La vie devant soi
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C'est ? Belleville, au sixi?me sans ascenseur, chez madame Rosa, une vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y a bien longtemps, " se d?fendait " rue Blondel. Elle a ouvert " une pension sans famille pour les gosses qui sont n?s de travers ", autrement dit un cr?che clandestin o? les dames " qui se d?fendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste, cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux, et qu'il aime de tout son c?ur – presque autant que son " parapluie Arthur ", une poup?e qu'il s'est fabriqu?e avec un vieux parapluie; il n'a pas de p?re et chez Madame Rosa, les autres gosses s'appellent Mo?se ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il lui peint le visage au Ripolin, l'arrose des parfums qu'il a vol?s et se couche pr?s d'elle pour mourir aussi.
Gary disait " Il me serait tr?s p?nible si on me demandait avec sommation d'employer des mots qui ont d?j? beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie ". Dans La Vie devant soi Gary/Ajar invente un style neuf, dans le genre parl?, familier, mais sans argot, qui ?clate en formules cocasses, incongrues, lapidaires. Des phrases distordues sciemment pour l'effet du rire. C'est pourquoi j'ai choisi de r?sumer ce roman avec les phrases d'Ajar lui-m?me. Cela m'a sembl? devoir mieux rendre toute la sensibilit?, l'?motion que le livre suscite.
" Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'?tais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris ? l'?cole.
La premi?re chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixi?me ? pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'?tait une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle ?tait ?galement juive. Sa sant? n'?tait pas bonne non plus et je peux vous dire aussi d?s le d?but que c'?tait une femme qui aurait m?rit? un ascenseur.
Madame Rosa ?tait n?e en Pologne comme Juive mais elle s'?tait d?fendue au Maroc et en Alg?rie pendant plusieurs ann?es et elle savait l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la premi?re fois. Au d?but je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat ? la fin du mois. Quand je l'ai appris, ?a m'a fait un coup de savoir que j'?tais pay?. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on ?tait quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleur? toute une nuit et c'?tait mon premier grand chagrin.
Au d?but je ne savais pas que je n'avais pas de m?re et je ne savais m?me pas qu'il en fallait une. Madame Rosa ?vitait de m'en parler pour ne pas me donner des id?es. On ?tait tant?t six ou sept tant?t m?me plus l?-dedans. Il y avait chez nous pas mal de m?res qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'?tait toujours pour les autres.
Nous ?tions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se d?fendre l?-bas, elles venaient voir leur m?me avant et apr?s. Il me semblait que tout le monde avait une m?re sauf moi. J'ai commenc? ? avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire venir.
Une nuit j'ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son r?ve, ?a m'a r?veill? et j'ai vu qu'elle se levait. Elle avait la t?te qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une cl? qui ?tait cach?e sous l'armoire. Elle est all?e dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ?a fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'?tait terrible de voir cette Juive qui descendait les ?tages avec des ruses de Sioux comme si c'?tait plein d'ennemis et encore pire. Quand madame Rosa a pris l'escalier de la cave, j'ai cru vraiment qu'elle ?tait devenue macaque et j'ai voulu courir r?veiller le docteur Katz. Mais j'ai continu? de la suivre. La cave ?tait divis?e en plusieurs et une des portes ?tait ouverte. J'ai regard?. Il y avait au milieu un fauteuil rouge compl?tement enfonc?, crasseux et boiteux, et Madame Rosa ?tait assise dedans. Les murs, c'?tait que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer.
Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui br?lait. Il y avait ? ma grande surprise un lit dans un ?tat bon ? jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un r?chaud, des bidons et des bo?tes ? carton pleines de sardines. Madame Rosa est rest?e un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et m?me vainqueur. C'?tait comme si elle avait fait quelque chose de tr?s astucieux et de tr?s fort. Puis elle s'est lev?e et elle s'est mise ? balayer. Je n'y comprenais rien, mais ?a faisait seulement une chose de plus. Quand elle est remont?e, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux.
Madame Rosa avait toujours peur d'?tre tu?e dans son sommeil, comme si ?a pouvait l'emp?cher de dormir. Les gens tiennent ? la vie plus qu'? n'importe quoi, c'est m?me marrant quand on pense ? toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.
Madame Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soir?e ? regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donn? ? moi. Quand on devenait agit?s ou qu'on avait des m?mes ? la journ?e qui ?taient s?rieusement perturb?s, car ?a existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors l?, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ?a ne lui arrivait pas ? la cheville. C'est moi qui ?tais oblig? de faire r?gner l'ordre et ?a me plaisait bien parce que ?a me faisait sup?rieur.
La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle ?tait tranquillis?e c'?tait si on sonnait ? la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. Lorsqu'elle avait trop peur elle d?gringolait jusqu'? la cave comme la premi?re fois. Une fois je lui ai pos? la question – Madame Rosa, qu'est-ce que c'est ici? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit? C'est quoi? Elle a arrang? un peu ses lunettes et elle a souri. – C'est ma r?sidence secondaire, Momo. C'est mon trou juif. C'est l? que je viens me cacher quand j'ai peur. – -Peur de quoi Madame Rosa? – - C'est pas n?cessaire d'avoir des raisons pour avoir peur Momo. Ca, j'ai jamais oubli?, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.
Madame Rosa avait des ennuis de c?ur et c'est moi qui faisait le march? ? cause de l'escalier. Chaque matin, j'?tais heureux de voir que Madame Rosa se r?veillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je devais aussi penser ? mon avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule t?t ou tard, parce que si je restais seul, c'?tait l'Assistance publique sans discuter.
Tout ce que je savais c'est que j'avais s?rement un p?re et une m?re, parce que l?-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats ont cess? d'arriver et qu'elle n'avait pas de raisons d'?tre gentille avec moi j'ai eu tr?s peur. Il faut dire qu'on ?tait dans une sale situation. Madame Rosa allait bient?t ?tre atteinte par la limite d'?ge et elle le savait elle-m?me. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre tr?s jeune, parce qu'apr?s on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.
Un jour que je me promenais j'ai rencontr? Nadine. Elle sentait si bon que j'ai pens? ? Madame Rosa, tellement c'?tait diff?rent. Elle m'a offert une glace ? la vanille et m'a donn? son adresse. Elle m'a dit qu'elle avait des enfants et un mari, elle a ?t? tr?s gentille.
Lorsque je suis rentr? j'ai bien vu que Madame Rosa s'?tait encore d?t?rior?e pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il a dit qu'elle n'avait pas le cancer, mais que c'?tait la s?nilit?, le g?tisme et qu'elle risquait de vivre comme un l?gume pendant encore longtemps.
Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola qui habitait au quatri?me se d?fendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d'y aller elle venait toujours nous donner un coup de main. Parfois elle nous refilait de l'argent et nous faisait la popote go?tant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous ?tes comme rien et personne " et elle ?tait contente. Il y avait aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui ?tait venu en France pour la balayer. Un jour il est all? chercher cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour chasser les mauvais esprits qui s'attaquent ? certaines personnes d?s qu'ils ont un moment de libre.
Un jour on a sonn? ? la porte, je suis all? ouvrir et il y avait l? un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effray?s. Madame Rosa avait toute sa t?te ? elle ce jour l?, et c'est ce qui nous a sauv?s. Le bonhomme nous a dit qu'il s'appelait Kadir Yo?ssef, qu'il ?tait rest? onze ans psychiatrique. Il nous a expliqu? comment il avait tu? sa femme qu'il aimait ? la folie parce qu'il en ?tait jaloux. On l'avait soign? et aujourd'hui il venait chercher son fils Mohammed qu'il avait confi? ? Madame Rosa il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, ? cause des ?motions que ?a allait lui causer. – C'est lui? -Mais Madame Rosa avait toute sa t?te et m?me davantage. Elle s'est ventil?e en silence et puis elle s'est tourn?e vers Mo?se. – -Mo?se dis bonjour ? ton papa. Monsieur Yo?ssef Kadir devint encore plus p?le que possible. – Madame, je suis pers?cut? sans ?tre juif. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'?tre pers?cut?s aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'?tat arabe dans lequel je vous l'ai confi? contre re?u. Je ne veux pas de fils juif sous aucun pr?texte, j'ai assez d'ennuis comme ?a.
Madame Rosa lui a expliqu? qu'il y avait sans doute eu erreur. Elle avait re?u ce jour-l? deux gar?ons dont un dans un ?tat musulman et un autre dans un ?tat juif…et qu'elle avait du se tromper de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu'on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'?tonner qu'il devienne juif et que s'il voulait son fils il fallait qu'il le prenne dans l'?tat dans lequel il se trouvait. Mo?se a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison. – Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame. Il s'est lev?, il a fait un pas vers la porte, il a plac? une main ? gauche l? ou on met le c?ur et il est tomb? par terre comme s'il n'avait plus rien ? dire.
Monsieur Youssef Kadir ?tait compl?tement mort, ? cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus ? se biler. Les fr?res Zaoum l'on transport? sur le palier du quatri?me devant la porte de Monsieur Charmette qui ?tait fran?ais garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.
Moi j'?tais encore compl?tement renvers? ? l'id?e que je venais d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle t?te faire, je me suis m?me regard? dans la glace. Avec Madame Rosa on a essay? de ne pas parler de ce qui venait d'arriver pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis ? ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, apr?s ce qu'elle avait fait pour me garder. On ?tait tout ce qu'on avait au monde et c'?tait toujours ?a de sauv?. Plus tard elle m'a avou? qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m'avait fait croire que j'avais quatre ans de moins.
Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa pour qu'elle aille ? l'h?pital. Moi, j'avais froid aux fesses en ?coutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu'il n'?tait pas possible de se faire avorter ? l'h?pital m?me quand on ?tait ? la torture et qu'ils ?taient capables de vous faire vivre de force, tant que vous ?tiez encore de la barbaque et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La m?decine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour emp?cher que la volont? de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose au monde que j'aie aim?e ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des l?gumes pour faire plaisir ? la m?decine.
Alors j'ai invent? que sa famille venait la chercher pour l'emmener en Isra?l. Le soir j'ai aid? Madame Rosa ? descendre ? la cave pour aller mourir dans son trou juif. J'avais jamais compris pourquoi elle l'avait am?nag? et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait. Maintenant je comprenais.
J'ai mis le matelas ? c?t? d'elle, pour la compagnie mais j'ai pas pu fermer l'?il parce que j'avais peur des rats qui ont une r?putation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Quand je me suis r?veill? Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ?a ne l'a pas int?ress?e. C'?tait un miracle qu'on a pu descendre dans son ?tat.
Je suis rest? ainsi trois semaines ? c?t? du cadavre de Madame Rosa. Quand ils ont enfonc? la porte pour voir d'o? ?a venait et qu'ils m'ont vu couch? ? c?t?, ils se sont mis ? gueuler au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pens? ? gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Ils m'ont transport? ? l'ambulance o? ils ont trouv? dans ma poche le papier avec le nom et l'adresse de Nadine. Ils ont cru qu'elle ?tait quelque chose pour moi. C'est comme ?a qu'elle est arriv?e et qu'elle m'a pris chez elle ? la campagne sans aucune obligation de ma part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque ses m?mes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est m?me all? chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n'en voudrait ? cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.
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Je regardais le cirque et j'étais bien lorsque j'ai senti une main sur mon épaule. Je me suis vite retourné car j'ai tout de suite cru à un flic mais c'était une môme plutôt jeune, vingt-cinq ans a tout casser. Elle était vachement pas mal, blonde, avec des grands cheveux et elle sentait bon et frais.
– Pourquoi pleures-tu?
– Je ne pleure pas.
Elle m'a touché la joue.
– Et ça, qu'est-ce que c'est? Ce ne sont pas des larmes?
– Non. Je ne sais pas du tout d'où ça vient.
– Bon, je vois que je me suis trompée. Qu'est-ce qu'il est beau, ce cirque!
– C'est ce que j'ai vu de mieux dans le genre.
– Tu habites par ici?
– Non, je ne suis pas français. Je suis probablement algérien, on est à Belleville.
– Tu t'appelles comment?
– Momo.
Je ne comprenais pas du tout pourquoi elle me draguait. A dix ans j'étais encore bon à rien, même comme arabe. Elle gardait sa main sur ma joue et j'ai reculé un peu. Il faut se méfier. Vous ne le savez peut-être pas, mais il y a des Assistances sociales qui ont l'air de rien et qui vous foutent une contravention avec enquête administrative. L'enquête administrative, il n'y a rien de pire. Madame Rosa ne vivait plus, quand elle y pensait. J'ai reculé encore un peu mais pas trop, juste pour avoir le temps de filer si elle me cherchait. Mais elle était vachement jolie et elle aurait pu se faire une fortune si elle voulait, avec un mec sérieux qui s'occuperait d'elle. Elle s'est mise à rire.
– Il ne faut pas avoir peur.
Tu parles. «Il ne faut pas avoir peur», c'est un truc débile. Monsieur Hamil dit toujours que la peur est notre plus sûre alliée et que sans elle Dieu sait ce qui nous arriverait, croyez-en ma vieille expérience. Monsieur Hamil est même allé à La Mecque, tellement il avait peur.
– Tu ne devrais pas traîner tout seul dans les rues à ton âge.
Là, je me suis marré. Je me suis marré royalement. Mais j'ai rien dit parce que j'étais pas là pour lui apprendre.
– Tu es le plus beau petit garçon que j'aie jamais vu.
– Vous n'êtes pas mal vous-même. Elle a ri.
– Merci.
Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais j'ai eu un coup d'espoir. C'est pas que je cherchais à me caser, je n'allais pas plaquer Madame Rosa tant qu'elle était encore capable. Seulement il fallait quand même penser à l'avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule tôt ou tard et j'en rêvais la nuit, des fois. Quelqu'un avec des vacances à la mer et qui ne me ferait rien sentir. Bon, je trompais Madame Rosa un peu mais c'était seulement dans ma tête, quand j'avais envie de crever. Je l'ai regardée avec espoir et j'avais le cœur qui battait. L'espoir, c'est un truc qui est toujours le plus fort, même chez les vieux comme Madame Rosa ou Monsieur Hamil. Dingue.
Mais elle n'a plus rien dit. Ça s'est arrêté là. Les gens sont gratuits. Elle m'a parlé, elle m'a fait une fleur, elle m'a souri gentiment et puis elle a soupiré et elle est partie. Une pute.
Elle portait un imper et un pantalon. On voyait ses cheveux blonds même derrière. Elle était mince et à la façon qu'elle marchait, on voyait qu'elle aurait pu monter les six étages en courant et plusieurs fois par jour avec des paquets.
J'ai traîné derrière elle parce que je n'avais pas mieux à faire. Une fois, elle s'est arrêtée, elle m'a vu et on a rigolé tous les deux. Une fois je me suis caché dans une porte mais elle ne s'est pas retournée et elle n'est pas revenue. J'ai failli la perdre. Elle marchait vite et je pense qu'elle m'avait oublié parce qu'elle avait des chats à fouetter. Elle est entrée dans une porte cochère et je l'ai vue s'arrêter au rez-de-chaussée et sonner. Ça n'a pas raté. La porte s'est ouverte et il y a eu deux mômes qui lui ont sauté au cou. Sept ou huit ans, quoi. Ah là là, je vous jure.
Je me suis assis sous la porte cochère et je suis resté un moment sans avoir tellement envie d'être là ou ailleurs. J'avais deux ou trois choses que j'aurais pu faire, il y avait le drug à l'Etoile avec des bandes dessinées et on peut se foutre de tout avec des bandes dessinées. Ou j'aurais pu aller à Pigalle chez les filles qui m'aimaient bien et me faire des sous. Mais j'en avais brusquement ma claque et ça m'était égal. Je voulais plus être là du tout. J'ai fermé les yeux mais il faut plus que ça et j'étais toujours là, c'est automatique quand on vit. Je ne comprenais pas du tout pourquoi elle m'avait fait des avances, cette pute. Il faut bien dire que je suis un peu con, lorsqu'il s'agit de comprendre, je fais tout le temps des recherches, alors que c'est Monsieur Hamil qui a raison lorsqu'il dit que ça fait un bout de temps que personne n'y comprend rien et qu'on ne peut que s'étonner. Je suis allé revoir le cirque et j'ai gagné encore une heure ou deux mais c'est rien, dans une journée. Je suis entré dans un salon de thé pour dames, j'ai bouffé deux gâteaux, des éclairs au chocolat, c'est ce que je préfère, j'ai demandé où on peut pisser et en remontant j'ai filé tout droit vers la porte, et salut. Après ça, j'ai fauché des gants à un étalage au Printemps et je suis allé les jeter dans une poubelle. Ça m'a fait du bien.
C'est en revenant rue de Ponthieu qu'il y a eu vraiment un truc bizarre. Je ne crois pas tellement aux trucs bizarres, parce que je ne vois pas ce qu'ils ont de différents.
J'avais peur de revenir à la maison. Madame Rosa faisait peine à voir et je savais qu'elle allait me manquer d'un moment à l'autre. J'y pensais tout le temps et des fois, j'osais plus rentrer. J'avais envie d'aller faucher quelque chose de gros dans un magasin et me faire choper pour marquer le coup. Ou me laisser coincer dans une filiale et me défendre à coups de mitraillette jusqu'au dernier. Mais je savais que personne ne ferait attention à moi de toute façon. J'étais donc rue de Ponthieu et j'ai tué comme ça une heure ou deux en regardant des mecs jouer au foot à l'intérieur d'un bistro. Puis j'ai voulu aller ailleurs mais je ne savais pas où, alors je suis resté là à glandouiller. Je savais que Madame Rosa était au désespoir, elle avait toujours peur qu'il m'arrive quelque chose. Elle ne sortait presque pas car on ne pouvait plus la remonter. Au début, on l'attendait en bas à quatre ou cinq et tous les mômes s'y mettaient quand elle revenait et on la poussait. Mais à présent elle se faisait de plus en plus rare, elle n'avait plus assez de jambes et de cœur et son souffle n'aurait pas suffi à une personne le quart de la sienne. Elle ne voulait pas entendre parler de l'hôpital où ils vous font mourir jusqu'au bout au lieu de vous faire une piqûre. Elle disait qu'en France on était contre la mort douce et qu'on vous forçait à vivre tant que vous étiez encore capable d'en baver, Madame Rosa avait une peur bleue de la torture et elle disait toujours que lorsqu'elle en aura vraiment assez, elle se fera avorter. Elle nous avertissait que si l'hôpital s'en emparait, on allait tous nous trouver dans la légalité à l'Assistance publique et elle se mettait à pleurer lorsqu'elle pensait qu'elle allait peut-être mourir en règle avec la loi. La loi c'est fait pour protéger les gens qui ont quelque chose à protéger contre les autres. Monsieur Hamil dit que l'humanité n'est qu'une virgule dans le grand Livre de la vie et quand un vieil homme dit une connerie pareille, je ne vois pas ce que je peux y ajouter. L'humanité n'est pas une virgule parce que quand Madame Rosa me regarde avec ses yeux juifs, elle n'est pas une virgule, c'est même plutôt le grand Livre de la vie tout entier, et je veux pas le voir. J'ai été deux fois à la mosquée pour Madame Rosa et ça n'a rien changé parce que ce n'est pas valable pour les Juifs. Voilà pourquoi j'avais du mal à rentrer à Belleville et à me retrouver œil dans œil avec Madame Rosa. Elle disait tout le temps «Œil! Œil!», c'est le cri du cœur juif quand ils ont mal quelque part, chez les Arabes c'est très différent, nous disons «Khaï! Khaï!» et les Français «Oh! Oh!» quand ils ne sont pas heureux car il ne faut pas croire, ça leur arrive aussi. J'allais avoir dix ans car Madame Rosa avait décidé qu'il me fallait prendre l'habitude d'avoir une date de naissance et ça tombait aujourd'hui. Elle disait que c'était important pour me développer normalement et que tout le reste, le nom du père, de la mère, c'est du snobisme.
Je m'étais installé sous une porte cochère pour attendre que ça passe mais le temps est encore plus vieux que tout et il marche lentement. Quand les personnes ont mal, leurs yeux grossissent et font plus d'expression qu'avant. Madame Rosa avait les yeux qui grossissaient et ils devenaient de plus en plus comme chez les chiens qui vous regardent quand on leur donne des coups sans savoir pourquoi. Je voyais ça d'ici et pourtant j'étais rue de Ponthieu, près des Champs-Elysées où il y a des magasins de grand standing. Ses cheveux d'avant-guerre tombaient de plus en plus et quand elle avait le courage de se battre, elle voulait que je lui trouve une nouvelle perru-que avec des vrais cheveux pour avoir l'air d'une femme. Sa vieille perruque était devenue dégueulasse, elle aussi. Il faut dire qu'elle se faisait chauve comme un homme et ça faisait mal aux yeux parce que les femmes n'ont pas été prévues pour ça. Elle voulait encore une perruque rousse, c'était la couleur qui allait le mieux avec son genre de beauté. Je ne savais pas où lui voler ça. A Belleville, il n'y a pas d'établissements pour bonnes femmes moches qu'on appelle instituts de beauté. Aux Élysées, j'ose pas entrer. Il faut demander, mesurer, et merde.
Je me sentais à mon au plus mal. J'avais même pas envie d'un Coka. J'essayais de me dire que je n'étais pas né ce jour-là plus qu'un autre et que de toute façon ces histoires de dates de naissance, c'est seulement des conventions collectives. Je pensais à mes copains, le Mahoute ou le Shah qui boulonnait dans une pompe à essence. Quand on est môme, pour être quelqu'un il faut être plusieurs.
Je me suis couché par terre, j'ai fermé les yeux et j'ai fait des exercices pour mourir, mais le ciment était froid et j'avais peur d'attraper une maladie. Dans mon cas je connais des mecs qui se kickent avec des tas de merde mais moi la vie je vais pas lui lécher le cul pour être heureux. Moi la vie je veux pas lui faire une beauté, je l'emmerde. On a rien l'un pour l'autre. Quand j'aurai la majorité légale, je vais peut-être faire le terroriste, avec détournement d'avions et prise d'otages comme à la télé, pour exiger quelque chose, je ne sais pas encore quoi, mais ça sera pas de la tarte. Le vrai truc, quoi. Pour l'instant, je ne saurais vous dire ce qu'il faut exiger, parce que je n'ai pas reçu de formation professionnelle.