La Mare Au Diable
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La Mare au Diable est un lieu maudit o? souffle l'angoisse. Pr?s d'elle se d?roule toute l'histoire. Un paysan, veuf avec ses enfants, cherche femme. Qui ?pousera-t-il? celle qu'on lui a promise, ou une pauvre paysanne, harcel?e par son patron? Cette petite Marie est l'?me d'un paysage de r?ve, et l'embl?me de l'enfance ?ternelle. Un roman d'amour, mais travers? par le cri des chiens fous, la nu?e sanglotante des oiseaux, le fossoyeur ?pileptique. La voix de la terre s'y accorde avec celle de l'Ame enfantine: George Sand y parle avec force du sol natal et des premiers souvenirs.
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Mais pourquoi cette ovation à un personnage si repoussant? On marche à la conquête du chou sacré, emblème de la fécondité matrimoniale et c’est cet ivrogne abruti qui, seul, peut porter la main sur la plante symbolique. Sans doute il y a là un mystère antérieur au christianisme et qui rappelle la fête des Saturnales, ou quelque bacchanale antique. Peut-être ce païen, qui est en même temps le jardinier par excellence, n’est-il rien moins que Priape en personne, le dieu des jardins et de la débauche, divinité qui dut être pourtant chaste et sérieuse dans son origine, comme le mystère de la reproduction, mais que la licence des mœurs et l’égarement des idées ont dégradée insensiblement.
Quoi qu’il en soit, la marche triomphale arrive au logis de la mariée et s’introduit dans son jardin. Là on choisit le plus beau chou, ce qui ne se fait pas vite car les anciens tiennent conseil et discutent à perte de vue, chacun plaidant pour le chou qui lui paraît le plus convenable. On va aux voix, et quand le choix est fixé, le jardinier attache sa corde autour de la tige et s’éloigne autant que le permet l’étendue du jardin. La jardinière veille à ce que, dans sa chute, le légume sacré ne soit point endommagé. Les Plaisants de la noce, le chanvreur, le fossoyeur, le charpentier ou le sabotier (tous ceux enfin qui ne travaillent pas la terre, et qui, passant leur vie chez les autres, sont réputés avoir, et ont réellement plus d’esprit et de babil que les simples ouvriers agriculteurs), se rangent autour du chou. L’un ouvre une tranchée à la bêche, si profonde qu’on dirait qu’il s’agit d’abattre un chêne. L’autre met sur son nez une drogue en bois ou en carton qui simule une paire de lunettes: il fait l’office d’ingénieur, s’approche, s’éloigne, lève un plan, lorgne les travailleurs, tire des lignes, fait le pédant, s’écrie qu’on va tout gâter, fait abandonner et reprendre le travail selon sa fantaisie, et, le plus longuement, le plus ridiculement possible dirige la besogne. Ceci est-il une addition au formulaire antique de la cérémonie, en moquerie des théoriciens en général que le paysan coutumier méprise souverainement, ou en haine des arpenteurs qui règlent le cadastre et répartissent l’impôt, ou enfin des employés aux ponts et chaussées qui convertissent des communaux en routes et font supprimer de vieux abus chers au paysan? Tant il y a que ce personnage de la comédie s’appelle le géomètre, et qu’il fait son possible pour se rendre insupportable à ceux qui tiennent la pioche et la pelle.
Enfin, après un quart d’heure de difficultés et de mômeries, pour ne pas couper les racines du chou et le déplanter sans dommage, tandis que des pelletées de terre sont lancées au nez des assistants (tant pis pour qui ne se range pas assez vite; fût-il évêque ou prince, il faut qu’il reçoive le baptême de la terre), le païen tire la corde, la païenne tend son tablier, et le chou tombe majestueusement aux vivats des spectateurs. Alors on apporte la corbeille et le couple païen y plante le chou avec toutes sortes de soins et de précautions. On l’entoure de terre fraîche, on le soutient avec des baguettes et des liens, comme font les bouquetières des villes pour leurs splendides camélias en pot; on pique des pommes rouges au bout des baguettes, des branches de thym, de sauge et de laurier tout autour; on chamarre le tout de rubans et de banderoles; on recharge le trophée sur la civière, avec le païen qui doit le maintenir en équilibre et le préserver d’accident, et enfin on sort du jardin en bon ordre et au pas de marche.
Mais là quand il s’agit de franchir la porte, de même que lorsque ensuite il s’agit d’entrer dans la cour de la maison du marié, un obstacle imaginaire s’oppose au passage. Les porteurs du fardeau trébuchent, poussent de grandes exclamations, reculent, avancent encore et, comme repoussés par une force invincible, feignent de succomber sous le poids. Pendant cela, les assistants crient, excitent et calment l’attelage humain.
– Bellement, bellement, enfant! Là, là, courage! Prenez garde! patience! Baissez-vous. La porte est trop basse! Serrez-vous, elle est trop étroite! un peu à gauche; à droite à présent! allons, du cœur, vous y êtes!
C’est ainsi que dans les années de récolte abondante, le char à bœufs, chargé outre mesure de fourrage ou de moissons, se trouve trop large ou trop haut pour entrer sous le porche de la grange. C’est ainsi qu’on crie après les robustes animaux pour les retenir ou les exciter, c’est ainsi qu’avec de l’adresse et de vigoureux efforts on fait passer la montagne des richesses, sans l’écrouler, sous l’arc de triomphe rustique. C’est surtout le dernier charroi, appelé la gerbaude, qui demande ces précautions, car c’est aussi une fête champêtre, et la dernière gerbe enlevée au dernier sillon est placée au sommet du char, ornée de rubans et de fleurs, de même que le front des bœufs et l’aiguillon du bouvier. Ainsi, l’entrée triomphale et pénible du chou dans la maison est un simulacre de la prospérité et de la fécondité qu’il représente.
Arrivé dans la cour du marié, le chou est enlevé et porté au plus haut de la maison ou de la grange. S’il est une cheminée, un pignon, un pigeonnier plus élevé que les autres faîtes, il faut, à tout risque porter ce fardeau au point culminant de l’habitation. Le païen l’accompagne jusque-là, le fixe, et l’arrose d’un grand broc de vin, tandis qu’une salve de coups de pistolet et les contorsions joyeuses de la païenne signalent son inauguration.
La même cérémonie recommence immédiatement. On va déterrer un autre chou dans le jardin du marié pour le porter avec les mêmes formalités sur le toit que sa femme vient d’abandonner pour le suivre. Ces trophées restent là jusqu’à ce que le vent et la pluie détruisent les corbeilles et emportent le chou. Mais ils y vivent assez longtemps pour donner quelque chance de succès à la prédiction que font les anciens et les matrones en le saluant:
– Beau chou, disent-ils, vis et fleuris, afin que notre jeune mariée ait un beau petit enfant avant la fin de l’année; car si tu mourais trop vite ce serait signe de stérilité, et tu serais là-haut sur sa maison comme un mauvais présage.
La journée est déjà avancée quand toutes ces choses sont accomplies. Il ne reste plus qu’à faire la conduite aux parrains et marraines des conjoints. Quand ces parents putatifs demeurent au loin, on les accompagne avec la musique et toute la noce jusqu’aux limites de la paroisse. Là, on danse encore sur le chemin et on les embrasse en se séparant d’eux. Le païen et sa femme sont alors débarbouillés et rhabillés proprement, quand la fatigue de leur rôle ne les a pas forcés à aller faire un somme.
On dansait, on chantait, et on mangeait encore à la métairie de Belair, ce troisième jour de noce, à minuit, lors du mariage de Germain. Les anciens, attablés, ne pouvaient s’en aller, et pour cause. Ils ne retrouvèrent leurs jambes et leurs esprits que le lendemain au petit jour. Alors, tandis que ceux-là regagnaient leurs demeures, silencieux et trébuchants, Germain, fier et dispos, sortit pour aller lier ses bœufs, laissant sommeiller sa jeune compagne jusqu’au lever du soleil. L’alouette, qui chantait en montant vers les cieux, lui semblait être la voix de son cœur rendant grâce à la Providence. Le givre, qui brillait aux buissons décharnés, lui semblait la blancheur des fleurs d’avril précédant l’apparition des feuilles. Tout était riant et serein pour lui dans la nature. Le petit Pierre avait tant ri et tant sauté la veille, qu’il ne vint pas l’aider à conduire ses bœufs; mais Germain était content d’être seul. Il se mit à genoux dans le sillon qu’il allait refendre, et fit sa prière du matin avec une effusion si grande que deux larmes coulèrent sur ses joues encore humides de sueur.
On entendait au loin les chants des jeunes garçons des paroisses voisines, qui partaient pour retourner chez eux, et qui redisaient d’une voix un peu enrouée les refrains joyeux de la veille.
1846