La vie devant soi
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C'est ? Belleville, au sixi?me sans ascenseur, chez madame Rosa, une vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y a bien longtemps, " se d?fendait " rue Blondel. Elle a ouvert " une pension sans famille pour les gosses qui sont n?s de travers ", autrement dit un cr?che clandestin o? les dames " qui se d?fendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste, cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux, et qu'il aime de tout son c?ur – presque autant que son " parapluie Arthur ", une poup?e qu'il s'est fabriqu?e avec un vieux parapluie; il n'a pas de p?re et chez Madame Rosa, les autres gosses s'appellent Mo?se ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il lui peint le visage au Ripolin, l'arrose des parfums qu'il a vol?s et se couche pr?s d'elle pour mourir aussi.
Gary disait " Il me serait tr?s p?nible si on me demandait avec sommation d'employer des mots qui ont d?j? beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie ". Dans La Vie devant soi Gary/Ajar invente un style neuf, dans le genre parl?, familier, mais sans argot, qui ?clate en formules cocasses, incongrues, lapidaires. Des phrases distordues sciemment pour l'effet du rire. C'est pourquoi j'ai choisi de r?sumer ce roman avec les phrases d'Ajar lui-m?me. Cela m'a sembl? devoir mieux rendre toute la sensibilit?, l'?motion que le livre suscite.
" Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'?tais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris ? l'?cole.
La premi?re chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixi?me ? pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'?tait une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle ?tait ?galement juive. Sa sant? n'?tait pas bonne non plus et je peux vous dire aussi d?s le d?but que c'?tait une femme qui aurait m?rit? un ascenseur.
Madame Rosa ?tait n?e en Pologne comme Juive mais elle s'?tait d?fendue au Maroc et en Alg?rie pendant plusieurs ann?es et elle savait l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la premi?re fois. Au d?but je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat ? la fin du mois. Quand je l'ai appris, ?a m'a fait un coup de savoir que j'?tais pay?. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on ?tait quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleur? toute une nuit et c'?tait mon premier grand chagrin.
Au d?but je ne savais pas que je n'avais pas de m?re et je ne savais m?me pas qu'il en fallait une. Madame Rosa ?vitait de m'en parler pour ne pas me donner des id?es. On ?tait tant?t six ou sept tant?t m?me plus l?-dedans. Il y avait chez nous pas mal de m?res qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'?tait toujours pour les autres.
Nous ?tions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se d?fendre l?-bas, elles venaient voir leur m?me avant et apr?s. Il me semblait que tout le monde avait une m?re sauf moi. J'ai commenc? ? avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire venir.
Une nuit j'ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son r?ve, ?a m'a r?veill? et j'ai vu qu'elle se levait. Elle avait la t?te qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une cl? qui ?tait cach?e sous l'armoire. Elle est all?e dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ?a fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'?tait terrible de voir cette Juive qui descendait les ?tages avec des ruses de Sioux comme si c'?tait plein d'ennemis et encore pire. Quand madame Rosa a pris l'escalier de la cave, j'ai cru vraiment qu'elle ?tait devenue macaque et j'ai voulu courir r?veiller le docteur Katz. Mais j'ai continu? de la suivre. La cave ?tait divis?e en plusieurs et une des portes ?tait ouverte. J'ai regard?. Il y avait au milieu un fauteuil rouge compl?tement enfonc?, crasseux et boiteux, et Madame Rosa ?tait assise dedans. Les murs, c'?tait que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer.
Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui br?lait. Il y avait ? ma grande surprise un lit dans un ?tat bon ? jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un r?chaud, des bidons et des bo?tes ? carton pleines de sardines. Madame Rosa est rest?e un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et m?me vainqueur. C'?tait comme si elle avait fait quelque chose de tr?s astucieux et de tr?s fort. Puis elle s'est lev?e et elle s'est mise ? balayer. Je n'y comprenais rien, mais ?a faisait seulement une chose de plus. Quand elle est remont?e, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux.
Madame Rosa avait toujours peur d'?tre tu?e dans son sommeil, comme si ?a pouvait l'emp?cher de dormir. Les gens tiennent ? la vie plus qu'? n'importe quoi, c'est m?me marrant quand on pense ? toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.
Madame Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soir?e ? regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donn? ? moi. Quand on devenait agit?s ou qu'on avait des m?mes ? la journ?e qui ?taient s?rieusement perturb?s, car ?a existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors l?, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ?a ne lui arrivait pas ? la cheville. C'est moi qui ?tais oblig? de faire r?gner l'ordre et ?a me plaisait bien parce que ?a me faisait sup?rieur.
La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle ?tait tranquillis?e c'?tait si on sonnait ? la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. Lorsqu'elle avait trop peur elle d?gringolait jusqu'? la cave comme la premi?re fois. Une fois je lui ai pos? la question – Madame Rosa, qu'est-ce que c'est ici? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit? C'est quoi? Elle a arrang? un peu ses lunettes et elle a souri. – C'est ma r?sidence secondaire, Momo. C'est mon trou juif. C'est l? que je viens me cacher quand j'ai peur. – -Peur de quoi Madame Rosa? – - C'est pas n?cessaire d'avoir des raisons pour avoir peur Momo. Ca, j'ai jamais oubli?, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.
Madame Rosa avait des ennuis de c?ur et c'est moi qui faisait le march? ? cause de l'escalier. Chaque matin, j'?tais heureux de voir que Madame Rosa se r?veillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je devais aussi penser ? mon avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule t?t ou tard, parce que si je restais seul, c'?tait l'Assistance publique sans discuter.
Tout ce que je savais c'est que j'avais s?rement un p?re et une m?re, parce que l?-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats ont cess? d'arriver et qu'elle n'avait pas de raisons d'?tre gentille avec moi j'ai eu tr?s peur. Il faut dire qu'on ?tait dans une sale situation. Madame Rosa allait bient?t ?tre atteinte par la limite d'?ge et elle le savait elle-m?me. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre tr?s jeune, parce qu'apr?s on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.
Un jour que je me promenais j'ai rencontr? Nadine. Elle sentait si bon que j'ai pens? ? Madame Rosa, tellement c'?tait diff?rent. Elle m'a offert une glace ? la vanille et m'a donn? son adresse. Elle m'a dit qu'elle avait des enfants et un mari, elle a ?t? tr?s gentille.
Lorsque je suis rentr? j'ai bien vu que Madame Rosa s'?tait encore d?t?rior?e pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il a dit qu'elle n'avait pas le cancer, mais que c'?tait la s?nilit?, le g?tisme et qu'elle risquait de vivre comme un l?gume pendant encore longtemps.
Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola qui habitait au quatri?me se d?fendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d'y aller elle venait toujours nous donner un coup de main. Parfois elle nous refilait de l'argent et nous faisait la popote go?tant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous ?tes comme rien et personne " et elle ?tait contente. Il y avait aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui ?tait venu en France pour la balayer. Un jour il est all? chercher cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour chasser les mauvais esprits qui s'attaquent ? certaines personnes d?s qu'ils ont un moment de libre.
Un jour on a sonn? ? la porte, je suis all? ouvrir et il y avait l? un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effray?s. Madame Rosa avait toute sa t?te ? elle ce jour l?, et c'est ce qui nous a sauv?s. Le bonhomme nous a dit qu'il s'appelait Kadir Yo?ssef, qu'il ?tait rest? onze ans psychiatrique. Il nous a expliqu? comment il avait tu? sa femme qu'il aimait ? la folie parce qu'il en ?tait jaloux. On l'avait soign? et aujourd'hui il venait chercher son fils Mohammed qu'il avait confi? ? Madame Rosa il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, ? cause des ?motions que ?a allait lui causer. – C'est lui? -Mais Madame Rosa avait toute sa t?te et m?me davantage. Elle s'est ventil?e en silence et puis elle s'est tourn?e vers Mo?se. – -Mo?se dis bonjour ? ton papa. Monsieur Yo?ssef Kadir devint encore plus p?le que possible. – Madame, je suis pers?cut? sans ?tre juif. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'?tre pers?cut?s aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'?tat arabe dans lequel je vous l'ai confi? contre re?u. Je ne veux pas de fils juif sous aucun pr?texte, j'ai assez d'ennuis comme ?a.
Madame Rosa lui a expliqu? qu'il y avait sans doute eu erreur. Elle avait re?u ce jour-l? deux gar?ons dont un dans un ?tat musulman et un autre dans un ?tat juif…et qu'elle avait du se tromper de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu'on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'?tonner qu'il devienne juif et que s'il voulait son fils il fallait qu'il le prenne dans l'?tat dans lequel il se trouvait. Mo?se a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison. – Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame. Il s'est lev?, il a fait un pas vers la porte, il a plac? une main ? gauche l? ou on met le c?ur et il est tomb? par terre comme s'il n'avait plus rien ? dire.
Monsieur Youssef Kadir ?tait compl?tement mort, ? cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus ? se biler. Les fr?res Zaoum l'on transport? sur le palier du quatri?me devant la porte de Monsieur Charmette qui ?tait fran?ais garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.
Moi j'?tais encore compl?tement renvers? ? l'id?e que je venais d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle t?te faire, je me suis m?me regard? dans la glace. Avec Madame Rosa on a essay? de ne pas parler de ce qui venait d'arriver pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis ? ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, apr?s ce qu'elle avait fait pour me garder. On ?tait tout ce qu'on avait au monde et c'?tait toujours ?a de sauv?. Plus tard elle m'a avou? qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m'avait fait croire que j'avais quatre ans de moins.
Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa pour qu'elle aille ? l'h?pital. Moi, j'avais froid aux fesses en ?coutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu'il n'?tait pas possible de se faire avorter ? l'h?pital m?me quand on ?tait ? la torture et qu'ils ?taient capables de vous faire vivre de force, tant que vous ?tiez encore de la barbaque et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La m?decine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour emp?cher que la volont? de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose au monde que j'aie aim?e ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des l?gumes pour faire plaisir ? la m?decine.
Alors j'ai invent? que sa famille venait la chercher pour l'emmener en Isra?l. Le soir j'ai aid? Madame Rosa ? descendre ? la cave pour aller mourir dans son trou juif. J'avais jamais compris pourquoi elle l'avait am?nag? et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait. Maintenant je comprenais.
J'ai mis le matelas ? c?t? d'elle, pour la compagnie mais j'ai pas pu fermer l'?il parce que j'avais peur des rats qui ont une r?putation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Quand je me suis r?veill? Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ?a ne l'a pas int?ress?e. C'?tait un miracle qu'on a pu descendre dans son ?tat.
Je suis rest? ainsi trois semaines ? c?t? du cadavre de Madame Rosa. Quand ils ont enfonc? la porte pour voir d'o? ?a venait et qu'ils m'ont vu couch? ? c?t?, ils se sont mis ? gueuler au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pens? ? gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Ils m'ont transport? ? l'ambulance o? ils ont trouv? dans ma poche le papier avec le nom et l'adresse de Nadine. Ils ont cru qu'elle ?tait quelque chose pour moi. C'est comme ?a qu'elle est arriv?e et qu'elle m'a pris chez elle ? la campagne sans aucune obligation de ma part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque ses m?mes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est m?me all? chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n'en voudrait ? cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.
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– Le sang et l'oxygène n'alimentent plus convenablement son cerveau. Elle ne pourra plus penser et va vivre comme un légume. Ça peut encore durer longtemps et elle pourra même avoir encore pendant des années des lueurs d'intelligence, mais ça ne pardonne pas, mon petit, ça ne pardonne pas.
Il me faisait marrer, avec cette façon qu'il avait de répéter «ça ne pardonne pas, ça ne pardonne pas», comme s'il y avait quelque chose qui pardonne.
– Mais c'est pas le cancer, n'est-ce pas?
– Absolument pas. Tu peux être tranquille. C'était quand même une bonne nouvelle et je
me suis mis à chialer. Ça me faisait vachement plaisir qu'on évitait le pire. Je me suis assis dans l'escalier et j'ai pleuré comme un veau. Les veaux ne pleurent jamais mais c'est l'expression qui veut ça.
Le docteur Katz s'est assis à côté de moi sur l'escalier et il m'a mis une main sur l'épaule. Il ressemblait à Monsieur Hamil par la barbe.
– Il ne faut pas pleurer, mon petit, c'est naturel que les vieux meurent. Tu as toute la vie devant toi.
Il cherchait à me faire peur, ce salaud-là, ou quoi? J'ai toujours remarqué que les vieux disent "tu es jeune, tu as toute la vie devant toi», avec un bon sourire, comme si cela leur faisait plaisir.
Je me suis levé. Bon je savais que j'ai toute ma vie devant moi mais je n'allais pas me rendre malade pour ça.
J'ai aidé le docteur Katz à descendre et je suis remonté très vite pour annoncer à Madame Rosa la bonne nouvelle.
– Ça y est, Madame Rosa, c'est maintenant sûr, vous avez pas le cancer. Le docteur est tout à fait définitif là-dessus.
Elle a eu un immense sourire, parce qu'elle a presque plus de dents qui lui restent. Quand Madame Rosa sourit, elle devient moins vieille et moche que d'habitude car elle a gardé un sourire très jeune qui lui donne des soins de beauté. Elle a une photo où elle avait quinze ans avant les exterminations des Allemands et on pouvait pas croire que ça allait donner Madame Rosa un jour, quand on la regardait. Et c'était la même chose à l'autre bout, il était difficile d'imaginer une chose pareille, Madame Rosa à quinze ans. Elles n'avaient aucun rapport. Madame Rosa à quinze ans avait une belle chevelure rousse et un sourire comme si c'était plein de bonnes choses devant elle, là où elle allait. Ça me faisait mal au ventre de la voir à quinze ans et puis maintenant, dans son état des choses. La vie l'a traitée, quoi. Des fois, je me mets devant une glace et j'essaie d'imaginer ce que je donnerai quand j'aurai été traité par la vie, je fais ça avec mes doigts en tirant sur mes lèvres et en faisant des grimaces. C'est comme ça que j'ai annoncé à Madame Rosa la meilleure nouvelle de sa vie, qu'elle n'avait pas le cancer.
Le soir on a ouvert la bouteille de Champagne que Monsieur N'Da Amédée nous avait offerte pour fêter que Madame Rosa n'avait pas le pire ennemi du peuple, comme il le disait, car Monsieur N'Da Amédée voulait aussi faire de la politique. Elle s'est refait une beauté pour le Champagne, et même Monsieur N'Da Amédée parut étonné. Puis il est parti mais il en restait encore dans la bouteille. J'ai rempli le verre à Madame Rosa, on a fait tchin tchin et j'ai fermé les yeux et j'ai mis la Juive en marche arrière jusqu'à ce qu'elle eut quinze ans comme sur la photo et j'ai même réussi à l'embrasser comme ça. On a fini le Champagne, j'étais assis sur un tabouret, à côté d'elle et j'essayais de faire bonne figure pour l'encourager.
– Madame Rosa, bientôt, vous irez en Normandie, Monsieur N'Da Amédée va vous donner des sous pour ça.
Madame Rosa disait toujours que les vaches étaient les personnes les plus heureuses du monde et elle rêvait d'aller vivre en Normandie où c'est le bon air. Je crois que j'avais encore jamais autant souhaité être un flic que lorsque j'étais assis sur le tabouret à lui tenir la main, tellement je me sentais faible. Puis elle a demandé sa robe de chambre rosé mais on a pas pu la faire entrer dedans parce que c'était sa robe de chambre de pute et elle avait trop engraissé depuis quinze ans. Moi je pense qu'on respecte pas assez les vieilles putes, au lieu de les persécuter quand elles sont jeunes. Moi si j'étais en mesure, je m'occuperais uniquement des vieilles putes parce que les jeunes ont des proxynètes mais les vieilles n'ont personne. Je prendrais seulement celles qui sont vieilles, moches et qui ne servent plus à rien, je serais leur proxynète, je m'occuperais d'elles et je ferais régner la justice. Je serais le plus grand flic et proxynète du monde et avec moi personne ne verrait plus jamais une vieille pute abandonnée pleurer au sixième étage sans ascenseur.
– Et à part ça, qu'est-ce qu'il t'a dit, le docteur? Je vais mourir?
– Pas spécialement, non, Madame Rosa, il m'a pas dit spécialement que vous allez mourir plus qu'un autre.
– Qu'est-ce que j'ai?
– Il n'a pas compté, il a dit qu'il y avait un peu de tout, quoi.
– Et mes jambes?
– Il m'a rien dit spécialement pour les jambes, et puis vous savez bien que c'est pas avec les jambes qu'on meurt, Madame Rosa.
– Et qu'est-ce que j'ai au cœur?
– Il a pas insisté.
– Qu'est-ce qu'il a dit pour les légumes?
J'ai fait l'innocent.
– Comment, pour les légumes?
– J'ai entendu qu'il disait quelque chose pour les légumes?
– Il faut bouffer des légumes pour la santé, Madame Rosa, vous nous avez toujours fait bouffer des légumes. Des fois même vous ne nous avez fait bouffer que ça.
Elle avait les yeux pleins de larmes et je suis allé chercher du papier cul pour les torcher.
– Qu'est-ce que tu vas devenir sans moi, Momo?
– Je vais rien devenir du tout et puis c'est pas encore compté.
– Tu es un beau petit garçon, Momo, et c'est dangereux. Il faut te méfier. Promets-moi que tu vas pas te défendre avec ton cul.
– Je vous promets.
– Jure-le-moi.
– Je vous jure, Madame Rosa. Vous pouvez être tranquille de ce côté.
– Momo, rappelle-toi toujours que le cul, c'est ce qu'il y a de plus sacré chez l'homme. C'est là qu'il a son honneur. Ne laisse jamais personne t'aller au cul, même s'il te paye bien. Même si je meurs et si tu n'as plus que ton cul au monde, ne te laisse pas faire.
– Je sais, Madame Rosa, c'est un métier de bonne femme. Un homme, ça doit se faire respecter.
On est resté comme ça une heure à se tenir la main et ça lui faisait un peu moins peur.
Monsieur Hamil voulut monter la voir quand il a appris que Madame Rosa était malade, mais avec ses quatre-vingt-cinq ans sans ascenseur, c'était hors la loi. Ils s'étaient bien connus trente ans auparavant quand Monsieur Hamil vendait ses tapis et Madame Rosa vendait le sien et c'était injuste de les voir maintenant séparés par un ascenseur. Il voulait lui écrire un poème de Victor Hugo mais il n'avait plus les yeux et j'ai dû l'apprendre par cœur de la part de Monsieur Hamil. Ça commençait par soubhân ad daîm lâ iazoul, ce qui veut dire que seul l'Eternel ne finit jamais, et j'ai vite monté au sixième étage pendant que c'était encore là et j'ai récité ça à Madame Rosa mais je suis tombé deux fois en panne et j'ai dû me taper deux fois six étages pour demander à Monsieur Hamil les morceaux de Victor Hugo qui me manquaient.
Je me disais que ce serait une bonne chose de faite si Monsieur Hamil épousait Madame Rosa car c'était de leur âge et ils pourraient se détériorer ensemble, ce qui fait toujours plaisir. J'en ai parlé à Monsieur Hamil, on pourrait le monter au sixième sur des brancards pour la proposition et puis les transporter tous les deux à la campagne et les laisser dans un champ jusqu'à ce qu'ils meurent. Je ne lui ai pas dit ça comme ça, parce que ce n'est pas comme ça qu'on pousse à la consommation, j'ai seulement fait remarquer que c'est plus agréable d'être deux et pouvoir échanger des remarques. J'ai ajouté à Monsieur Hamil qu'il pouvait vivre jusqu'à cent sept ans car la vie l'a peut-être oublié et puisqu'il avait été autrefois intéressé une fois ou deux par Madame Rosa, c'était le moment de sauter sur l'occasion. Ils avaient tous les deux besoin d'amour et comme ce n'était plus possible à leur âge, ils devaient unir leurs forces. J'ai même pris la photo de Madame Rosa quand elle avait quinze ans et Monsieur Hamil l'a admirée à travers les lunettes spéciales qu'il avait pour voir plus que les autres. Il a tenu la photo très loin et puis très près et il a dû voir quelque chose malgré tout car il a souri et puis il a eu des larmes dans les yeux mais pas spécialement, seulement parce qu'il était un vieillard. Les vieillards ne peuvent plus s'arrêter de couler.
– Vous voyez comme elle était belle, Madame Rosa, avant les événements. Vous devriez vous marier. Bon, je sais, mais vous pourrez toujours regarder la photographie pour vous rappeler d'elle.
– Je l'aurais peut-être épousée il y a cinquante ans, si je la connaissais, mon petit Mohammed.
– Vous vous seriez dégoûtés l'un de l'autre, en cinquante ans. Maintenant, vous pourrez même plus bien vous voir et pour vous dégoûter l'un de l'autre, vous n'aurez plus le temps.
Il était assis devant sa tasse de café, il avait posé sa main sur le Livre de Victor Hugo et il paraissait heureux parce que c'était un homme qui ne demandait pas cher.
– Mon petit Mohammed, je ne pourrais pas épouser une Juive, même si j'étais encore capable de faire une chose pareille.
– Elle n'est plus du tout une Juive ni rien, Monsieur Hamil, elle a seulement mal partout. Et vous êtes tellement vieux vous-même que c'est maintenant à Allah de penser à vous et pas vous à Allah. Vous êtes allé Le voir à La Mecque, maintenant c'est à Lui de se déranger. Pourquoi ne pas vous marier à quatre-vingt-cinq ans, quand vous risquez plus rien?
– Et que ferions-nous quand nous serions mariés?
– Vous avez de la peine l'un pour l'autre, merde. C'est pour ça que tout le monde se marie.
– Je suis beaucoup trop vieux pour me marier, disait Monsieur Hamil, comme s'il n'était pas trop vieux pour tout.
Je n'osais plus regarder Madame Rosa, tellement elle se détériorait. Les autres mômes s'étaient fait retirer, et quand il y avait une mère pute qui venait pour discuter pension, elle voyait bien que la Juive était en ruine et elle voulait pas lui laisser son môme. Le plus terrible, c'est que Madame Rosa se maquillait de plus en plus rouge et des fois elle faisait du racolage avec ses yeux et des trucs avec ses lèvres, comme si elle était encore sur le trottoir. Alors là c'était trop, je ne voulais pas voir ça. Je descendais dans la rue et je traînais dehors toute la journée et Madame Rosa restait toute seule à racoler personne, avec ses lèvres très rouges et ses petites mines. Parfois je m'asseyais sur le trottoir et je faisais reculer le monde comme dans la salle de doublage mais encore plus loin. Les gens sortaient des portes et je les faisais rentrer à reculons et je me mettais sur la chaussée et j'éloignais les voitures et personne ne pouvait m'approcher. Je n'étais pas dans ma forme olympique, quoi.
