Truismes
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«Le directeur a ?t? tr?s gentil avec moi le jour de mon embauche. J'ai eu la permission de g?rer ma parfumerie toute seule. ?a marchait bien. Seulement, quand les premiers sympt?mes sont apparus, j'ai d? quitter la parfumerie. Ce n'?tait pas une histoire de d?cence ni rien; c'est juste que tout devenait trop compliqu?. Heureusement, j'ai rencontr? Edgar, et Edgar, comme vous le savez, est devenu pr?sident de la R?publique. C'?tait moi, l'?g?rie d'Edgar. Mais personne ne m'a reconnue. J'avais trop chang?. Est-ce que j'avais rat? la chance de ma vie? En tout cas, je ne comprenais toujours pas tr?s bien ce qui m'arrivait. C'?tait surtout ce bleu sous le sein droit qui m'inqui?tait…»
Premier roman de Marie Darrieussecq. Truismes a connu un grand succ?s. Il a ?t? traduit dans plus de quarante pays.
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Ensuite on s'est fait livrer régulièrement, chaque soir de pleine Lune. Moi je mangeais la pizza, et Yvan le livreur. Pour éviter les odeurs Yvan était obligé de ne laisser aucun reste, et il devenait grassouillet, mignon comme tout. On a écume toutes les pizzerias de Paris afin de brouiller les pistes, Speedo Pizza, Mobylette Pizza, Flash Pizza, Vroum vroum pizza, Solex Pizza, etc. On se faisait livrer à des adresses fictives. Yvan prenait des faux noms et louait des studios pour l'occasion. Un autre problème était de se débarrasser des véhicules, mais la Seine est faite pour ça. On attendait les nuits sans Lune, et plouf! dans l'eau. On a vécu une vraie vie d'aventure, on était les nouveaux Bannie and Clyde. D'un côté le quotidien était très agréable, nous avions un superbe appartement, l'amour, et puis une fois par mois c'était une nouvelle ruse à mettre en place, des situations à chaque fois différentes, de nouveaux chocs sensoriels, des odeurs inédites, des livraisons exoti-quement goûteuses. La catastrophe de Los Angeles avait fait affluer vers Paris une nouvelle variété d'immigrés qui s'étaient tous spécialisés dans la fast-pizza, et ils étaient délicieux d'après Yvan, bien gras avec comme un petit arrière-goût de Coca-Cola; Yvan, par snobisme de classe peut-être, a toujours apprécié la junk food. Moi, pourtant, un léger ennui me gagnait, et c'est comme ça que je me suis mise à regarder de plus en plus la télévision. J'ai été considérablement perturbée par Un seul être vous manque. J'aurais dû écouter Yvan qui détestait ces trucs racoleurs. Cette émission avait beaucoup de succès à cause de tous ces disparus depuis la Guerre et les Grands Procès. Ma mère est apparue sur l'écran, je l'avais complètement oubliée. Elle, visiblement pas. Elle tenait en main des numéros de Voici Paris et de Nous Aussi, et des photos en gros plan de moi et d'Yvan défilaient sur l'écran. Ma mère pleurait à gros sanglots, c'était presque inaudible, elle disait qu'elle m'avait reconnue, qu'elle voulait revoir sa petite fille chérie. Ensuite, à ma grande confusion, des photos de moi petite se sont mises à occuper tout l'écran, et même des photos de ma mère m'allaitant. Yvan se roulait par terre de rire, le pauvre, s'il avait su où cette histoire nous mènerait. Ma mère a dit que mon père était mort à la guerre, j'ai fait un gros effort de concentration pour me souvenir de lui; et qu'elle se trouvait sans ressource, sans emploi, comme qui dirait à la rue, et que la moindre des choses c'était que je lui fasse signe. Le commentateur a lourdement insisté sur ma liaison avec Yvan, il a dit que les riches nous mangeaient sur la tête, qu'ils ne nous laisseraient que la peau sur les os et les yeux pour pleurer. Yvan, j'ai cru qu'il allait s'étrangler de rire. Quand Yvan a réussi à se calmer on a essayé de parler de tout ça froidement lui et moi, et Yvan a dit que tout ce que voulait ma mère c'était du fric. C'est la première fois qu'on s'est disputés, avec Yvan. Yvan m'a dit qu'il y avait très peu de chances pour que la maison de ma mère, achetée à la campagne avec ses gains du Loto, ait été détruite pendant la guerre; que ma mère n'était certainement pas à la rue, et qu'il devait bien lui rester quelques sous de côté. Moi je dois dire que ça m'avait fait un choc ce truc à la télé, je ne sais pas si c'est de revoir ma mère, ou si c'est les photos de moi petite, ou si c'est de me voir telle que j'étais à présent en gros plan sur l'écran. Je n'ai pas supporté qu'Yvan parle comme ça. Je lui ai dit qu'il ne savait pas ce que c'est que d'être pauvre et d'avoir faim, et des absurdités de ce genre; quand j'y repense ça me fait mal de m'être fâchée pour si peu avec Yvan. A ce moment-là nous ne savions pas combien le temps pour être heureux ensemble nous était compté. Yvan a boudé et a déclaré qu'il était prêt à envoyer du fric à ma mère, mais que la revoir nous exposerait à des difficultés infinies. Yvan savait bien que les Citoyens voulaient sa peau au bout du compte, et tout ce raffut à la télé l'inquiétait, il croyait qu'on graissait la patte à ma mère pour faire sortir le loup du bois, en quelque sorte. Moi ça me faisait pleurer qu'il parle comme ça Yvan, avec tellement de froide logique. Yvan a voulu m'expliquer que cette émission arrangeait tout le monde, que ça laissait croire que les accusés des Procès étaient peut-être encore vivants, mais moi je n'ai jamais rien compris à la politique, j'ai crié qu'il ne s'agissait que de ma mère et de moi. Yvan il ne se mettait pas à ma place, nous, mon père ma mère et moi, on avait habité les HLM pourris de Garenne-le-Mouillé pendant des années et des années, il ne savait pas ce que c'était, Yvan, ma mère elle me faisait de la peine. Mes idées s'embrouillaient, je n'arrivais pas à réfléchir calmement. Tous les soirs maintenant je me voyais à la télé. Il y avait une voix qui expliquait que je n'avais toujours pas fait signe à ma mère, et on voyait une photo de moi jeune fille, une photo de ma mère à Garenne-le-Mouillé, et puis des photos de moi et d'Yvan. Ça me tuait de voir comme j'étais moche maintenant, et ça me tuait que ma mère ait réussi à me reconnaître malgré tout. C'est beau l'instinct maternel, la reconnaissance du ventre comme on dit. Yvan ça le mettait en boule de me voir dans cet état, il me disait que j'étais beaucoup plus bête qu'il ne l'aurait cru. On criait très fort. Yvan partait marcher dans Paris la nuit, je ne sais pas très bien ce qu'il faisait, il rentrait ivre et tout mouillé. Le seul moment de vraie connivence qui nous restait encore c'était autour des livreurs de pizza. Les détectives d'Un seul être vous manque commençaient à se rapprocher de nous, l'adresse quai des Grands-Arlequins on pouvait faire plus discret, et je dois avouer – comme j'ai mal quand j'y repense! – que j'avais téléphoné plusieurs fois à l'émission, qu'on m'avait passé ma mère, et qu'au dernier moment je raccrochais toujours. Je me demande aujourd'hui si on ne nous a pas localisés quai des Grands-Arlequins à cause de ces coups de fil répétés. A la télévision ils diffusaient les enregistrements de mes «Allô » toujours coupés, ça me culpabilisait terriblement, et puis je voyais bien qu'ils jouaient de mon physique difficile pour me rendre antipathique à tout le monde. Ma mère est repassée plusieurs fois dans la rubrique Ils sont vivants pour pleurer en criant mon nom. Je vous jure, c'était plutôt pénible. On voyait les scores s'afficher en rouge sur l'écran, jamais l'audimat n'avait été aussi haut. Bon. Yvan a balancé le poste de télé dans la Seine et on s'est décidé à déménager. Mais Yvan, il aimait trop la Seine, on n'a pas été assez raisonnable pour quitter Paris. Les frontières étaient fermées, mais on aurait dû au moins partir à la campagne. On y serait encore tous les deux aujourd'hui. Le nouvel appartement qu'on avait choisi était juste de l'autre côté de la Seine, près de l'ancien pont Mirabeau. Les détectives d'Un seul être vous manque ont momentanément perdu notre trace, et puis comme l'audimat baissait parce que c'était la mère du directeur de la parfumerie qui avait pris la vedette maintenant, ils ont fini par nous lâcher et on n'a presque plus parlé de nous. Je n'ai plus eu de nouvelles de ma mère. Ça m'a fait des vacances. Je me débrouillais pour suivre l'émission sur le petit téléviseur portable de la Mercedes, je voulais savoir si la mère de mon ancien directeur allait réussir à remettre la main sur son fils, mais Yvan et moi on s'est quand même comme qui dirait retrouvés. A nouveau on a pu jouir de quelques moments de bonheur ensemble. Et puis les choses se sont précipitées. Le jour du déménagement, forcément j'étais un peu perturbée, moi je n'aime pas bouger de ma tanière ; alors j'étais entièrement truie, le groin, les pattes, les reins à l'horizontale, impossible de déguiser quoi que ce soit. Yvan a été obligé de me fourrer dans un grand sac, mais moi en truie je suis très claustrophobe, impossible de tenir là-dedans. Quand Yvan a garé la Mercedes j'ai bondi hors du sac, c'a été plus fort que moi. On avait pris nos précautions, c'était au crépuscule, à cette heure où les choses se confondent; mais on a dû nous voir quand même et un voisin quelconque nous a sans doute dénoncés. La SPA a débarqué au beau milieu de la nuit. Le vrai manque de chance, c'est que c'était la pleine Lune. Yvan venait de manger et dormait comme un loir, moi je somnolais à ses côtés, gavée de pizza. Je ne sais plus dans quel état j'étais, à force ça se mélange dans ma tête, mais quand j'ai entendu «SPA! Ouvrez! » j'ai senti jaillir ma queue en tire-bouchon. Sans ma fichue émotivité Yvan serait peut-être encore en vie aujourd'hui, il n'y aurait eu que moi à être inquiétée. La SPA a défoncé la porte et ils nous ont encerclés avec leurs mitraillettes. Yvan s'est réveillé et a montré les crocs. La SPA, ils n'en revenaient pas de trouver un si gros loup et un cochon ensemble, et dans un appartement parisien encore. Il n'y avait plus aucune trace du livreur, juste la mobylette en bas, mais ce n'était pas ça le problème. Si au moins ce soir-là avec Yvan on avait pris comme d'habitude un petit studio pour se faire livrer! Mais avec notre toute nouvelle adresse du pont Mirabeau, on n'avait pas cru utile de se méfier déjà. Pauvres de nous. Moi je communiquais sourdement avec Yvan, je lui disais surtout de rester calme, avec tout ce qu'il avait dans l'estomac j'espérais que la faim au moins ne l'agiterait plus et qu'il allait se laisser embarquer bien gentiment. Mais les gens de la SPA, ils n'avaient jamais vu ça, ils avaient peur. Une bonne femme en uniforme faisait le tour de l'appartement et dressait un procès-verbal, le lendemain dans les journaux je sais qu'on a pu lire qu'Yvan, l'ex-patron chez Loup-Y-Es-Tu, prouvant bien par là la dépravation des riches, à cause d'eux les égouts sont infestés de crocodiles, laissait seuls chez lui des animaux sauvages, en plein Paris, et avait pris la fuite on ne sait où avec sa maîtresse. Les journalistes ne comprennent jamais rien à rien. La bonne femme a fini d'écrire son procès-verbal et les types tenaient toujours Yvan en joue, elle a dit: «Bon, commençons par le cochon. » Un type s'est approché de moi avec un grand filet et un autre m'a jeté un lasso autour du cou. Yvan a bondi. Les coups de feu ont claqué avec les coups de crocs. Yvan a eu le temps de décapiter deux ou trois types et puis il s'est traîné dans un coin et il est mort. Moi je suis morte aussi. J'ai voulu me coucher sur Yvan et pleurer mais j'ai trébuché dans les mailles du filet. Ils m'ont mise dans une camionnette et ensuite dans une cage au zoo. J'ai hurlé pendant plusieurs jours. Je ne mangeais pas. Les visiteurs me jetaient des cacahuètes et des frites et sur un papier journal graisseux j'ai vu la dernière photo d'Yvan. Il était empaillé dans le hall d'entrée du Musée d'Histoire Naturelle. Je me suis couchée et j'ai attendu la mort. Je me souviens que des enfants me lançaient des pétards à travers les barreaux. Une foule de vétérinaires s'agitait autour de moi, on me faisait des piqûres, un marabout est venu m'appliquer des onguents et il a dit qu'il n'avait jamais vu un cochon dans un tel état. Finalement je crois qu'on m'a laissée pour morte et je me suis retrouvée dans un camion frigo, en direction des abattoirs je suppose. C'est le froid qui m'a réveillée. J'étais toute nue, avec un corps humain de nouveau. C'était peut-être d'avoir touché le fond. Je me suis levée et j'ai tout bêtement tourné la poignée intérieure. La porte s'est ouverte, j'ai attendu un feu rouge et j'ai sauté. J'ai soulevé une plaque d'égout et je me suis réfugiée dedans, il faisait chaud, personne ne risquait de me voir. Il fallait seulement faire attention aux crocodiles. J'ai trouvé un passage vers les catacombes et je suis ressortie sous le Musée d'Histoire Naturelle, je voulais dire un dernier adieu à Yvan. Je n'ai pas envie de parler de ce moment-là. Ensuite j'ai assommé une employée de nuit avec son propre balai et je lui ai volé son boubou. J'ai téléphoné à la télévision en demandant le présentateur d'Un seul être vous manque, j'ai expliqué que j'avais des renseignements sur la maîtresse d'Yvan. On m'a donné le numéro personnel du présentateur. Je l'ai appelé et j'ai dit qui j'étais. Il m'a dit de venir immédiatement chez lui et j'y suis allée avec le manche à balai. C'est moi qui ai tué le présentateur d'Un seul être vous manque. J'ai fouillé dans ses affaires et j'ai lu l'adresse de ma mère dans un dossier. J'ai ramassé tout l'argent que j'ai trouvé. J'ai pris un train à l'aube.