Truismes
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«Le directeur a ?t? tr?s gentil avec moi le jour de mon embauche. J'ai eu la permission de g?rer ma parfumerie toute seule. ?a marchait bien. Seulement, quand les premiers sympt?mes sont apparus, j'ai d? quitter la parfumerie. Ce n'?tait pas une histoire de d?cence ni rien; c'est juste que tout devenait trop compliqu?. Heureusement, j'ai rencontr? Edgar, et Edgar, comme vous le savez, est devenu pr?sident de la R?publique. C'?tait moi, l'?g?rie d'Edgar. Mais personne ne m'a reconnue. J'avais trop chang?. Est-ce que j'avais rat? la chance de ma vie? En tout cas, je ne comprenais toujours pas tr?s bien ce qui m'arrivait. C'?tait surtout ce bleu sous le sein droit qui m'inqui?tait…»
Premier roman de Marie Darrieussecq. Truismes a connu un grand succ?s. Il a ?t? traduit dans plus de quarante pays.
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Je suis revenue chez Honoré parce que je ne savais pas où aller. J'ai eu une mauvaise surprise. Honoré avait mis toutes mes affaires sur le palier, mes échantillons de produits de beauté, ma lingerie, ma blouse blanche et mon pantalon gris trop étroit. Heureusement que j'avais gagné une robe mettable à l'Aqualand. J'ai rassemblé mes affaires. Là, en ramassant ma blouse par terre, je me suis aperçue qu'elle était tachée de sang. Je l'ai lâchée tout de suite, avec dégoût. Ça a fait un bruit mou sur le sol. Honoré avait égorgé mon petit cochon d'Inde et il l'avait mis dans la poche avant de ma blouse. Je n'ai pas pu reprendre la blouse. J'ai vomi. Il y avait du sang de cochon partout sur le palier, et du vomi. Honoré n'allait pas être content en ouvrant la porte. Je suis repartie, j'avais du mal à marcher. Mes hanches me brûlaient, ma tête était très lourde, je piquais du nez, il fallait que je fasse attention pour tenir le cou droit. Ça me faisait comme une crampe dans la nuque et dans les reins. Je me suis mise à marcher dans la banlieue. Le jour se levait. Dans une poubelle j'ai trouvé deux sacs plastiques pour emballer mes affaires, c'était plus pratique pour marcher. Je me suis arrêtée sur un banc tellement mes articulations me faisaient mal. Ça m'a fait du bien de rester un peu recroquevillée. Les oiseaux ont commencé à chanter. Je reconnaissais les merles, et il y avait même un rossignol du côté des fumées d'Issy-les-Moulineaux. Je ne savais pas jusque-là que j'étais capable de distinguer le chant des rossignols. Il y avait aussi quelques rats qui cherchaient à manger au bord des bouches d'égout, de petites souris jaunes, et un chat à l'affût. J'ai observé longtemps le manège du chat. Ça m'a donné faim. J'avais passé toute la nuit avec seulement de la salade tropicale dans l'estomac, et en plus j'avais tout vomi. Le ciel était gris pâle avec des traînées roses, et les fumées des usines étaient vert vif dans l'aube; je ne sais pas pourquoi ça me faisait un tel effet, j'étais comme qui dirait émue. Les merles et le rossignol commençaient à se taire, et maintenant c'étaient les moineaux qui pépiaient, les petits dans les nids réclamaient leur pitance. Je me sentais incroyablement éveillée et affamée. J'ai roulé sur le côté et j'ai glissé du banc. Je suis tombée à quatre pattes. J'étais bien plantée dans le sol, ça tenait ferme sous moi, je n'avais plus mal nulle part; c'était comme un intense repos dans le corps. Alors j'ai commencé à manger. Il y avait des marrons et des glands. A cet endroit de la banlieue on a planté des chênes d'Amérique qui deviennent rouge vif à l'automne. Les glands surtout étaient délicieux, avec comme un petit goût de terres vierges. Ça croquait sous la dent et ensuite les fibres se défaisaient dans la salive, c'était coriace et rude, ça tenait bien au ventre. J'avais un intense goût d'eau et de terre dans la bouche, un goût de forêt, de feuilles mortes. Il y avait beaucoup de racines aussi, qui sentaient bon la réglisse, l'hamamélis et la gentiane, et dans la gorge c'était doux comme un dessert, ça faisait baver en longs fils sucrés. Ça me remontait jusqu'au nez et avec la langue, hop, je me léchais les babines. J'ai vu l'ombre de quelqu'un qui passait et j'ai réussi à me redresser un peu, à faire comme si je cherchais quelque chose. L'ombre a disparu. Mais il y en avait d'autres qui apparaissaient au coin de la rue. J'ai serré les dents et je me suis assise sur le banc. J'ai trouvé un mouchoir en papier dans la poubelle et je me suis essuyé le visage. Il y avait plein de bave et d'éclats de terre dessus. Je n'avais plus faim, j'avais assez mangé. Je suis restée assise un grand moment. Les oiseaux se posaient sur moi et ils essayaient de me picorer les joues, le derrière des oreilles, le coin des lèvres, là où il restait à manger. Ça me chatouillait et je riais dans de grands éclaboussements d'ailes. C'était largement l'heure d'aller travailler. Il y avait de plus en plus d'ombres à passer. Le jour était presque entièrement levé, le ciel était gris et doré. Les gens partaient prendre le métro. Personne ne me regardait, pourtant les gens passaient juste devant le banc, ils contournaient mes sacs plastiques. Ils avaient tous l'air fatigués. Il y avait aussi quelques femmes avec des bébés dans des poussettes, les bébés étaient roses et gras, j'avais comme des envies de me les mettre à la mamelle, ou alors de les pousser du nez, de jouer, de mordre. Le ciel s'agrandissait au-dessus de moi. De là où j'étais, je voyais le haut de la tour où vivait Honoré, les lumières s'allumaient dans le ciel. Je n'arrivais pas à distinguer exactement sa fenêtre mais je l'imaginais mal rasé, malade d'avoir trop bu, peut-être encore avec la négresse pour lui faire du café. C'est triste à dire, mais j'étais mieux là où j'étais. Seulement, la négresse ne saurait sans doute pas lui faire le mélange qui le remettait d'aplomb le matin quand il avait trop bu. Il fallait une vraie femme à Honoré, quelqu'un qui sache s'occuper de lui. Les choses auraient sans doute été plus simples si j'avais accepté de rester à la maison, de faire un enfant et tout ça. J'avais des regrets et j'avais honte aussi de ne pas avoir été à la hauteur, et en même temps j'avais envie de voir la fin du lever de soleil. Je sais que c'est difficile à comprendre, mais je n'avais plus du tout envie de travailler. J'avais tout cet argent dans ma poche, il n'allait pas durer éternellement et j'aurais certes mieux fait de le mettre de côté, mais je me disais aussi qu'une fois que j'aurais payé une nouvelle blouse de travail pour repartir au boulot, il ne me resterait plus grand-chose. Voilà que les pigeons se mettaient à roucouler. Il y avait aussi une pipistrelle très myope qui n'avait pas réussi à retrouver le chemin de chez elle et qui voletait dé-ci dé-là, gavée de moucherons. J'entendais qu'elle avait peur de se retrouver dehors au soleil, les ultrasons qu'elle lançait à l'aveuglette vibraient très clairement d'angoisse à mes oreilles. Je ne pouvais pas faire grand-chose pour elle. Mon cochon d'Inde me manquait. Le soleil, curieusement, n'en finissait pas de se lever. Je discernais de plus en plus mal les fumées d'Issy, les couleurs se brouillaient. Tout ce que je voyais maintenant c'était le fond très rouge du ciel, et tout le reste était en ombres noires et blanches. Je me suis frotté les yeux. J'ai vu normalement à nouveau. J'ai même cru apercevoir la lumière s'éteindre chez Honoré. Quelques minutes plus tard il passait devant moi, il allait prendre le métro puis le train pour aller au travail. Les deux ou trois jours suivants je suis restée sur le banc pour voir passer Honoré. Ensuite le dimanche a dû arriver parce qu'il n'est plus venu. J'ai hésité à aller à la messe. J'avais un étrange sentiment de bien-être et de malaise à la fois, je ne sais pas comment dire; je pensais que peut-être communier m'aurait fait du bien. Je marchais de plus en plus mal, aussi, et comme je ne touchais pas du tout à l'argent vu que je mangeais et dormais sous les chênes, je me disais que je ferais peut-être bien de me payer un médecin. J'étais de plus en plus persuadée que j'avais quelque chose au cerveau, une tumeur, je ne sais pas, quelque chose qui m'aurait à la fois paralysée l'arrière-train, troublé la vue, et un peu dérangé le système digestif. Je n'essayais même plus de manger autre chose que ce que je trouvais par terre; ce n'était pas la peine, pour être malade. J'évitais soigneusement de penser à de la viande, à tout ce qui pouvait ressembler à du boudin, sang, jambon, tripes. Ce qui m'a décidée à aller à la messe, c'est qu'on a coupé les chênes pour installer le panneau publicitaire. Les ouvriers n'ont pas fait particulièrement attention à moi, ils ont juste déplacé mon banc pour travailler plus à l'aise. Une tronçonneuse, c'est du rapide. Ça sentait bon le bois frais, mais ça me faisait un peu mal de voir les arbres se raidir de toutes leurs forces puis s'abattre en gémissant. Où est-ce que j'allais habiter, maintenant? J'ai grignoté quelques copeaux. Un ouvrier m'a donné un bout de son sandwich en disant: «Si c'est pas malheureux. » Moi j'ai voulu lui dire merci, mais impossible d'articuler! Je me suis dit, me voilà bien pour confesse. Le sandwich était au jambon, je l'ai lâché et il est tombé par terre, l'ouvrier n'a pas eu l'air content. Bon, ce qui a fait que je me suis levée de mon banc, et avec quelles difficultés, c'est quand j'ai vu la photo qu'ils ont collée sur le panneau tout neuf. C'était moi. C'est-à-dire qu'au début, je me suis dit que cette personne me faisait penser à quelqu'un. Un des ouvriers me regardait d'un drôle d'air. Ça m'a aidée à comprendre. L'ouvrier m'avait reconnue, ou plutôt je crois qu'il avait reconnu la robe. La robe rendait bien, sur la photo, mieux en tout cas que sur moi parce qu'elle était déjà toute tachée de jus de gland et de terre. La pluie s'est mise à tomber. Ça brouillait un peu ma vue mais je crois que je pleurais aussi. La robe était très belle, rouge avec de petits festons et un tablier blanc sur le devant; et moi j'avais un peu de mal à me reconnaître, mais le regard sur la photo ne trompait pas. C'est-à-dire que ce que j'ai cru voir d'abord, c'est un cochon habillé dans cette belle robe rouge, un cochon femelle en quelque sorte, une truie si vous y tenez, avec dans les yeux ce regard de chien battu que j'ai quand je suis fatiguée. Vous comprendrez pourtant que j'avais du mal à me reconnaître là-dedans. Ensuite j'ai cru me rendre compte que ce n'était qu'une illusion d'optique, que la couleur très rouge de la robe me donnait ce teint très rose sur la photo, beaucoup plus rose que je n'étais en réalité malgré mes allergies à répétition; et que cette impression de groin, et d'oreilles un peu proéminentes, et de petits yeux et tout ça, n'était due qu'à l'atmosphère campagnarde qui se dégageait de l'affiche, et surtout à ces kilos en trop que j'avais. Prenez une jeune fille bien saine, mettez-lui une robe rouge, faites-lui prendre du poids et fatiguez-la un peu, et vous verrez ce que je veux dire. Une fois que j'ai eu démonté l'illusion, je me suis effectivement reconnue sur l'affiche. Alors j'ai pris la ferme décision de maigrir, et de me ressaisir un peu. Cette photo m'a aidée à me lever. Cette photo m'a aidée à comprendre qu'il fallait que je me lave, que je quitte ce banc, et que je reprenne les choses en main. Ça me fatiguait à l'avance mais il fallait que je le fasse. En ce sens je dois une fière chandelle à Edgar. J'ai décidé d'aller à la messe. Là, devant l'église j'ai compris que je devenais un peu bête, parce que la messe bien entendu c'est le dimanche, et que je venais de voir travailler des ouvriers. On devait être lundi ou mardi alors, peut-être mercredi. J'avais raté le passage d'Honoré, ou alors je ne l'avais pas reconnu. Je me suis rendu compte que je ne me souvenais plus très bien du visage d'Honoré, j'avais beau me concentrer, son image fuyait dans ma mémoire. L'église était ouverte. J'ai poussé la porte. J'ai fait le signe de croix au-dessus du bénitier et ensuite j'ai voulu m'agenouiller pour prier. Le croirez-vous, je n'arrivais pas à retrouver la suite, après «Que ton nom soit sanctifié »! Je devais avoir l'air tellement désemparée qu'un curé s'est approché de moi et m'a demandé ce que je faisais là. Je lui ai dit que je voulais me confesser. On est entrés dans le machin. Je ne sais pas pourquoi, je me sentais mal à l'aise dans cette église, pour tout dire déplacée. J'avais laissé mes sacs plastiques à l'entrée, je me rendais bien compte qu'ils ne faisaient pas très bon effet. La haute voûte et tout ça, c'était beau mais ça ne me donnait pas l'élévation voulue. C'était peut-être la présence de ce curé. Je l'entendais renifler de l'autre côté de la grille, heureusement qu'ils avaient installé des hygiaphones sinon j'aurais eu peur d'attraper son microbe. Le curé m'a demandé si j'étais malade. J'ai dit que je n'étais pas malade mais que je me sentais bizarre. Le curé m'a dit de prier et de me repentir. Je me suis repentue aussi fort que j'ai pu. Ça faisait très longtemps que je n'étais pas allée à confesse, depuis ma première communion en vérité, mais ça m'avait marquée cette histoire, j'avais senti à l'époque que ça m'avait fait beaucoup de bien de manger le corps du Christ. Je voulais manger ça à nouveau. Mais le curé n'a pas voulu m'en donner. Il m'a dit que je ne lui avais pas tout raconté. Il m'a dit qu'il y avait beaucoup de maladies qui traînaient et qu'elles punissaient seulement ceux qui avaient péché; et que ça se voyait sur mon visage que j'étais malade. A travers l'hygiaphone je distinguais qu'il pressait un mouchoir contre son nez. Le visage du curé était tout déformé par la double vitre, ça lui faisait des yeux à fleur de tête et un museau de chien, et des sortes de plis troubles, des dédoublements. Le curé me scrutait pour ainsi dire. Je ne voyais pas ce que je pouvais lui raconter de plus. J'essayais de me concentrer, mais je n'y arrivais pas, c'était son regard, au curé, et puis l'odeur de sa robe noire, l'odeur de sa peau aussi. Cette odeur très fade m'arrivait avec une intensité curieuse, de même que l'odeur de l'encens et des vieux tableaux pendus aux murs, et l'odeur du salpêtre, et celle des rameaux de buis sec. Il faisait froid et humide dans cette église, et très sombre, je voyais de moins en moins bien le curé et j'avais envie d'éternuer, et de me rouler en boule sur mon siège et de dormir. «Sortez! » m'a dit le curé. Je l'ai payé à travers le guichet et je suis sortie. On m'avait volé mes sacs, mais ça m'était égal. Être dehors me faisait du bien. Je n'ai pas voulu voir un médecin tout de suite, ça faisait assez de réinsertion pour la journée. Je me sentais très fatiguée. Je suis retournée sur mon banc et je me suis recroquevillée. J'ai dormi. Il pleuvait toujours. Quand je me suis réveillée il y avait une éclaircie dans le ciel et le soleil était à la moitié de son chemin, le vent sentait le soir. J'ai eu honte. Ça n'était pas comme ça que j'allais redevenir un peu présentable, toute mouillée que j'étais à ne faire que dormir sur mon banc. Après tout, maintenant que j'avais perdu mon travail à la parfumerie, il faudrait sans doute que j'en retrouve un autre dès que ma provision d'argent serait épuisée. Je me suis levée et j'ai marché autant que j'ai pu. Ma nuque et mes hanches, et le creux de mes reins, me lançaient. Il fallait que je m'arrête souvent et que je rentre les épaules dans la poitrine pour soulager un peu la tension dans mon dos. Petit à petit je me suis mise à marcher courbée, je me voyais dans les vitrines. J'avais une drôle de touche. Je suis arrivée à la parfumerie. Je ne savais pas trop ce que je faisais là. J'ai reniflé dans le vent et j'ai senti l'odeur d'une femme en sueur parfumée au Yerling, et l'odeur caractéristique des jours d'affluence, huile de massage et sperme froid. Je me suis assise sur un banc dans le square. La dame en noir était là, mais elle n'a pas eu l'air de me reconnaître. J'ai replié mes jambes sous moi pour avoir moins mal au dos et j'ai creusé la poitrine. Je sentais mes seins pendre, ils étaient lourds et douloureux. J'avais du mal à les porter, c'était peut-être ça qui me donnait si mal au dos quand je marchais. Du banc on voyait la vitrine. Pour le moment la parfumerie semblait vide, on avait tiré le rideau de soie doublée. Il devait y avoir une séance de massage dans l'arrière-boutique, dans le beau salon plein de sofas dorés, de gris-gris de luxe pour la puissance et de diffuseurs d'encens aphrodisiaque. J'avais l'impression d'y être, je voyais tout très nettement dans mes yeux, il suffisait que je fixe le rideau et j'avais la sensation de voir au travers, de le percer. Connaissant les exigences du directeur le choix avait dû être difficile pour me remplacer, il fallait être à la hauteur. Tout ce que je regrettais, c'est de ne pas avoir suivi la formation de chiromancienne, je crois que c'est comme ça qu'on dit. C'est-à-dire, j'avais fait le stage de manucure en cours du soir et tout, mais le nec plus ultra c'était de savoir lire dans les lignes de la main. Comme je n'avais pas fait d'études le directeur m'avait promis de me faire obtenir au moins ce diplôme à la Grande Université du Centre-Ville, où il avait des relations. Pour le directeur cela aurait encore augmenté le standing de sa chaîne d'avoir des vendeuses diplômées. Ça avait au moins ça de bon, la parfumerie, une formation solide, et quand on y pensait ce n'était pas un mauvais métier. Ça me rendait triste de me dire que désormais je resterais bête et inculte. Je me demandais ce que j'allais devenir, mais quand je touchais la liasse de billets dans ma poche ça me rassurait, je me disais que j'avais le temps d'y réfléchir et que finalement j'étais tout de même arrivée à quelque chose dans la vie. La vitrine s'est illuminée à travers le rideau et j'ai flairé la vendeuse qui m'avait soi-disant coiffée, à l'Aqualand. En plus d'arrondir ses fins de mois là-bas cette garce avait monté en grade à l'intérieur de la chaîne et m'avait donc piqué ma place. Ça m'a fait mal de voir comme elle était belle et comme le client qui l'accompagnait lui bourrait le derrière avec satisfaction. Malgré le rideau je voyais, j'avais comme un sixième sens bizarre, de nouveaux yeux. Le client était un ancien client à moi, un de ces clients très chic et très vieux avec des goûts très vicieux et qui paient très cher pour les onguents, les godemichés et les gris-gris de luxe. Je le devinais derrière le rideau, c'était lui et pas un autre, un des meilleurs clients de la boutique; je percevais une sorte d'odeur de vieux papier et comme un tremblement de l'air autour de lui. Après tout, la vendeuse, si ça lui plaisait comme clientèle, je la lui laissais sans regret. Et puis j'ai senti une présence connue qui descendait du bout de la rue, et j'ai vu le marabout se diriger vers la boutique. Depuis quelque temps il fournissait la chaîne en produits africains, il savait se faire discret vis-à-vis de la clientèle chic et il avait abandonné ses affreux vêtements indigènes. En échange le directeur faisait des prix au marabout sur les crèmes ultra-blanchissantes pour peaux noires de chez Loup-Y-Es-Tu, et sur tous les services proposés par les vendeuses de la chaîne. Je voyais qu'il en profitait, le cochon, ça me faisait un peu mal quand je repensais à l'excellente semaine que nous avions passée ensemble. Cette pétasse de vendeuse, qu'on pouvait renifler à cent mètres comme toutes les rouquines, et ça malgré tous les Yerling du monde, je me demande ce que le marabout pouvait bien lui trouver. Le marabout vendait ses talents de médium, pourtant il est passé devant moi sans me voir alors que moi je l'avais tout de suite détecté dans la rue. Ça m'a déçue de sa part. Mais à ma grande surprise le marabout n'est pas entré dans la boutique. Il s'est assis à côté de la dame en noir. Ils ont parlé longuement tous les deux, et puis ils sont partis ensemble. Le square est resté vide. Je me suis sentie tout à coup extraordinairement seule. J'ai entendu un petit grincement familier, à peine perceptible pourtant. C'était le rideau électrique de la boutique qui fermait. J'ai senti le parfum de la sueur et du Yerling se mouvoir dans la rue. Le soleil se couchait. J'y voyais très mal à nouveau, trouble, comme si j'étais atteinte de la myopie des pipistrelles. Les pipistrelles s'éveillaient autour de moi. Ça faisait un vacarme d'enfer. J'entendais, en haut des arbres, les plumes des moineaux se froisser dans leur sommeil précoce, leurs paupières battre soyeusement dans les derniers réflexes de la veille, et je sentais leurs rêves glisser sur ma peau avec les derniers rayons du couchant. Ça faisait des rêves d'oiseaux partout dans l'ombre tiède des arbres; et des rêves de pipistrelles partout dans le ciel, parce que les pipistrelles rêvent même éveillées. Ça m'émouvait tous ces rêves. Un chien s'est approché de moi pour pisser et j'ai senti qu'il voulait me parler pour ainsi dire, et puis il s'est ravisé et a rejoint prudemment son maître. J'ai senti la solitude au creux de la poitrine, là, avec violence, avec terreur, avec jouissance; je ne sais pas si vous pouvez comprendre tout ça en même temps. Il n'y avait plus rien qui me retenait dans la ville avec les gens. J'aurais pu m'envoler comme les oiseaux si je n'avais pas été si lourde. Mais mon derrière, mes seins, toute cette chair m'accompagnait partout. En plus de la douleur dans l'échiné j'avais mal dans la poitrine, je ne voulais pas soulever ma robe pour voir où en étaient les taches, et ma nouvelle mamelle tirait douloureusement sous la peau, comme à la puberté. Je me suis courbée en avant et toute cette douleur a disparu. Ma robe tenait raide autour de moi, elle sentait bon la sueur fraîche, la chair vivante, le sexe chaud. Je me suis roulée dans mon odeur pour me tenir compagnie. Les oiseaux se sont tus. J'ai senti la nuit tomber sur ma peau. J'ai glissé du banc et j'ai dormi là, par terre, jusqu'à l'aube. Il y avait les rêves des oiseaux dans mes rêves, et le rêve que le chien avait laissé pour moi. Je n'étais plus si seule. Je ne rêvais plus de sang. Je rêvais de fougères et de terre humide. Mon corps me tenait chaud. J'étais bien. Quand le soleil s'est levé j'ai senti la lumière couler le long de mon dos et ça a fait du jaune vif dans ma tête. Je me suis dressée sur mes pattes. J'ai secoué la tête et étiré les jarrets. Sous mon visage, mes deux mains étaient plantées dans le sol. Elles n'avaient plus que trois doigts. J'ai mis tout mon poids sur la main gauche et j'ai pu dégager la droite. J'ai secoué la terre qui la maculait, je me suis tout entière ébrouée. Ma main avait cinq doigts à nouveau. J'avais mal vu, mais j'ai eu très peur tout à coup. J'ai repensé à ce que je n'avais pas voulu voir dans le miroir du marabout, à la petite queue vissée en spirale sur mon derrière. Je me suis mise à trembler. Ma main était comme engourdie, recroquevillée, et je n'arrivais pas à l'ouvrir entièrement. J'ai secoué la main gauche, et j'ai vu que le petit doigt, l'auriculaire comme on dit, avait raccourci. L'ongle était long et dur, très épais, et tous les autres ongles pareil. Je ne les avais pas manucures depuis longtemps il faut dire, mais pour l'auriculaire on aurait presque dit qu'il manquait une phalange, ou que du moins le bout du doigt s'était comme atrophié en corne dure. Pour le stage de chiromancienne, alors, je n'avais plus rien à regretter. J'ai pris une profonde inspiration et je me suis dressée, ça m'a presque arraché un cri. Le soleil montait dans le ciel. Ma robe était toute déchirée par les buissons, j'avais dû beaucoup ruer dans mon sommeil.