La vie devant soi
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C'est ? Belleville, au sixi?me sans ascenseur, chez madame Rosa, une vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y a bien longtemps, " se d?fendait " rue Blondel. Elle a ouvert " une pension sans famille pour les gosses qui sont n?s de travers ", autrement dit un cr?che clandestin o? les dames " qui se d?fendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste, cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux, et qu'il aime de tout son c?ur – presque autant que son " parapluie Arthur ", une poup?e qu'il s'est fabriqu?e avec un vieux parapluie; il n'a pas de p?re et chez Madame Rosa, les autres gosses s'appellent Mo?se ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il lui peint le visage au Ripolin, l'arrose des parfums qu'il a vol?s et se couche pr?s d'elle pour mourir aussi.
Gary disait " Il me serait tr?s p?nible si on me demandait avec sommation d'employer des mots qui ont d?j? beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie ". Dans La Vie devant soi Gary/Ajar invente un style neuf, dans le genre parl?, familier, mais sans argot, qui ?clate en formules cocasses, incongrues, lapidaires. Des phrases distordues sciemment pour l'effet du rire. C'est pourquoi j'ai choisi de r?sumer ce roman avec les phrases d'Ajar lui-m?me. Cela m'a sembl? devoir mieux rendre toute la sensibilit?, l'?motion que le livre suscite.
" Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'?tais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris ? l'?cole.
La premi?re chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixi?me ? pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'?tait une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle ?tait ?galement juive. Sa sant? n'?tait pas bonne non plus et je peux vous dire aussi d?s le d?but que c'?tait une femme qui aurait m?rit? un ascenseur.
Madame Rosa ?tait n?e en Pologne comme Juive mais elle s'?tait d?fendue au Maroc et en Alg?rie pendant plusieurs ann?es et elle savait l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la premi?re fois. Au d?but je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat ? la fin du mois. Quand je l'ai appris, ?a m'a fait un coup de savoir que j'?tais pay?. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on ?tait quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleur? toute une nuit et c'?tait mon premier grand chagrin.
Au d?but je ne savais pas que je n'avais pas de m?re et je ne savais m?me pas qu'il en fallait une. Madame Rosa ?vitait de m'en parler pour ne pas me donner des id?es. On ?tait tant?t six ou sept tant?t m?me plus l?-dedans. Il y avait chez nous pas mal de m?res qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'?tait toujours pour les autres.
Nous ?tions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se d?fendre l?-bas, elles venaient voir leur m?me avant et apr?s. Il me semblait que tout le monde avait une m?re sauf moi. J'ai commenc? ? avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire venir.
Une nuit j'ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son r?ve, ?a m'a r?veill? et j'ai vu qu'elle se levait. Elle avait la t?te qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une cl? qui ?tait cach?e sous l'armoire. Elle est all?e dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ?a fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'?tait terrible de voir cette Juive qui descendait les ?tages avec des ruses de Sioux comme si c'?tait plein d'ennemis et encore pire. Quand madame Rosa a pris l'escalier de la cave, j'ai cru vraiment qu'elle ?tait devenue macaque et j'ai voulu courir r?veiller le docteur Katz. Mais j'ai continu? de la suivre. La cave ?tait divis?e en plusieurs et une des portes ?tait ouverte. J'ai regard?. Il y avait au milieu un fauteuil rouge compl?tement enfonc?, crasseux et boiteux, et Madame Rosa ?tait assise dedans. Les murs, c'?tait que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer.
Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui br?lait. Il y avait ? ma grande surprise un lit dans un ?tat bon ? jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un r?chaud, des bidons et des bo?tes ? carton pleines de sardines. Madame Rosa est rest?e un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et m?me vainqueur. C'?tait comme si elle avait fait quelque chose de tr?s astucieux et de tr?s fort. Puis elle s'est lev?e et elle s'est mise ? balayer. Je n'y comprenais rien, mais ?a faisait seulement une chose de plus. Quand elle est remont?e, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux.
Madame Rosa avait toujours peur d'?tre tu?e dans son sommeil, comme si ?a pouvait l'emp?cher de dormir. Les gens tiennent ? la vie plus qu'? n'importe quoi, c'est m?me marrant quand on pense ? toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.
Madame Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soir?e ? regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donn? ? moi. Quand on devenait agit?s ou qu'on avait des m?mes ? la journ?e qui ?taient s?rieusement perturb?s, car ?a existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors l?, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ?a ne lui arrivait pas ? la cheville. C'est moi qui ?tais oblig? de faire r?gner l'ordre et ?a me plaisait bien parce que ?a me faisait sup?rieur.
La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle ?tait tranquillis?e c'?tait si on sonnait ? la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. Lorsqu'elle avait trop peur elle d?gringolait jusqu'? la cave comme la premi?re fois. Une fois je lui ai pos? la question – Madame Rosa, qu'est-ce que c'est ici? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit? C'est quoi? Elle a arrang? un peu ses lunettes et elle a souri. – C'est ma r?sidence secondaire, Momo. C'est mon trou juif. C'est l? que je viens me cacher quand j'ai peur. – -Peur de quoi Madame Rosa? – - C'est pas n?cessaire d'avoir des raisons pour avoir peur Momo. Ca, j'ai jamais oubli?, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.
Madame Rosa avait des ennuis de c?ur et c'est moi qui faisait le march? ? cause de l'escalier. Chaque matin, j'?tais heureux de voir que Madame Rosa se r?veillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je devais aussi penser ? mon avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule t?t ou tard, parce que si je restais seul, c'?tait l'Assistance publique sans discuter.
Tout ce que je savais c'est que j'avais s?rement un p?re et une m?re, parce que l?-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats ont cess? d'arriver et qu'elle n'avait pas de raisons d'?tre gentille avec moi j'ai eu tr?s peur. Il faut dire qu'on ?tait dans une sale situation. Madame Rosa allait bient?t ?tre atteinte par la limite d'?ge et elle le savait elle-m?me. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre tr?s jeune, parce qu'apr?s on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.
Un jour que je me promenais j'ai rencontr? Nadine. Elle sentait si bon que j'ai pens? ? Madame Rosa, tellement c'?tait diff?rent. Elle m'a offert une glace ? la vanille et m'a donn? son adresse. Elle m'a dit qu'elle avait des enfants et un mari, elle a ?t? tr?s gentille.
Lorsque je suis rentr? j'ai bien vu que Madame Rosa s'?tait encore d?t?rior?e pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il a dit qu'elle n'avait pas le cancer, mais que c'?tait la s?nilit?, le g?tisme et qu'elle risquait de vivre comme un l?gume pendant encore longtemps.
Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola qui habitait au quatri?me se d?fendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d'y aller elle venait toujours nous donner un coup de main. Parfois elle nous refilait de l'argent et nous faisait la popote go?tant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous ?tes comme rien et personne " et elle ?tait contente. Il y avait aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui ?tait venu en France pour la balayer. Un jour il est all? chercher cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour chasser les mauvais esprits qui s'attaquent ? certaines personnes d?s qu'ils ont un moment de libre.
Un jour on a sonn? ? la porte, je suis all? ouvrir et il y avait l? un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effray?s. Madame Rosa avait toute sa t?te ? elle ce jour l?, et c'est ce qui nous a sauv?s. Le bonhomme nous a dit qu'il s'appelait Kadir Yo?ssef, qu'il ?tait rest? onze ans psychiatrique. Il nous a expliqu? comment il avait tu? sa femme qu'il aimait ? la folie parce qu'il en ?tait jaloux. On l'avait soign? et aujourd'hui il venait chercher son fils Mohammed qu'il avait confi? ? Madame Rosa il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, ? cause des ?motions que ?a allait lui causer. – C'est lui? -Mais Madame Rosa avait toute sa t?te et m?me davantage. Elle s'est ventil?e en silence et puis elle s'est tourn?e vers Mo?se. – -Mo?se dis bonjour ? ton papa. Monsieur Yo?ssef Kadir devint encore plus p?le que possible. – Madame, je suis pers?cut? sans ?tre juif. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'?tre pers?cut?s aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'?tat arabe dans lequel je vous l'ai confi? contre re?u. Je ne veux pas de fils juif sous aucun pr?texte, j'ai assez d'ennuis comme ?a.
Madame Rosa lui a expliqu? qu'il y avait sans doute eu erreur. Elle avait re?u ce jour-l? deux gar?ons dont un dans un ?tat musulman et un autre dans un ?tat juif…et qu'elle avait du se tromper de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu'on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'?tonner qu'il devienne juif et que s'il voulait son fils il fallait qu'il le prenne dans l'?tat dans lequel il se trouvait. Mo?se a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison. – Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame. Il s'est lev?, il a fait un pas vers la porte, il a plac? une main ? gauche l? ou on met le c?ur et il est tomb? par terre comme s'il n'avait plus rien ? dire.
Monsieur Youssef Kadir ?tait compl?tement mort, ? cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus ? se biler. Les fr?res Zaoum l'on transport? sur le palier du quatri?me devant la porte de Monsieur Charmette qui ?tait fran?ais garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.
Moi j'?tais encore compl?tement renvers? ? l'id?e que je venais d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle t?te faire, je me suis m?me regard? dans la glace. Avec Madame Rosa on a essay? de ne pas parler de ce qui venait d'arriver pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis ? ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, apr?s ce qu'elle avait fait pour me garder. On ?tait tout ce qu'on avait au monde et c'?tait toujours ?a de sauv?. Plus tard elle m'a avou? qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m'avait fait croire que j'avais quatre ans de moins.
Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa pour qu'elle aille ? l'h?pital. Moi, j'avais froid aux fesses en ?coutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu'il n'?tait pas possible de se faire avorter ? l'h?pital m?me quand on ?tait ? la torture et qu'ils ?taient capables de vous faire vivre de force, tant que vous ?tiez encore de la barbaque et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La m?decine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour emp?cher que la volont? de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose au monde que j'aie aim?e ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des l?gumes pour faire plaisir ? la m?decine.
Alors j'ai invent? que sa famille venait la chercher pour l'emmener en Isra?l. Le soir j'ai aid? Madame Rosa ? descendre ? la cave pour aller mourir dans son trou juif. J'avais jamais compris pourquoi elle l'avait am?nag? et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait. Maintenant je comprenais.
J'ai mis le matelas ? c?t? d'elle, pour la compagnie mais j'ai pas pu fermer l'?il parce que j'avais peur des rats qui ont une r?putation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Quand je me suis r?veill? Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ?a ne l'a pas int?ress?e. C'?tait un miracle qu'on a pu descendre dans son ?tat.
Je suis rest? ainsi trois semaines ? c?t? du cadavre de Madame Rosa. Quand ils ont enfonc? la porte pour voir d'o? ?a venait et qu'ils m'ont vu couch? ? c?t?, ils se sont mis ? gueuler au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pens? ? gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Ils m'ont transport? ? l'ambulance o? ils ont trouv? dans ma poche le papier avec le nom et l'adresse de Nadine. Ils ont cru qu'elle ?tait quelque chose pour moi. C'est comme ?a qu'elle est arriv?e et qu'elle m'a pris chez elle ? la campagne sans aucune obligation de ma part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque ses m?mes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est m?me all? chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n'en voudrait ? cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.
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Je ne sais pas du tout de quoi Madame Rosa pouvait bien rêver en général. Je ne vois pas à quoi ça sert de rêver en arrière et à son âge elle ne pouvait plus rêver en avant. Peut-être qu'elle rêvait de sa jeunesse, quand elle était belle et n'avait pas encore de santé. Je ne sais pas ce que faisaient ses parents mais c'était en Pologne. Elle avait commencé à se défendre là-bas et puis à Paris rue de Fourcy, rue Blondel, rue des Cygnes et un peu partout, et puis elle avait fait le Maroc et l'Algérie. Elle pariait très bien l'arabe, sans préjugés. Elle avait même fait la Légion étrangère à Sidi Bel Abbés mais les choses se sont gâtées quand elle est revenue en France car elle avait voulu connaître l'amour et le type lui a pris toutes ses économies et l'a dénoncée à la police française comme Juive. Là, elle s'arrêtait toujours lorsqu'elle en parlait, elle disait «C'est fini, ce temps-là», elle souriait, et c'était pour elle un bon moment à passer.
Quand elle est revenue d'Allemagne, elle s'est défendue encore pendant quelques années mais après cinquante ans, elle avait commencé à grossir et n'était plus assez appétissante. Elle savait que les femmes qui se défendent ont beaucoup de difficultés à garder leurs enfants parce que la loi l'interdit pour des raisons morales, et elle a eu l'idée d'ouvrir une pension sans famille pour des mômes qui sont nés de travers. On appelle ça un clandé dans notre langage. Elle a eu la chance d'élever comme ça un commissaire de police qui était un enfant de pute et qui la protégeait, mais elle avait maintenant soixante-cinq ans et il fallait s'y attendre. C'est surtout le cancer qui lui faisait peur, ça ne pardonne pas. Je voyais bien qu'elle se détériorait et parfois on se regardait en silence et on avait peur ensemble parce qu'on n'avait que ça au monde. C'est pourquoi tout ce qu'il lui fallait dans son état c'était une lionne en liberté dans l'appartement. Bon je me suis arrangé, je restais les yeux ouverts dans le noir, la lionne venait, se couchait à côté de moi et me léchait la figure sans rien dire à personne. Quand Madame Rosa se réveillait de peur, entrait et faisait régner la lumière, elle voyait qu'on était couché en paix. Mais elle regardait sous les lits et c'était même drôle, lorsqu'on pense que les lions étaient la seule chose au monde qui ne pouvait pas lui arriver, vu qu'à Paris il n'y en a pour ainsi dire pas, car les animaux sauvages se trouvent seulement dans la nature.
C'est là que j'ai compris pour la première fois qu'elle était un peu dérangée. Elle avait eu beaucoup de malheurs et maintenant il fallait payer, parce qu'on paie pour tout dans la vie. Elle m'a même traîné chez le docteur Katz et lui a dit que je faisais rôder des bêtes sauvages en liberté dans l'appartement et que c'était sûrement un signe. Je comprenais bien qu'il y avait entre elle et le docteur Katz quelque chose dont il ne fallait pas parler devant moi, mais je ne savais pas du tout ce que ça pouvait être et pourquoi Madame Rosa avait peur.
– Docteur, il va faire des violences, ça, j'en suis sûre.
– Ne dites pas de bêtises, Madame Rosa. Vous n'avez rien à craindre. Notre petit Momo est un tendre. Ce n'est pas une maladie et croyez-en un vieux médecin, les choses les plus difficiles à guérir, ce ne sont pas les maladies.
– Alors pourquoi il a tout le temps des lions dans la tête?
– D'abord, ce n'est pas un lion, c'est une lionne.
Le docteur Katz souriait et me donnait un Bonbon à la menthe.
– C'est une lionne. Et qu'est-ce qu'elles font, les lionnes? Elles défendent leur petit…
Madame Rosa soupirait.
– Vous savez bien pourquoi j'ai peur, docteur.
Le docteur Katz s'est fâché tout rouge.
– Taisez-vous, Madame Rosa. Vous êtes complètement inculte. Vous ne comprenez rien à ces choses et vous vous imaginez Dieu sait quoi. Ce sont des superstitions d'un autre âge. Je vous l'ai répété mille fois et je vous prie de vous taire.
Il a voulu dire encore quelque chose mais là, il m'a regardé et puis il s'est levé et m'a fait sortir. J'ai dû écouter contre la porte.
– Docteur, j'ai tellement peur qu'il soit héréditaire!
– Allons, Madame Rosa, ça suffit. D'abord, vous ne savez même pas qui était son père, avec le métier que cette pauvre femme faisait. Et de toute façon, je vous ai expliqué que ça ne veut rien dire. Il y a mille autres facteurs qui sont en jeu. Mais il est évident que c'est un enfant très sensible et qu'il a besoin d'affection.
– Je ne peux quand même pas lui lécher la figure tous les soirs, docteur. Où est-ce qu'il va chercher des idées comme ça? Et pourquoi ils n'ont pas voulu le garder à l'école?
– Parce que vous lui avez fait un extrait de naissance qui ne tenait aucun compte de son âge réel. Vous l'aimez bien, ce petit.
– J'ai seulement peur qu'on me le prenne. Remarquez, on ne peut rien prouver, pour lui. Je note ça sur un bout de papier ou je le garde dans ma tête, parce que les filles ont toujours peur que ça se sache. Les prostituées qui ont des mauvaises mœurs n'ont pas le droit à l'éducation de leurs enfants, à cause de la déchéance paternelle. On peut les tenir et les faire chanter avec ça pendant des années, elles acceptent tout plutôt que de perdre leur môme. Il y a des proxynètes qui sont des vrais maquereaux parce que personne ne veut plus faire son travail.
– Vous êtes une brave femme, Madame Rosa. Je vais vous prescrire des tranquillisants.
Je n'avais rien appris du tout. J'étais encore plus sûr qu'avant que la Juive me faisait des cachotteries mais je tenais pas tellement à savoir. Plus on connaît et moins c'est bon. Mon copain le Mahoute qui était aussi un enfant de pute disait que chez nous le mystère était normal, à cause de la loi des grands nombres. Il disait qu'une femme qui fait bien les choses, quand elle a un accident de naissance et qu'elle décide de le garder, est toujours menacée d'enquête administrative et il n'y a rien de pire, ça ne pardonne pas. C'est toujours la mère qui est en butte dans notre cas, parce que le père est protégé par la loi des grands nombres.
Madame Rosa avait au fond d'une valise un bout de papier qui me désignait comme Moham-med et trois kilos de pommes de terre, une livre de carottes, cent grammes de beurre, un fisch, trois cents francs, à élever dans la religion musulmane, fl y avait une date mais c'était seulement le jour où elle m'avait pris en dépôt et ça ne disait pas quand j'étais né. C'est moi qui m'occupais des autres mômes, surtout pour les torcher, car Madame Rosa avait du mal à se pencher, à cause de son poids. Elle n'avait pas de taille et les fesses chez elle allaient directement aux épaules, sans s'arrêter. Quand elle marchait, c'était un déménagement.
Tous les samedis après-midi, elle mettait sa robe bleue avec un renard et des boucles d'oreilles, elle se maquillait plus rouge que d'habitude et allait s'asseoir dans un café français, la Cou pole à Montparnasse, où elle mangeait un gâteau.
J'ai jamais torché les mômes après quatre ans parce que j'avais ma dignité et il y en avait qui faisaient exprès de chier. Mais je connais bien ces cons-là et je leur ai appris à jouer comme ça, je veux dire, à se torcher les uns les autres, je leur ai expliqué que 'c'était plus marrant que rester chacun chez soi. Ça a très bien marché et Madame Rosa m'a félicité et m'a dit que je commençais à me défendre. Je jouais pas avec les autres mômes, ils étaient trop petits pour moi, sauf pour comparer nos quéquettes et Madame Rosa était furieuse parce qu'elle avait horreur des quéquettes à cause de tout ce qu'elle avait déjà vu dans la vie. Elle continuait aussi à avoir peur des lions la nuit et c'est quand même pas croyable, lorsqu'on pense à toutes les autres raisons justes qu'on a d'avoir peur, de s'attaquer aux lions.
Madame Rosa avait des ennuis de cœur et c'est moi qui faisais le marché à cause de l'escalier. Les étages étaient pour elle ce qu'il y avait de pire. Elle sifflait de plus en plus en respirant et j'avais de l'asthme pour elle, moi aussi, et le docteur Katz disait qu'il n'y a rien de plus contagieux que la psychologie. C'est un truc qu'on connaît pas encore. Chaque matin, j'étais heureux de voir que Madame Rosa se réveillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle.
Le plus grand ami que j'avais à l'époque était un parapluie nommé Arthur que j'ai habillé des pieds à la tête. Je lui avais fait une tête avec un chiffon vert que j'ai roulé en boule autour du manche et un visage sympa, avec un sourire et des yeux ronds, avec le rouge à lèvres de Madame Rosa. C'était pas tellement pour avoir quelqu'un à aimer mais pour faire le clown car j'avais pas d'argent de poche et j'allais parfois dans les quartiers français là où il y en a. J'avais un pardessus trop grand qui m'arrivait aux talons et je mettais un chapeau melon, je me barbouillais le visage de couleurs et avec mon parapluie Arthur, on était marrants tous les deux. Je faisais le rigolo sur le trottoir et je réussissais à ramasser jusqu'à vingt francs par jour, mais il fallait faire gaffe parce que la police a toujours un œil pour les mineurs en liberté. Arthur était habillé comme unijambiste avec un soulier de basket bleu et blanc, un pantalon, un veston à carreaux sur un cintre que je lui avais attaché avec des ficelles et je lui avais cousu un chapeau rond sur la tête. J'avais demandé à Monsieur N'Da Amé-dée de me prêter des vêtements pour mon parapluie et vous savez ce qu'il a fait? Il m'a emmené avec lui au Pull d'Or, boulevard de Belleville où c'est le plus chic et il m'a laissé choisir ce que je voulais. Je ne sais pas s'ils sont tous comme lui en Afrique, mais si oui, ils doivent manquer de rien.
Quand je faisais mon numéro sur le trottoir, je me dandinais, je dansais avec Arthur et je ramassais du pognon. Il y avait des gens qui devenaient furieux et qui disaient que c'était pas permis de traiter un enfant de la sorte. Je ne sais pas du tout qui me traitait, maïs il y en avait aussi qui avaient de la peine. C'est même curieux, alors que c'était pour rire.
Arthur se cassait de temps en temps. J'ai cloué le cintre et ça lui a fait des épaules et il est resté avec une jambe de pantalon vide, comme c'est normal chez un parapluie. Monsieur Hamil n'était pas content, il disait qu'Arthur ressemblait à un fétiche et que c'est contre notre religion. Moi je suis pas croyant mais c'est vrai que lorsque vous avez un truc un peu bizarre et qui ressemble à rien, vous avez l'espoir qu'il peut quelque chose. Je dormais avec Arthur serré dans mes bras et le matin, je regardais si Madame Rosa respirait encore.