Les Quarante-Cinq Tome I
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Les Quarante-Cinq constitue le troisi?me volet du grand triptyque que Dumas a consacr? ? l'histoire de France de la Renaissance. Il ach?ve le r?cit de cette d?cadence de la seigneurie commenc? par La Reine Margot et poursuivi avec La Dame de Monsoreau. A cette ?poque d?chir?e, tout se joue sur fond de guerre : guerres de Religion, guerres dynastiques, guerres amoureuses. Aussi les h?ros meurent-ils plus souvent sur l'?chafaud que dans leur lit, et les h?ro?nes sont meilleures ma?tresses que m?res de famille. Ce qui fait la grandeur des personnages de Dumas, c'est que chacun suit sa pente jusqu'au bout, sans concession, mais avec panache. D'o? l'invincible sympathie qu'ils nous inspirent. Parmi eux, Chicot, le c?l?bre bouffon, qui prend la place du roi. C'est en lui que Dumas s'est reconnu. N'a-t-il pas tir? ce personnage enti?rement de son imagination ? Mais sa v?racit? lui permet d'?voluer avec aisance au milieu des personnages historiques dont il lie les destins. Dumas ayant achev? son roman ? la veille de la r?volution de 1848, Chicot incarne par avance la bouffonnerie de l'histoire.
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– Il ne faudrait pas vous figurer, messieurs, que le roi vous enrégimente et vous paie pour agir en étourneaux, et distribuer ça et là, à votre caprice, des coups de bec et des coups d'ongle; la discipline est d'urgence, quoiqu'elle demeure secrète, et vous êtes une réunion de gentilshommes, lesquels doivent être les premiers obéissants et les premiers dévoués du royaume.
L'assemblée ne soufflait pas; en effet, il était facile de comprendre, à la solennité de ce début, que la suite serait grave.
– À partir d'aujourd'hui, vous vivez dans l'intimité du Louvre, c'est-à-dire dans le laboratoire même du gouvernement: si vous n'assistez pas à toutes les délibérations, souvent vous serez choisis pour en exécuter la teneur; vous êtes donc dans le cas de ces officiers qui portent en eux, non seulement la responsabilité d'un secret, mais encore la puissance du pouvoir exécutant. Un second murmure de satisfaction courut dans les rangs des Gascons: on voyait les têtes se redresser comme si l'orgueil eût grandi ces hommes de plusieurs pouces.
– Supposez maintenant, continua Loignac, qu'un de ces officiers sur lequel repose parfois la sûreté de l'État ou la tranquillité de la couronne, supposez, dis-je, qu'un officier trahisse le secret des conseils, ou qu'un soldat chargé d'une consigne ne l'exécute pas, il y va de la mort; vous savez cela?
– Sans doute, répondirent plusieurs voix.
– Eh bien! messieurs, poursuivit Loignac avec un accent terrible, ici même, aujourd'hui, on a trahi un conseil du roi, et rendu impossible peut-être une mesure que Sa Majesté voulait prendre.
La terreur commença de remplacer l'orgueil et l'admiration; les quarante-cinq se regardèrent les uns les autres avec défiance et inquiétude.
– Deux de vous, messieurs, ont été surpris en pleine rue, caquetant comme deux vieilles femmes, et jetant au brouillard des paroles si graves que chacune d'elles maintenant peut aller frapper un homme et le tuer.
Sainte-Maline s'avança aussitôt vers M. de Loignac et lui dit:
– Monsieur, je crois avoir l'honneur de vous parler ici au nom de mes camarades: il importe que vous ne laissiez point planer plus longtemps le soupçon sur tous les serviteurs du roi; parlez vite, s'il vous plaît; que nous sachions à quoi nous en tenir, et que les bons ne soient point confondus avec les mauvais.
– Ceci est facile, répondit Loignac.
L'attention redoubla.
– Le roi a reçu avis aujourd'hui qu'un de ses ennemis, un de ceux précisément que vous êtes appelés à combattre, arrivait à Paris pour le braver ou conspirer contre lui.
Le nom de cet ennemi a été prononcé secrètement, mais entendu d'une sentinelle, c'est-à-dire d'un homme qu'on eût dû regarder comme une muraille, et qui, comme elle, eût dû être sourd, muet et inébranlable; cependant, ce même homme, tantôt, en pleine rue, a été répéter le nom de cet ennemi du roi avec des fanfaronnades et des éclats qui ont attiré l'attention des passants et soulevé une sorte d'émotion: je le sais, moi, qui suivais le même chemin que cet homme, et qui ai tout entendu de mes oreilles; moi qui lui ai posé la main sur l'épaule pour l'empêcher de continuer; car, au train dont il allait, il eût, avec quelques paroles de plus, compromis tant d'intérêts sacrés que j'eusse été forcé de le poignarder sur la place, si à mon premier avertissement il ne fût demeuré muet.
On vit en ce moment Pertinax de Montcrabeau et Perducas de Pincorney pâlir et se renverser presque défaillants l'un sur l'autre.
Montcrabeau, tout en chancelant, essaya de balbutier quelques excuses.
Aussitôt que, par leur trouble, les deux coupables se furent dénoncés, tous les regards se tournèrent vers eux.
– Rien ne peut vous justifier, monsieur, dit Loignac à Montcrabeau; si vous étiez ivre, vous devez être puni d'avoir bu; si vous n'étiez que vantard et orgueilleux, vous devez être puni encore.
Il se fit un silence terrible. M. de Loignac avait, on se le rappelle, en commençant, annoncé une sévérité qui promettait de sinistres résultats.
– En conséquence, continua Loignac, monsieur de Montcrabeau et vous aussi, monsieur de Pincorney, vous serez punis.
– Pardon, monsieur, répondit Pertinax; mais nous arrivons de province, nous sommes nouveaux à la cour, et nous ignorons l'art de vivre dans la politique.
– Il ne fallait pas accepter cet honneur d'être au service de Sa Majesté, sans peser les charges de ce service.
– Nous serons à l'avenir muets comme des sépulcres, nous vous le jurons.
– Tout cela est bon, messieurs; mais réparerez-vous demain le mal que vous avez fait aujourd'hui?
– Nous tâcherons.
– Impossible, je vous dis, impossible!
– Alors pour cette fois, monsieur, pardonnez-nous.
– Vous vivez, reprit Loignac sans répondre directement à la prière des deux coupables, dans une apparente licence que je veux réprimer, moi, par une stricte discipline: entendez-vous bien cela, messieurs? Ceux qui trouveront la condition dure la quitteront; je ne suis pas embarrassé de volontaires qui les remplaceront.
Nul ne répondit; mais beaucoup de fronts se plissèrent.
– En conséquence, messieurs, reprit Loignac, il est bon que vous soyez prévenus de cela: la justice se fera parmi nous secrètement, expéditivement, sans écritures, sans procès; les traîtres seront punis de mort, et sur-le-champ. Il y a toutes sortes de prétextes à cela, et personne n'aura rien à y voir. Supposons, par exemple, que M. de Montcrabeau et M. de Pincorney, au lieu de causer amicalement dans la rue de choses qu'ils eussent dû oublier, eussent eu une dispute à propos de choses dont ils avaient le droit de se souvenir; eh bien! cette dispute ne peut-elle pas amener un duel entre M. de Pincorney et M. de Montcrabeau? Dans un duel il arrive parfois qu'on se fend en même temps et que l'on s'enferre en se fendant; le lendemain de cette dispute, on trouve ces deux messieurs morts au Pré-aux-Clercs, comme on a trouvé MM. de Quélus, de Schomberg et de Maugiron morts aux Tournelles: la chose a le retentissement qu'un duel doit avoir, et voilà tout.
Je ferai donc tuer, vous entendez bien cela, n'est-ce pas, messieurs? je ferai donc tuer en duel ou autrement quiconque aura trahi le secret du roi.
Montcrabeau défaillit tout à fait et s'appuya sur son compagnon, dont la pâleur devenait de plus en plus livide, et dont les dents étaient serrées à se rompre.
– J'aurai, reprit Loignac, pour les fautes moins graves, de moins graves punitions, la prison, par exemple, et j'en userai lorsqu'elle punira plus sévèrement le coupable qu'elle ne privera le roi.
Aujourd'hui je fais grâce de la vie à M. de Montcrabeau qui a parlé, et à M. de Pincorney qui a écouté; je leur pardonne, dis-je, parce qu'ils ont pu se tromper et qu'ils ignoraient; je ne les punis point de la prison, parce que je puis avoir besoin d'eux ce soir ou demain: je leur garde en conséquence la troisième peine que je veux employer contre les délinquants, l'amende.