tas d'affaires, des valises, des paniers, un couffin, des jouets, des paquets de langes. Je me suis approchée. La femme avait l'air très fatiguée, elle était bouffie du visage avec des plaques rouges sous les yeux. Le bébé poussait des cris aigus. J'ai voulu lier conversation mais je n'ai rien pu articuler. Voilà des jours et des jours que je n'avais pas parlé, depuis que je n'avais rien trouvé à dire au curé. J'ai ouvert la bouche, mais je n'ai réussi qu'à pousser une sorte de grognement. Le bébé m'a regardée bizarrement et ses sanglots ont redoublé. La femme a pris comme qui dirait peur en me voyant. Elle a rabattu le coffre de sa voiture en écrasant à demi la poussette et elle a pris le siège-auto dans ses bras, on ne la voyait presque plus derrière. Je me suis penchée sur le bébé. Je l'ai flairé. Il sentait bon le lait et l'amande. Je ne sais pas, ça m'aurait fait du bien de me coller contre les jambes de la femme et qu'elle me parle gentiment, et peut-être d'accompagner ces deux personnes où elles allaient. J'ai poussé le bébé d'un coup de nez, la femme s'est mise à crier et le bébé, lui, je ne sais pas s'il riait ou s'il pleurait. Il me semble, comment dire, que ça m'aurait été facile de le manger, de planter mes dents dans cette chair bien rose, ou alors que la femme me le donne et que je l'emmène avec moi. Il sentait tellement bon, il avait l'air tellement facile à rouler sur le sol, comme un gros culbuto. La femme a hurlé et elle est partie à toutes jambes avec le siège-auto dans les bras. Elle a laissé toutes les affaires par terre. Je me suis mise à fouiller du nez. Il y avait un biberon tout prêt, je l'ai liché en deux secondes, c'était tiède et sucré. Le gros paquet de langes propres, je l'ai tout déchiqueté du museau, et dans un panier j'ai trouvé des pommes délicieuses qui m'ont fait bien plaisir. J'ai éventré les valises mais il n'y avait que des vêtements dedans. J'ai mâché quelques jouets en plastique pour me faire les dents, et puis j'ai cassé des petits pots pour voir si c'était bon. Ce n'était pas mauvais, ça m'a fait des protéines. Je me suis un peu coupé la langue à lécher les éclats de verre et j'ai dû en avaler quelques-uns aussi, je sentais que ça se pulvérisait sous mes molaires. J'ai roté et je me suis assise par terre. En voyant devant moi cette voiture et toutes ces choses abandonnées, j'ai eu comme un éclair de compréhension et je me suis dit que cette femme devait quitter sa maison pour de bon en emmenant son bébé et ses affaires et en laissant derrière elle je ne sais quel mari. Ça m'a fait de la peine de lui avoir compliqué les choses. Je me suis rapprochée de la voiture et j'ai essayé de remettre un peu d'ordre, mais ça ne marchait pas. En désespoir de cause j'ai tout piétiné et j'ai tiré avec les dents un vêtement qui dépassait d'une valise, je me suis dit que ça ferait l'affaire pour remplacer ma robe sale. J'ai traîné le vêtement vers le banc. Je l'ai posé dessus aussi soigneusement que j'ai pu. Et puis j'ai vu une flaque, sous le banc. Une belle flaque avec de la boue bien tiède sous le soleil et de l'eau de pluie fraîchement tombée. Je me suis allongée dans la flaque et j'ai étiré les pattes, ça m'a fait un bien fou aux articulations. Ensuite je me suis roulée plusieurs fois dedans, c'était délicieux, ça faisait du frais sur ma peau irritée et ça détendait tous mes muscles, ça me massait le dos et les hanches. Je me suis à moitié assoupie. J'étais toute parfumée à la boue et à l'humus et j'avais le nez à contresens du vent, une grossière erreur. Je n'ai pas senti venir les gens. Heureusement, ce sont eux qui se sont arrêtés. J'ai perçu leur présence à temps et je me suis retournée. C'était la femme, le bébé, et un gendarme. «C'est mons trueux! » a dit le gendarme. Et il a dégainé son arme en tremblant. Ça m'a sauvée, qu'il tremble. J'ai juste eu le temps d'emporter la robe dans mes dents, et de courir, courir, de traverser le boulevard entre les voitures qui klaxonnaient. Je me suis cachée sous une porte cochère. J'ai eu un mal fou ensuite à sortir de ce quartier parce qu'ils avaient bouclé les rues et organisé une battue avec des chiens. Heureusement j'ai vu de très gros rats sortir d'une plaque d'égout mal scellée, je l'ai poussée du nez et j'ai pu entrer sous la terre. Je ne sais pas combien de temps j'ai passé dans les égouts. On n'y était pas si mal. Il faisait chaud, il y avait une bonne boue bien couvrante. Je suis ressortie une nuit. Je voulais partir à la campagne, je sentais que j'y serais mieux. Je commençais à avoir faim sous la terre, je ne mange pas comme les rats tout de même. La rue où j'étais ressortie était pleine d'affiches électorales collées aux murs. Il y avait celles de mon candidat si je puis dire, souriant en médaillon à côté de moi, et ce soir-là sous la lueur des lampadaires je me suis trouvée pas mal du tout, fraîche et rose. C'était le maquillage bien sûr, et les spotlights, mais ça m'a fait du bien au moral de voir que tout de même j'étais photogénique dans ma petite robe, et que je faisais gironde et saine. Pour un monde plus sain, c'était écrit en gros entre Edgar et moi. Je me suis dit que c'était un slogan de circonstance; je veux dire, je sortais des égouts. Je n'avais pas perdu tout sens moral. Allez, je me suis dit, on va faire un effort. J'ai retrouvé dans le fond de ma tête cette vieille idée d'aller prendre une douche, et dans le fond de mes poches la liasse de billets, un peu humide mais intacte. J'ai pris une grande inspiration. J'ai poussé un cri comme les karatékas, et han! je me suis redressée. La douleur dans les reins m'a coupé le souffle. Quand j'ai vu ma robe, toute tendue devant moi et gonflée par mes six mamelles, surtout comparée à comme elle était fraîche et jolie avant sur la photo, ça m'a fait un peu mal. J'étais quand même dans un drôle d'état. Une douche, j'ai répété dans ma tête. J'ai marché aussi vite que j'ai pu. Je suis entrée dans un hôtel en bordure du périphérique. J'ai mis un billet dans un distributeur et j'ai reçu une sorte de carte magnétique qui ouvrait la porte de la chambre et celle de la salle de bains. L'hôtel avait l'air désert, mais c'était parce que tout était fait par les cartes magnétiques. Je me suis déshabillée dans la chambre, la douche était juste à côté. J'ai enlevé un peignoir tout propre de son emballage plastique, avec marqué with compliments, et je suis allée prendre une douche. J'ai frotté fort. L'eau, au début, ça m'a fait bizarre, ensuite j'ai bu tout mon saoul et je me suis dit que ça ressemblait à la pluie. Je me suis ébrouée et roulée un peu sur le carrelage, mais c'était froid et dur. Le savon with compliments m'a rappelé la parfumerie, et aussi les racines les plus délicieuses, il sentait bon l'hamamélis. J'en ai croqué un bout mais pour le coup, c'était dégueulasse. Je me suis demandé ce que j'aimais le plus, les racines ou la parfumerie. En tout cas les égouts c'était quand même trop sale, et surtout ça manquait de lumière. Il y avait toujours les crocodiles à craindre, aussi. J'ai pleuré un peu, sous la douche, ça m'a comme qui dirait détendue. Je n'arrivais pas à savoir ce qu'il fallait que je fasse après. L'hôtel ressemblait à une sorte de sas entre la ville et le périphérique. Tout y était automatique. Je voyais par ma fenêtre des gens entrer et sortir. J'évitais soigneusement de les croiser, ils avaient tous l'air de savoir où ils allaient, quoi faire après. Moi je ne faisais rien, je regardais la télévision, je prenais des douches. Par la fenêtre je voyais les fumées d'Issy-les-Moulineaux, quelques oiseaux dans le ciel, des parkings immenses, des supermarchés. J'ai passé plusieurs jours dans cet hôtel, étendue sur mon lit entre deux douches. Je descendais une fois par jour mettre un billet dans le distributeur. Dans le miroir de la chambre, je prenais plaisir à me regarder. J'étais toute propre. Je me reposais. Je restais sur mon lit et je n'avais plus mal au dos. J'avais moins de bouffissures sur le visage. Je m'efforçais de retrouver figure humaine, je dormais beaucoup, je me coiffais. Mes cheveux étaient presque tous tombés dans les égouts mais ils repoussaient maintenant. Je rognais mes ongles, je rasais mes jambes, et je voyais mes mamelles dégonfler, devenir de moins en moins visibles, il ne restait plus que les taches foncées des mamelons. J'avais même lavé ma robe en prévision d'un jour où je sortirais. Peu à peu j'ai lié connaissance avec l'homme de ménage. J'avais beaucoup maigri, à rester là sans bouger. On s'est mis d'accord par signes avec l'homme de ménage, il m'a monté des hamburgers tous les jours. Le steak à 80% de soja passait bien, et la salade, le ketchup, je me suis mise à prendre du poids un peu plus harmonieusement. Au bout d'un moment je n'ai plus eu de billets à mettre dans le distributeur, alors je me suis arrangée avec l'homme de ménage qui a cassé la serrure magnétique de ma chambre et a eu droit de venir me voir deux fois par jour. Il m'a même expliqué comment prendre des douches gratuites en coinçant la porte avec ma carte périmée, mais j'ai failli me noyer, il ne m'avait pas prévenue que ça se désinfectait automatiquement après chaque passage. Je me suis payé une belle allergie aux produits, mais il m'a gentiment soignée. Comme il parlait arabe la conversation n'était pas un problème, on ne se disait rien, on se faisait des signes, on s'aimait bien. Je ne sais pas comment ça se fait, au bout d'un moment j'ai pu entrer à nouveau dans mes vieux vêtements; je veux dire, celui que j'avais volé dans la voiture de la femme m'allait assez bien, me seyait même à la taille. C'était peut-être la douche, ou les hamburgers, ou dormir dans un vrai lit, ou alors le contact quotidien avec l'homme de ménage. Il est devenu amoureux de moi, l'homme de ménage, il faut dire que j'étais assez appétissante à nouveau, et moi j'aurais bien passé le reste de mes jours dans cet hôtel avec lui. Dans ma chambre je mettais des fleurs que j'allais cueillir le soir le long du périphérique, je ne les mangeais pas ni rien. L'homme de ménage faisait le ménage tous les jours, c'était tout propre chez moi. Un jour il m'a offert un photomaton de lui et je l'ai accroché au mur. Ça devenait cosy. Je me suis retrouvée enceinte, pour le coup ça ne faisait aucun doute. J'ai réussi à comprendre le nom de l'homme de ménage mais pas à le répéter, ce qui fait qu'hélas je l'ai oublié aujourd'hui. Il était aux petits soins avec moi depuis qu'il avait compris mon état. Edgar je ne sais plus quoi a gagné les élections. J'ai vu ça à la télé, il posait devant mon affiche et il avait l'air tout réjoui. J'étais contente pour lui. J'ai pu comparer mon visage à la télé et mon visage dans le miroir de la chambre, j'étais redevenue tout à fait présentable. Je me suis dit que ce serait une bonne idée si j'allais trouver Edgar pour lui demander du travail, que puisque j'étais leur figure de proue, leur leader charismatique en quelque sorte, le parti d'Edgar m'en fournirait sûrement. Finalement je m'étais fait de sacrées relations, j'avais parié sur le bon cheval en misant sur Edgar. J'ai décidé de faire un effort de présentation supplémentaire. Je me suis donné une semaine pour perdre d'autres kilos, me redresser complètement, parvenir peut-être à me maquiller un peu et à articuler. Je refusais désormais les hamburgers de l'homme de ménage et il voyait d'un très mauvais œil que je ne me nourrisse plus que de salade. Je suis devenue moins rougeaude. Mes premières semaines de grossesse me fatiguaient et me creusaient les joues. Et puis les gendarmes sont venus à l'hôtel et ils ont embarqué l'homme de ménage. Je ne l'ai plus jamais revu, sauf une fois à la télé, on le faisait monter dans un avion avec d'autres gens devant des mitraillettes et il pleurait. Ça m'a fait de la peine, mais c'étaient les premières mesures du programme d'Edgar. Comme ils n'ont retrouvé personne à l'hôtel pour nettoyer les toilettes et les lits et tout ça, l'hôtel est devenu très sale. Il n'y avait que les douches à désinfection automatique qui fonctionnaient encore, mais souvent elles tombaient en panne et noyaient quelques clients. On est venu fermer l'hôtel et je me suis retrouvée à la rue. Je me suis dit que puisque Edgar avait viré tous les arabes il allait me donner facilement du travail, cet Edgar c'était le bon cheval. Mais je ne sais pas ce qui s'est passé, l'émotion peut-être de me retrouver dehors, ou alors le départ de l'homme de ménage, j'ai été prise de crampes terribles au beau milieu de la rue. Je me suis recroquevillée et j'ai vu que je perdais beaucoup de sang. Je me suis évanouie. Le SAMU-SDF est arrivé et c'est eux qui m'ont réveillée. Je me sentais bizarre. Le gendarme qui était avec eux a dit: «Mais c'est la SPA qu'il faut appeler! » A côté de moi par terre il y avait six petites choses sanglantes qui remuaient. Vu la forme que ça avait j'ai bien vu que ça ne ferait pas long feu. Le gendarme a voulu s'approcher et j'ai montré les dents. Les gens du SAMU-SDF n'osaient pas s'emparer de moi. Je me suis relevée avec difficulté, j'avais très mal au ventre. J'ai mis les six petites choses dans ma gueule, j'ai défoncé une plaque d'égout et je suis descendue sous terre. J'ai léché les petites choses le plus soigneusement possible. Quand elles sont devenues froides, ça a fait comme si ça ne pouvait plus continuer en moi. Je me suis roulée en boule et je n'ai plus pensé à rien.