La vie devant soi

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La vie devant soi
Название: La vie devant soi
Автор: Gary Romain
Дата добавления: 16 январь 2020
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La vie devant soi - читать бесплатно онлайн , автор Gary Romain

C'est ? Belleville, au sixi?me sans ascenseur, chez madame Rosa, une vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y a bien longtemps, " se d?fendait " rue Blondel. Elle a ouvert " une pension sans famille pour les gosses qui sont n?s de travers ", autrement dit un cr?che clandestin o? les dames " qui se d?fendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste, cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux, et qu'il aime de tout son c?ur – presque autant que son " parapluie Arthur ", une poup?e qu'il s'est fabriqu?e avec un vieux parapluie; il n'a pas de p?re et chez Madame Rosa, les autres gosses s'appellent Mo?se ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il lui peint le visage au Ripolin, l'arrose des parfums qu'il a vol?s et se couche pr?s d'elle pour mourir aussi.

Gary disait " Il me serait tr?s p?nible si on me demandait avec sommation d'employer des mots qui ont d?j? beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie ". Dans La Vie devant soi Gary/Ajar invente un style neuf, dans le genre parl?, familier, mais sans argot, qui ?clate en formules cocasses, incongrues, lapidaires. Des phrases distordues sciemment pour l'effet du rire. C'est pourquoi j'ai choisi de r?sumer ce roman avec les phrases d'Ajar lui-m?me. Cela m'a sembl? devoir mieux rendre toute la sensibilit?, l'?motion que le livre suscite.

" Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'?tais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris ? l'?cole.

La premi?re chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixi?me ? pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'?tait une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle ?tait ?galement juive. Sa sant? n'?tait pas bonne non plus et je peux vous dire aussi d?s le d?but que c'?tait une femme qui aurait m?rit? un ascenseur.

Madame Rosa ?tait n?e en Pologne comme Juive mais elle s'?tait d?fendue au Maroc et en Alg?rie pendant plusieurs ann?es et elle savait l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la premi?re fois. Au d?but je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat ? la fin du mois. Quand je l'ai appris, ?a m'a fait un coup de savoir que j'?tais pay?. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on ?tait quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleur? toute une nuit et c'?tait mon premier grand chagrin.

Au d?but je ne savais pas que je n'avais pas de m?re et je ne savais m?me pas qu'il en fallait une. Madame Rosa ?vitait de m'en parler pour ne pas me donner des id?es. On ?tait tant?t six ou sept tant?t m?me plus l?-dedans. Il y avait chez nous pas mal de m?res qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'?tait toujours pour les autres.

Nous ?tions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se d?fendre l?-bas, elles venaient voir leur m?me avant et apr?s. Il me semblait que tout le monde avait une m?re sauf moi. J'ai commenc? ? avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire venir.

Une nuit j'ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son r?ve, ?a m'a r?veill? et j'ai vu qu'elle se levait. Elle avait la t?te qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une cl? qui ?tait cach?e sous l'armoire. Elle est all?e dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ?a fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'?tait terrible de voir cette Juive qui descendait les ?tages avec des ruses de Sioux comme si c'?tait plein d'ennemis et encore pire. Quand madame Rosa a pris l'escalier de la cave, j'ai cru vraiment qu'elle ?tait devenue macaque et j'ai voulu courir r?veiller le docteur Katz. Mais j'ai continu? de la suivre. La cave ?tait divis?e en plusieurs et une des portes ?tait ouverte. J'ai regard?. Il y avait au milieu un fauteuil rouge compl?tement enfonc?, crasseux et boiteux, et Madame Rosa ?tait assise dedans. Les murs, c'?tait que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer.

Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui br?lait. Il y avait ? ma grande surprise un lit dans un ?tat bon ? jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un r?chaud, des bidons et des bo?tes ? carton pleines de sardines. Madame Rosa est rest?e un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et m?me vainqueur. C'?tait comme si elle avait fait quelque chose de tr?s astucieux et de tr?s fort. Puis elle s'est lev?e et elle s'est mise ? balayer. Je n'y comprenais rien, mais ?a faisait seulement une chose de plus. Quand elle est remont?e, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux.

Madame Rosa avait toujours peur d'?tre tu?e dans son sommeil, comme si ?a pouvait l'emp?cher de dormir. Les gens tiennent ? la vie plus qu'? n'importe quoi, c'est m?me marrant quand on pense ? toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.

Madame Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soir?e ? regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donn? ? moi. Quand on devenait agit?s ou qu'on avait des m?mes ? la journ?e qui ?taient s?rieusement perturb?s, car ?a existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors l?, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ?a ne lui arrivait pas ? la cheville. C'est moi qui ?tais oblig? de faire r?gner l'ordre et ?a me plaisait bien parce que ?a me faisait sup?rieur.

La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle ?tait tranquillis?e c'?tait si on sonnait ? la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. Lorsqu'elle avait trop peur elle d?gringolait jusqu'? la cave comme la premi?re fois. Une fois je lui ai pos? la question – Madame Rosa, qu'est-ce que c'est ici? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit? C'est quoi? Elle a arrang? un peu ses lunettes et elle a souri. – C'est ma r?sidence secondaire, Momo. C'est mon trou juif. C'est l? que je viens me cacher quand j'ai peur. – -Peur de quoi Madame Rosa? – - C'est pas n?cessaire d'avoir des raisons pour avoir peur Momo. Ca, j'ai jamais oubli?, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.

Madame Rosa avait des ennuis de c?ur et c'est moi qui faisait le march? ? cause de l'escalier. Chaque matin, j'?tais heureux de voir que Madame Rosa se r?veillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je devais aussi penser ? mon avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule t?t ou tard, parce que si je restais seul, c'?tait l'Assistance publique sans discuter.

Tout ce que je savais c'est que j'avais s?rement un p?re et une m?re, parce que l?-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats ont cess? d'arriver et qu'elle n'avait pas de raisons d'?tre gentille avec moi j'ai eu tr?s peur. Il faut dire qu'on ?tait dans une sale situation. Madame Rosa allait bient?t ?tre atteinte par la limite d'?ge et elle le savait elle-m?me. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre tr?s jeune, parce qu'apr?s on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.

Un jour que je me promenais j'ai rencontr? Nadine. Elle sentait si bon que j'ai pens? ? Madame Rosa, tellement c'?tait diff?rent. Elle m'a offert une glace ? la vanille et m'a donn? son adresse. Elle m'a dit qu'elle avait des enfants et un mari, elle a ?t? tr?s gentille.

Lorsque je suis rentr? j'ai bien vu que Madame Rosa s'?tait encore d?t?rior?e pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il a dit qu'elle n'avait pas le cancer, mais que c'?tait la s?nilit?, le g?tisme et qu'elle risquait de vivre comme un l?gume pendant encore longtemps.

Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola qui habitait au quatri?me se d?fendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d'y aller elle venait toujours nous donner un coup de main. Parfois elle nous refilait de l'argent et nous faisait la popote go?tant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous ?tes comme rien et personne " et elle ?tait contente. Il y avait aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui ?tait venu en France pour la balayer. Un jour il est all? chercher cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour chasser les mauvais esprits qui s'attaquent ? certaines personnes d?s qu'ils ont un moment de libre.

Un jour on a sonn? ? la porte, je suis all? ouvrir et il y avait l? un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effray?s. Madame Rosa avait toute sa t?te ? elle ce jour l?, et c'est ce qui nous a sauv?s. Le bonhomme nous a dit qu'il s'appelait Kadir Yo?ssef, qu'il ?tait rest? onze ans psychiatrique. Il nous a expliqu? comment il avait tu? sa femme qu'il aimait ? la folie parce qu'il en ?tait jaloux. On l'avait soign? et aujourd'hui il venait chercher son fils Mohammed qu'il avait confi? ? Madame Rosa il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, ? cause des ?motions que ?a allait lui causer. – C'est lui? -Mais Madame Rosa avait toute sa t?te et m?me davantage. Elle s'est ventil?e en silence et puis elle s'est tourn?e vers Mo?se. – -Mo?se dis bonjour ? ton papa. Monsieur Yo?ssef Kadir devint encore plus p?le que possible. – Madame, je suis pers?cut? sans ?tre juif. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'?tre pers?cut?s aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'?tat arabe dans lequel je vous l'ai confi? contre re?u. Je ne veux pas de fils juif sous aucun pr?texte, j'ai assez d'ennuis comme ?a.

Madame Rosa lui a expliqu? qu'il y avait sans doute eu erreur. Elle avait re?u ce jour-l? deux gar?ons dont un dans un ?tat musulman et un autre dans un ?tat juif…et qu'elle avait du se tromper de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu'on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'?tonner qu'il devienne juif et que s'il voulait son fils il fallait qu'il le prenne dans l'?tat dans lequel il se trouvait. Mo?se a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison. – Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame. Il s'est lev?, il a fait un pas vers la porte, il a plac? une main ? gauche l? ou on met le c?ur et il est tomb? par terre comme s'il n'avait plus rien ? dire.

Monsieur Youssef Kadir ?tait compl?tement mort, ? cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus ? se biler. Les fr?res Zaoum l'on transport? sur le palier du quatri?me devant la porte de Monsieur Charmette qui ?tait fran?ais garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.

Moi j'?tais encore compl?tement renvers? ? l'id?e que je venais d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle t?te faire, je me suis m?me regard? dans la glace. Avec Madame Rosa on a essay? de ne pas parler de ce qui venait d'arriver pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis ? ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, apr?s ce qu'elle avait fait pour me garder. On ?tait tout ce qu'on avait au monde et c'?tait toujours ?a de sauv?. Plus tard elle m'a avou? qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m'avait fait croire que j'avais quatre ans de moins.

Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa pour qu'elle aille ? l'h?pital. Moi, j'avais froid aux fesses en ?coutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu'il n'?tait pas possible de se faire avorter ? l'h?pital m?me quand on ?tait ? la torture et qu'ils ?taient capables de vous faire vivre de force, tant que vous ?tiez encore de la barbaque et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La m?decine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour emp?cher que la volont? de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose au monde que j'aie aim?e ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des l?gumes pour faire plaisir ? la m?decine.

Alors j'ai invent? que sa famille venait la chercher pour l'emmener en Isra?l. Le soir j'ai aid? Madame Rosa ? descendre ? la cave pour aller mourir dans son trou juif. J'avais jamais compris pourquoi elle l'avait am?nag? et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait. Maintenant je comprenais.

J'ai mis le matelas ? c?t? d'elle, pour la compagnie mais j'ai pas pu fermer l'?il parce que j'avais peur des rats qui ont une r?putation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Quand je me suis r?veill? Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ?a ne l'a pas int?ress?e. C'?tait un miracle qu'on a pu descendre dans son ?tat.

Je suis rest? ainsi trois semaines ? c?t? du cadavre de Madame Rosa. Quand ils ont enfonc? la porte pour voir d'o? ?a venait et qu'ils m'ont vu couch? ? c?t?, ils se sont mis ? gueuler au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pens? ? gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Ils m'ont transport? ? l'ambulance o? ils ont trouv? dans ma poche le papier avec le nom et l'adresse de Nadine. Ils ont cru qu'elle ?tait quelque chose pour moi. C'est comme ?a qu'elle est arriv?e et qu'elle m'a pris chez elle ? la campagne sans aucune obligation de ma part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque ses m?mes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est m?me all? chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n'en voudrait ? cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.

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L'entrée de l'immeuble menait à un deuxième immeuble, plus petit à l'intérieur et dès que j'y suis entré, j'ai entendu des coups de feu, des freins qui grinçaient, une femme qui hurlait et un homme qui suppliait «Ne me tuez pas! Ne me tuez pas!» et j'ai même sauté en l'air tellement c'était trop près. Il y a eu tout de suite une rafale de mitraillette et l'homme a crié «Non!», comme toujours lorsqu'on meurt sans plaisir. Ensuite il y a eu un silence encore plus affreux et c'est là que vous n'allez pas me croire. Tout a recommencé comme avant, avec le même mec qui ne voulait pas être tué parce qu'il avait ses raisons et la mitraillette qui ne l'écoutait pas. Il a recommencé trois fois à mourir malgré lui comme si c'était un salaud comme c'est pas permis et qu'il fallait le faire mourir trois fois pour l'exemple. Il y eut un nouveau silence pendant lequel il est resté mort et puis ils se sont acharnés sur lui une quatrième fois et une cinquième et à la fin il me faisait même pitié parce qu'enfin tout de même. Après ils l'ont laissé tranquille et il y eut une voix de femme qui a dit «mon amour, mon pauvre amour», mais d'une voix tellement émue et avec ses sentiments les plus sincères que j'en suis resté comme deux ronds de Elan et pourtant je ne sais même pas ce que ça veut dire. Il n'y avait personne dans l'entrée sauf moi et une porte avec une lampe rouge allumée. Je suis à peine revenu de l'émotion qu'ils ont recommencé tout le bordel avec «mon amour, mon amour» mais chaque fois sur un autre ton, et puis ils ont remis ça encore et encore. Le mec a dû mourir cinq ou six fois dans les bras de sa bonne femme tellement c'était pour lui le pied de sentir qu'il y avait là quelqu'un à qui ça faisait de la peine. J'ai pensé à Madame Rosa qui n'avait personne pour lui dire « mon amour, mon pauvre amour» parce qu'elle n'avait pour ainsi dire plus de cheveux et pesait dans les quatre-vingt-quinze kilos, tous les uns plus moches que les autres. Là-dessus la bonne femme ne s'est tue que pour lancer un tel cri de désespoir que je me suis précipité vers la porte et à l'intérieur comme un seul homme. Merde, c'était une sorte de cinéma, sauf que tout le monde marchait en arrière. Quand je suis entré, la bonne femme sur l'écran est tombée sur le corps du cadavre pour agoniser dessus et aussitôt après elle s'est levée, mais à l'envers, en faisant tout à reculons comme si elle était vivante à l'aller et une poupée au retour. Puis tout s'est éteint et il y eut la lumière.

La môme qui m'avait laissé tomber se tenait devant le micro au milieu de la salle, devant des fauteuils et quand tout s'est allumé, elle m'a vu. Il y avait trois ou quatre mecs dans les coins mais ils étaient pas armés. Je devais avoir l'air con la bouche ouverte, parce que tout le monde me regardait comme ça. La blonde m'a reconnu et m'a fait un immense sourire, ce qui m'a un peu remonté le moral, je lui avais fait impression.

– Mais c'est mon copain!

On était pas copains du tout mais j'allais pas discuter. Elle est venue vers moi et elle a regardé Arthur mais je savais bien que c'est moi qui l'intéressais. Les femmes me font marrer, des fois.

– Qu'est-ce que c'est?

– C'est un vieux parapluie que j'ai renippe.

– Il est marrant, avec son costume, on dirait un fétiche. C'est ton copain?

– Vous me prenez pour un demeuré, ou quoi? C'est pas un copain, c'est un parapluie.

Elle a pris Arthur et elle a fait semblant de le regarder. Les autres aussi. La première chose que personne ne veut, quand on adopte un môme, c'est qu'il soit demeuré. Ça veut dire un môme qui a décidé de s'arrêter en route parce que ça ne lui dit rien qui chante. Il a alors des parents handicapés qui ne savent pas quoi en faire. Par exemple, un môme a quinze ans, mais il se conduit comme dix. Remarquez, on peut pas gagner. Quand un môme a dix ans comme moi et qu'il se conduit comme quinze, on le fout à la porte de l'école parce qu'il est perturbé.

– Il est beau, avec son visage tout vert. Pourquoi lui as-tu fait un visage vert?

Elle sentait si bon que j'ai pensé à Madame Rosa, tellement c'était différent.

– C'est pas un visage, c'est un chiffon. Ça nous est interdit, les visages.

– Comment ça, interdit?

Elle avait des yeux bleus très gais, assez gentils et elle était accroupie devant Arthur, mais c'était pour moi.

– Je suis arabe. C'est pas permis, les visages, dans notre religion.

– De représenter un visage, tu veux dire?

– C'est offensant pour Dieu.

Elle me jeta un coup d'œil, mine de rien, mais je voyais bien que je lui faisais de l'effet.

– Tu as quel âge?

– Je vous l'ai déjà dit la première fois qu'on s'est vus. Dix ans. C'est aujourd'hui que je viens d'avoir ça. Mais ça compte pas, l'âge. Moi j'ai un ami qui a quatre-vingt-cinq ans et qui est toujours là.

– Tu t'appelles comment?

– Vous me l'avez déjà demandé. Momo.

Après, il a fallu qu'elle travaille. Elle m'a expliqué que c'était ce qu'on appelle chez eux une salle de doublage. Les gens sur l'écran ouvraient la bouche comme pour parler mais c'étaient les personnes dans la salle qui leur donnaient leurs voix. C'était comme chez les oiseaux, ils leur fourraient directement leurs voix dans le gosier. Quand c'était raté la première fois et que la voix n'entrait pas au bon moment, il fallait recommencer. Et c'est là que c'était beau à voir: tout se mettait à reculer. Les morts revenaient à la vie et reprenaient à reculons leur place dans la société. On appuyait sur un bouton, et tout s'éloignait. Les voitures reculaient à l'envers et les chiens couraient à reculons et les maisons qui tombaient en poussière se ramassaient et se reconstruisaient d'un seul coup sous vos yeux. Les balles sortaient du corps, retournaient dans les mitraillettes et les tueurs se retiraient et sautaient par la fenêtre à reculons. Quand on vidait l'eau, elle se relevait et remontait dans le verre. Le sang qui coulait revenait chez lui dans le corps et il n'y avait plus trace de sang nulle part, la plaie se refermait. Un type qui avait craché reprenait son crachat dans la bouche. Les chevaux galopaient à reculons et un type qui était tombé du septième étage était récupéré et rentrait dans la fenêtre. C'était le vrai monde à l'envers et c'était la plus belle chose que j'aie vue dans ma putain de vie. A un moment, j'ai même vu Madame Rosa jeune et fraîche, avec toutes ses jambes et je l'ai fait reculer encore plus et elle est devenue encore plus jolie. J'en avais des larmes aux yeux.

J'y suis resté un bon moment parce que je n'étais pas urgent nulle part ailleurs et qu'est-ce que je me suis régalé. J'aimais surtout quand la bonne femme à l'écran était tuée, elle restait un moment morte pour faire de la peine, et puis elle était soulevée du sol comme par une main invisible, se mettait à reculer et retrouvait la vraie vie. Le type pour qui elle disait «mon amour, mon pauvre amour» avait l'air d'une belle ordure mais c'était pas mes oignons. Les personnes présentes voyaient bien que ça faisait mon bonheur, ce cinéma, et ils m'ont expliqué qu'on pouvait prendre tout à la fin et revenir comme ça jusqu'au commencement, et l'un d'eux, un barbu, s'est marré et a dit «jusqu'au paradis terrestre». Après il a ajouté: «Malheureusement, quand ça recommence, c'est toujours la même chose.» La blonde m'a dit qu'elle s'appelait Nadine et que c'était son métier de faire parler les gens d'une voix humaine au cinéma. J'avais envie de rien tellement j'étais content. Vous pensez, une maison qui brûle et qui s'écroule, et puis qui s'éteint et qui se relève. Il faut voir ça avec ses yeux pour y croire, parce que les yeux des autres, c'est pas la même chose.

Et c'est là que j'ai eu un vrai événement. Je ne peux pas dire que je suis remonté en arrière et que j'ai vu ma mère, mais je me suis vu assis par terre et je voyais devant moi des jambes avec des bottes jusqu'aux cuisses et une mini-jupe en cuir et j'ai fait un effort terrible pour lever les yeux et pour voir son visage, je savais que c'était ma mère mais c'était trop tard, les souvenirs ne peuvent pas lever les yeux. J'ai même réussi à revenir encore plus loin en arrière. Je sens autour de moi deux bras chauds qui me bercent, j'ai mal au ventre, la personne qui me tient chaud marche de long en large en chantonnant, mais j'ai toujours mal au ventre, et puis je lâche un étron qui va s'asseoir par terre et j'ai plus mal sous l'effet du soulagement et la personne chaude m'embrasse et rit d'un rire léger que j'entends, j'entends, j'entends…

– Ça te plaît?

J'étais assis dans un fauteuil et il n'y avait plus rien sur l'écran. La blonde était venue près de moi et ils ont fait régner la lumière.

– C'est pas mal.

Après j'ai eu encore droit au mec qui prenait une dégelée de mitraillette dans le bide parce qu'il était peut-être caissier à la banque ou d'une bande rivale et qui gueulait «ne me tuez pas, ne me tuez pas!» comme un con, parce que ça sert à rien, il faut faire son métier. J'aime bien au ciné quand le mort dit «allez messieurs faites votre métier» avant de mourir, ça indique la compréhension, ça sert à rien de faire chier les gens en les prenant par les bons sentiments. Mais le mec trouvait pas le ton qu'il fallait pour plaire et ils ont dû le faire reculer encore pour remettre ça. D'abord il tendait les mains pour arrêter les balles et c'est là qu'il gueulait «non, non!» et «ne me tuez pas, ne me tuez pas!» avec la voix du mec dans la salle qui faisait ça au micro en toute sécurité. Ensuite il tombait en se tordant car ça fait toujours plaisir au cinéma et puis il ne bougeait plus. Les gangsters y mettaient encore un coup pour s'assurer qu'il n'était pas capable de leur nuire. Et alors que c'était déjà sans espoir, tout se remettait en marche à l'envers et le mec se soulevait dans les airs comme si c'était la main de Dieu qui le prenait et le remettait sur pied pour pouvoir encore s'en servir.

Après on a vu d'autres morceaux et il y en avait qu'il fallait faire reculer dix fois pour que tout soit comme il faut. Les mots se mettaient aussi en marche arrière et disaient les choses à l'envers et Ça faisait des sons mystérieux comme dans une langue que personne ne connaît et qui veut peut-être dire quelque chose.

Quand il n'y avait rien sur l'écran, je m'amusais à imaginer Madame Rosa heureuse, avec tous ses cheveux d'avant-guerre et qui n'était même pas obligée de se défendre parce que c'était le monde à l'envers.

La blonde m'a caressé la joue et il faut dire qu'elle était sympa et c'était dommage. Je pensais à ses deux mômes, ceux que j'avais vus et c'était dommage, quoi.

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