Le Petit Chose
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'Le Petit Chose' para?t en feuilleton en 1867. Daudet s'inspire des souvenirs d'une jeunesse douloureuse: humiliations ? l'?cole, m?pris pour le petit provencal, exp?rience de r?p?titeur au coll?ge et enfin coup de foudre pour une belle jeune femme. L'?crivain manifeste une tendresse, une piti? et un respect remarquables ? l'?gard des malchanceux et des d?sh?rit?s de la vie.
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En ce temps-là – je ne sais pas si c'est encore la même chose aujourd'hui -, MM. les éditeurs étaient des gens très doux, très polis, très généreux, très accueillants; mais ils avaient un défaut capital: on ne les trouvait jamais chez eux. Comme certaines étoiles trop menues qui ne se révèlent qu'aux grosses lunettes de l'Observatoire, ces messieurs n'étaient pas visibles pour la foule. N'importe l'heure où vous arriviez, on vous disait toujours de revenir…
Dieu! que j'en ai couru de ces boutiques! que j'en ai tourné de ces boutons de portes vitrées! que j'en ai fait de ces stations aux devantures des librairies, à me dire, le cœur battant: «Entrerai-je? n'entrerai-je pas?» À l'intérieur, il faisait chaud. Cela sentait le livre neuf. C'était plein de petits hommes chauves, très affairés, qui vous répondaient de derrière un comptoir, du haut d'une échelle double.
Quant à l'éditeur, invisible… Chaque soir, je revenais à la maison, triste, las, énervé. «Courage! me disait Jacques, tu seras plus heureux demain.» Et le lendemain, je me remettais en campagne, armé de mon manuscrit! De jour en jour, je le sentais devenir plus pesant, plus incommode. D'abord je le portais sous mon bras, fièrement, comme un parapluie neuf; mais à la fin j'en avais honte, et je le mettais dans ma poitrine, avec ma redingote soigneusement boutonnée par dessus.
Huit jours se passèrent ainsi. Le dimanche arriva.
Jacques, selon sa coutume, alla dîner chez Pierrotte; mais il y alla seul. J'étais si las de ma chasse aux étoiles invisibles, que je restai couché tout le jour…
Le soir, en rentrant, il vint s'asseoir au bord de mon lit et me gronda doucement:
«Écoute, Daniel! tu as bien tort de ne pas aller là-bas. Les yeux noirs pleurent, se désolent; ils meurent de ne pas te voir… Nous avons parlé de toi toute la soirée… Ah! brigand, comme elle t'aime!» La pauvre mère Jacques avait les larmes aux yeux en disant cela.
«Et Pierrotte? demandai-je timidement. Pierrotte, qu'est-ce qu'il dit?…
– Rien… Il a seulement paru très étonné de ne pas te voir… Il faut y aller, mon Daniel; tu iras, n'est-ce pas?
– Dès demain, Jacques; je te le promets.» Pendant que nous causions, Coucou-Blanc, qui venait de rentrer chez elle, entama son interminable chanson… Tolocototignan! Tolocototignan!… Jacques se mit à rire: «Tu ne sais pas, me dit-il à voix basse, les yeux noirs sont jaloux de notre voisine.
«Ils croient qu'elle est leur rivale… J'ai eu beau dire ce qu'il en était, on n'a pas voulu m'entendre… Les yeux noirs jaloux de Coucou-Blanc! c'est drôle, n'est-ce pas?» Je fis semblant de rire comme lui; mais, dans moi-même, j'étais plein de honte en songeant que c'était bien ma faute si les yeux noirs étaient jaloux de Coucou-Blanc. Le lendemain, dans l'après-midi, je m'en allai passage du Saumon. J'aurais voulu monter tout droit au quatrième et parler aux yeux noirs avant de voir Pierrotte; mais le Cévenol me guettait à la porte du passage, et je ne pus l'éviter. Il fallut entrer dans la boutique et m'asseoir à côté de lui, derrière le comptoir. De temps en temps, un petit air de flûte nous arrivait discrètement de l'arrière-magasin.
«Monsieur Daniel, me dit le Cévenol avec une assurance de langage et une facilité d'élocution que je ne lui avais jamais connues, ce que je veux savoir de vous est très simple, et je n'irai pas par quatre chemins. C'est bien le cas de le dire… la petite vous aime d'amour… Est-ce que vous l'aimez vraiment, vous aussi?
– De toute mon âme, monsieur Pierrotte.
– Alors, tout va bien. Voici ce que j'ai à vous proposer… Vous êtes trop jeune et la petite aussi pour songer à vous marier d'ici trois ans. C'est donc trois années que vous avez devant vous pour vous faire une position… Je ne sais pas si vous comptez rester toujours dans le commerce des papillons bleus; mais je sais bien ce que je ferais à votre place…
C'est bien le cas de le dire, je planterais là mes historiettes, j'entrerais dans l'ancienne maison Lalouette, je me mettrais au courant du petit train-train de la porcelaine, et je m'arrangerais pour que, dans trois ans, Pierrotte qui devient vieux, pût trouver en moi un associé en même temps qu'un gendre… Hein?
Qu'est-ce que vous dites de ça, compère?» là-dessus, Pierrotte m'envoya un grand coup de coude et se mit à rire, mais à rire… Bien sûr, qu'il croyait me combler de joie, le pauvre homme, en m'offrant de vendre de la porcelaine à ses côtés.
Je n'eus pas le courage de me fâcher, pas même celui de répondre; j'étais atterré…
Les assiettes, les verres peints, les globes d'albâtre, tout dansait autour de moi. Sur une étagère, en face du comptoir, des bergers et des bergères, en biscuit de couleurs tendres, me regardaient d'un air narquois et semblaient me dire en brandissant leurs houlettes: «Tu vendras de la porcelaine!» Un peu plus loin, les magots chinois en robes violettes remuaient leurs caboches vénérables, comme pour approuver ce qu'avaient dit les bergers: «Oui… oui… tu vendras de la porcelaine!…» Et là-bas, dans le fond, la flûte ironique et sournoise sifflotait doucement:
«Tu vendrai de la porcelaine… tu vendras de la porcelaine…» C'était à devenir fou.
Pierrotte crut que l'émotion et la joie m'avaient coupé la parole.
«Nous causerons de cela ce soir, me dit-il pour me donner le loisir de me remettre… Maintenant, montez vers la petite… C'est bien le cas de le dire… le temps doit lui sembler long.» Je montai vers la petite, que je trouvai installée dans le salon jonquille, à broder ses éternelles pantoufles en compagnie de la dame de grand mérite…
Que ma chère Camille me pardonne! jamais Mlle Pierrotte ne me parut si Pierrotte que ce jour-là; jamais sa façon tranquille de tirer l'aiguille et de compter ses points à haute voix ne me causa tant d'irritation. Avec ses petits doigts rouges, sa joue en fleur, son air paisible, elle ressemblait à une de ces bergères en biscuit colorié qui venaient de me crier d'une façon si impertinente: «Tu vendras de la porcelaine!» Par bonheur, les yeux noirs étaient là, eux aussi, un peu voilés, un peu mélancoliques, mais si naïvement joyeux de me revoir que je me sentis tout ému. Cela ne dura pas longtemps. Presque sur mes talons, Pierrotte fit son entrée. Sans doute il n'avait plus autant de confiance dans la dame de grand mérite.
À partir de ce moment, les yeux noirs disparurent et sur toute la ligne la porcelaine triompha. Pierrotte était très gai, très bavard, insupportable: les «c'est bien le cas de le dire» pleuvaient plus drus que giboulée. Dîner bruyant, beaucoup trop long… En sortant de table, Pierrotte me prit à part pour me rappeler sa proposition. J'avais eu le temps de me remettre, et je lui dis avec assez de sang-froid que la chose demandait réflexion et que je lui répondrais dans un mois.
Le Cévenol fut certainement très étonné de mon peu d'empressement à accepter ses offres, mais il eut le bon goût de n'en rien laisser paraître.
«C'est entendu, me dit-il, dans un mois.» Et il ne fut plus question de rien… N'importe! le coup était porté. Pendant toute la soirée, le sinistre et fatal» Tu vendras de la porcelaine» retentit à mon oreille.