Les Noces secretes
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Le texte des Noces secr?tes est une petite merveille. Ce roman, et c’en est un en d?pit de sa taille – cinquante pages environ en format num?rique -, qui ne faiblit jamais quant au style, une « langue parfaite ? tous ?gards », en dira Maurice Druon ! est un hymne rare ? l’amour.Si l’amour, on le sait, a de bien nombreux visages, celui que nous vivrons avec les Noces secr?tes est d’une humanit? formidable. Nous y trouverons de la sensualit?, oui, de la passion inexorable, c’est certain, mais cela dans un entrelacs avec l’id?e la plus pure (toujours le feu), la plus haute de l’amour. Ici, avec les pieds dans la glaise et la t?te au vent, on touche peut-?tre ? une forme de mysticisme. L’?ternel Retour ? Ce ressentir sera le secret de chaque lecteur…Il s’agit bien l? du mariage ?tonnant de ces Noces secr?tes. G?rard Caramaro dans un ?tui de toute beaut? nous offre ? aimer non seulement une langue comme on ne peut en lire tous les jours, mais une aventure ?tonnante de deux mortels guid?s par un sentiment que l’on croit bien conna?tre. En cela, d’ailleurs, et outre le d?cor pour les amours de ces amants magnifiques, l’?uvre est arthurienne. Les Noces secr?tes sont dans le droit-fil du mythe de Tristan et Iseut.
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I
Ce jour que je revins au hameau de la Fontaine la seule constance de son décor me pénétra.
Comme prise dans les glaces de saisons immobiles, la campagne alentour inchangée se déchirait, et il m’était toujours donné de voir, sur le versant opposé à ma venue, là où la lumière sourd aux matins clairs, le bosquet de chênes hauts où j’inventai, enfant, l’univers qui m’édifia en retour. Au creux du val, une route mince et tordue, avatar du cours d’eau qui avait tracé le relief, se traînait jusqu’au plateau et desservait les quelques bâtisses à l’écart du confluent qui avait suscité l’installation d’hommes, plus haut vers la plaine.
Quel temps présidait-il, déjà, à nos retrouvailles? Quelle époque était-ce quand nous nous étions revus? Les nuages lourds du ponant se vautraient-ils sur le pays ou les astres filants rayaient-ils de nouveau un ciel noir et pur?
Aujourd’hui je ne sais pas ce que ces différences signifient.
Pourquoi chercher à se rappeler ces apparences, quand j’ai conservé aussi limpide en moi le sentiment qui m’habitait? Car j’étais seul à débarquer au hameau de la Fontaine ce jour-là, peut-être fut-ce un matin, et je jure n’avoir eu d’envie que fuir la compagnie des hommes et me repaître de vous et du vallon.
L’idée devait être un tantinet perverse, de me voir en spectre hanter les lieux de mes amours premières. Pourtant, nul pèlerin ne fut jamais plus convaincu de son innocence. Aucun crime – que dis-je? -, aucune peccadille n’était à expier pour motiver ce voyage. Seul, d’abord, le désir jugé légitime de faire si possible fleurir le ressouvenir, et aussi sans doute la volonté, moins claire, d’altérer par la réalité une image trop belle et même entêtante.
Lucile avait été le prétexte à l’idée la plus pure – entendez la plus éthérée, la plus désincarnée, la plus monstrueuse – que j’eus de l’amour jamais. J’aimais son image et l’image de moi qui l’avais engendrée. Je faisais dire à ses yeux ce que l’idée me dictait et, pis encore, je prenais pour terme ultime de nos amours la fusion totale de nos deux êtres. Toutes vicissitudes charriées par deux millénaires de culte du renoncement, de la phobie charnelle et de l’attraction mortelle. On l’appelle Lucile, disais-je, et ce prénom lumineux faisait naturellement d’elle un ange, un rêve matérialisé d’apparence par ce visage doux et absent, une ombre de sourire à la bouche, que je buvais anxieux en humant sur sa joue le parfum de mes visions. «Jure-moi que tu m’aimes», mais elle voulait que je cueille le jour…
Oh! nous nous étions embrassés et même caressés quelque peu alanguis, nous avions beaucoup marché les mains jointes et les oreilles rougies, occupés à s’écouter babiller ou à interpréter les intonations de l’autre, en attente de n’être qu’un, mais le vrai travail, l’œuvre de l’amour ne commençait qu’au quitter. Alors, possédé de Lucile, de son odeur de rêve, de sa voix de cristal, de ses miaulements de plaisir et de ses rires aux sonorités de harpe, je créais la vie comme il me fallait qu’elle soit.
Qu’était donc Lucile devenue? L’âge lui avait-il savamment plissé le coin du regard et étoffé le ventre et les hanches? S’agaçait-elle parfois d’enfants bruyants trop attachés à ses semelles ou d’un compagnon alourdi par l’habitude et dont les défauts ont vaincu le charme? Tu ne pouvais avoir effacé de ta mémoire ce que nous avions vécu, et nos souvenirs ensemble traîneront toujours en un recoin de tes rêves, comme une hantise sûre et douce, trop idéale peut-être.
Je suis venu, paisible sans rancœur. Mes amertumes, je les avais laissées joncher ma route. Tout ce que j’ai manqué, tout ce dont je ne veux plus est mort, dispersé aux vents mauvais. Seul m’anime maintenant un souffle que je connais bien. C’est comme – tu connais mon goût pour les analogies – une soif enfin étanchée, ou une énergie, une force dont j’aurais capté après tant de détours la bienfaisance. Je veux te faire partager le secret. Tu t’appartiens et je me moque de qui prétendrait te posséder. Où es-tu? Le pays m’apparaît vert et désert. Nous devions n’être que deux à cette rencontre, avec la vallée pour univers, à reconstruire notre humanité. Cela, Lucile, pour te dire qui j’étais lorsque j’arrivai.
II
«Ces gouttes d’eau annoncent la pluie!» se marre le père Jeanjean qui s’ébroue depuis un bon temps sur le seuil de l’auberge. Va-t-il fermer la porte? Le ciel qui pleure, c’est toujours pour lui, le cantonnier, une accalmie dans le travail, et le ciel, en effet, se répand, inonde le pays depuis la veille au soir.
Anne derrière le comptoir, un sourire placide à la bouche, l’observe trempé à se presser devant le feu de la cheminée, derrière l’unique table.
Elle a déposé, le geste lourd, son torchon devant elle, puis soupçonneuse s’enquiert auprès de Jeanjean:
«Les travaux ont-ils cessé, de derrière la rue Mauve?
– Tu rigoles! ces fainéants ont décidé de faire durer la chose, et puis…
– Quoi encore?
– Sais pas. J’ai l’impression, enfin, on dit que les communes ne veulent plus payer.
– Je vois.»
Oublié derrière mon café, j’aurais tant aimé entendre parler de toi, ici, et, étranger, boire goulûment les propos qui te concerneraient. Qu’importe! je te retrouverai, petit nuage.
«T’as eu du monde, aujourd’hui?
– Juste Monsieur, là, qui a l’air de venir de loin.»
Il m’était visiblement enjoint d’émerger de mon café.
«C’est que… j’arrive de la Beauce. Ça fait une trotte, tout de même.» À ce point de mon discours, il me faut, c’est quasi impératif, dire aussi ce que je viens faire ici.
«Je suis entomologiste et j’ai des travaux à effectuer dans la région.
– Ah!»
Le tour est joué. Ils me lancent à présent des regards par en dessous, faux-fuyants et presque hostiles. N’a qu’à pas employer des mots savants!
La paix m’est redonnée. Je ris en moi-même, Lucile, et je songe, en demi-teinte.
Vingt ans après. De quoi ai-je l’air, blotti près de la cheminée de l’auberge, dans ce village, dans ce pays qui fut le mien et qui t’abrite toujours?
J’ai payé et m’en suis allé. Un bouquet d’amertume m’orne l’âme. Que m’importe ce que je parais, et au regard de qui, et pourquoi. Je suis intègre en mon rêve, et voilà tout. Lucile, m’entends-tu? Ces gens-là sont nos ennemis. Ils ne peuvent voir en moi que celui par qui le trouble arrive. Celui qui vient semer la discorde dans un «ménage»! Parce que cette dernière union est, elle, légitime? L’amour se fout des lois.
Ne peuvent-ils concevoir, ces gens, que seule existe la première rencontre, la découverte et ses serments infinis, quand bien même nos existences se seraient fuies? Pourtant, Lucile, nous ne pourrons jamais vivre en solitude ensemble. Faire semblant, alors? La seule compromission nécessaire.