Justine Ou Les Malheurs De La Vertu
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Rejetant la douce nature rousseauiste, Sade d?voile le mal qui est en nous et dans la vie. La vertueuse Justine fait la confidence de ses malheurs et demeure jusque dans les plus scabreux d?tails l'incarnation de la vertu. Apologie du crime, de la libert? des corps comme des esprits, de la cruaut? 'extr?me sensibilit? des organes connue seulement des ?tres d?licats', l'oeuvre du marquis de Sade ?tonne ou scandalise. C'est aussi une oeuvre d'une po?sie d?lirante et pleine d'humour noir.
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Les doyennes obligent à manger aux repas, et si l'on persistait à ne le vouloir point faire, par quelque motif que ce pût être, à la troisième fois, on serait sévèrement punie. Le souper des moines est composé de trois plats de rôti, de six entrées relevées par une pièce froide et huit entremets, du fruit, trois sortes de vin, du café et des liqueurs. Quelquefois, nous sommes à table toutes les huit avec eux; quelquefois ils obligent quatre de nous à les servir, et elles soupent après; il arrive aussi de temps en temps qu'ils ne prennent que quatre filles à souper; communément alors, ce sont des classes entières; quand nous y sommes huit, il y en a toujours deux de chaque classe. Il est inutile de te dire que jamais personne au monde ne nous visite; aucun étranger, sous quelque prétexte que ce puisse être, n'est introduit dans ce pavillon. Si nous tombons malades, le seul frère chirurgien nous soigne, et si nous mourons, c'est sans aucun secours religieux; on nous jette dans un des intervalles formés par les haies, et tout est dit; mais par une insigne cruauté, si la maladie devient trop grave, ou qu'on en craigne la contagion, on n'attend pas que nous soyons mortes pour nous enterrer; on nous enlève et nous place où je t'ai dit, encore toute vivante; depuis dix-huit ans que je suis ici, j'ai vu plus de dix exemples de cette insigne férocité; ils disent à cela qu'il vaut mieux en perdre une que d'en risquer seize; que c'est d'ailleurs une perte si légère qu'une fille, si aisément réparée, qu'on y doit avoir peu de regrets.
Passons à l'arrangement des plaisirs des moines et à tout ce qui tient à cette partie.
Nous nous levons ici à neuf heures précises du matin, en toute saison; nous nous couchons plus ou moins tard, en raison du souper des moines. Aussitôt que nous sommes levées, le régent de jour vient faire sa visite, il s'assoit dans un grand fauteuil, et là, chacune de nous est obligée d'aller se placer devant lui les jupes relevées du côté qu'il aime; il touche, il baise, il examine, et quand toutes ont rempli ce devoir, il nomme celles qui doivent être du souper; il leur prescrit l'état dans lequel il faut qu'elles soient, il prend les plaintes des mains de la doyenne, et les punitions s'imposent. Rarement ils sortent sans une scène de luxure à laquelle nous sommes communément employées toutes les huit. La doyenne dirige ces actes libidineux, et la plus entière soumission de notre part y règne. Avant le déjeuner, il arrive souvent qu'un des Révérends Pères fait demander dans son lit une de nous; le frère geôlier apporte une carte où est le nom de celle que l'on veut; le régent du jour l'occupât-il alors, il n'a pas même le droit de la retenir, elle passe, et revient quand on la renvoie. Cette première cérémonie finie, nous déjeunons; de ce moment jusqu'au soir, nous n'avons plus rien à faire; mais à sept heures en été, à six en hiver, on vient chercher celles qui ont été nommées; le frère geôlier les conduit lui-même, et, après le souper, celles qui ne sont pas retenues pour la nuit reviennent au sérail. Souvent aucune ne reste, ce sont de nouvelles que l'on envoie prendre pour la nuit; et on les prévient également, plusieurs heures à l'avance, du costume où il faut qu'elles se rendent; quelquefois il n'y a que la fille de garde qui couche.
– La fille de garde, interrompis-je, quel est donc ce nouvel emploi?
– Le voici, me répondit mon historienne. Tous les premiers des mois, chaque moine adopte une fille qui doit pendant cet intervalle lui tenir lieu et de servante et de plastron à ses indignes désirs; les doyennes seules sont exceptées, en raison du devoir de leur chambre. Ils ne peuvent ni les changer dans le cours du mois, ni leur faire faire deux mois de suite; rien n'est cruel, rien n'est dur comme les corvées de ce service, et je ne sais comment tu t'y feras. Aussitôt que cinq heures du soir sonnent, la fille de garde descend près du moine qu'elle sert, et elle ne le quitte plus jusqu'au lendemain, à l'heure où il repasse au couvent. Elle le reprend dès qu'il revient; ce peu d'heures s'emploie par elle à manger et à se reposer, car il faut qu'elle veille pendant les nuits qu'elle passe auprès de son maître; je te le répète, cette malheureuse est là pour servir de plastron à tous les caprices qui peuvent passer par la tête de ce libertin: soufflets, fustigations, mauvais propos, jouissances, il faut qu'elle endure tout; elle doit être debout toute la nuit dans la chambre de son patron et toujours prête à s'offrir aux passions qui peuvent agiter ce tyran; mais la plus cruelle, la plus ignominieuse de ces servitudes, est la terrible obligation où elle est de présenter sa bouche ou sa gorge à l'un ou l'autre besoin de ce monstre; il ne se sert jamais d'aucun autre vase: il faut qu'elle reçoive tout, et la plus légère répugnance est aussitôt punie des tourments les plus barbares. Dans toutes les scènes de luxure, ce sont ces filles qui aident aux plaisirs, qui les soignent, et qui approprient tout ce qui a pu être souillé: un moine l'est-il en venant de jouir d'une femme? c'est à la bouche de la suivante à réparer ce désordre; veut-il être excité? c'est le soin de cette malheureuse; elle l'accompagne en tout lieu, l'habille, le déshabille, le sert, en un mot, dans tous les instants, a toujours tort, et est toujours battue; aux soupers, sa place est, ou derrière la chaise de son maître, ou, comme un chien, à ses pieds, sous la table, ou à genoux, entre ses cuisses, l'excitant de sa bouche; quelquefois elle lui sert de siège ou de flambeau; d'autres fois elles seront toutes quatre autour de la table, dans les attitudes les plus luxurieuses, mais en même temps les plus gênantes. Si elles perdent l'équilibre, elles risquent ou de tomber sur des épines qui sont placées près de là, ou de se casser un membre, ou même de se tuer, ce qui n'est pas sans exemple; et pendant ce temps les scélérats se réjouissent, font débauche, s'enivrent à loisir de mets, de vins, de luxure et de cruauté.
– Ô ciel! dis-je à ma compagne en frémissant d'horreur, peut-on se porter à de tels excès! Quel enfer!
– Écoute, Thérèse, écoute, mon enfant, tu es loin de savoir encore tout, dit Omphale. L'état de grossesse, révéré dans le monde, est une certitude de réprobation parmi ces infâmes, il ne dispense ni des punitions, ni des gardes; il est au contraire un véhicule aux peines, aux humiliations, aux chagrins. Combien de fois est-ce à force de coups qu'ils font avorter celles dont ils se décident à ne pas recueillir le fruit! et s'ils le recueillent, c'est pour en jouir: ce que je te dis ici doit te suffire pour t'engager à te préserver de cet état le plus longtemps possible.
– Mais le peut-on?
– Sans doute, il est de certaines éponges… Mais si Antonin s'en aperçoit, on n'échappe point à son courroux; le plus sûr, est d'étouffer l'impression de la nature en démontant l'imagination, et avec de pareils scélérats, cela n'est pas difficile.
Au reste, poursuivit mon institutrice, il y a ici des attenances et des parentés dont tu ne te doutes pas, et qu'il est bon de t'expliquer, mais ceci rentrant dans le quatrième article, c'est-à-dire dans celui de nos recrues, de nos réformes et de nos changements, je vais l'entamer pour y renfermer ce petit détail.
Tu n'ignores pas, Thérèse, que les quatre moines qui composent ce couvent sont à la tête de l'ordre, sont tous quatre de familles distinguées, et tous quatre fort riches par eux-mêmes. Indépendamment des fonds considérables faits par l'ordre des Bénédictins pour l'entretien de cette voluptueuse retraite, où tous ont espoir de passer tour à tour, ceux qui y sont ajoutent encore à ces fonds une partie considérable de leurs biens; ces deux objets réunis montent à plus de cent mille écus par an, qui ne servent qu'aux recrues ou aux dépenses de la maison; ils ont douze femmes sûres et de confiance, uniquement chargées du soin de leur amener un sujet chaque mois, entre l'âge de douze ans et celui de trente, ni au-dessous, ni au-dessus. Le sujet doit être exempt de tout défaut et doué du plus de qualités possible, mais principalement d'une naissance distinguée. Les enlèvements, bien payés, et toujours faits très loin d'ici, n'entraînent aucun inconvénient; je n'en ai jamais vu résulter de plaintes. Leurs extrêmes soins les mettent à couvert de tout; ils ne tiennent pas absolument aux prémices; une fille déjà séduite, ou une femme mariée, leur plaît également; mais il faut que le rapt ait lieu, il faut qu'il soit constaté; cette circonstance les irrite; ils veulent être certains que leurs crimes coûtent des pleurs; ils renverraient une fille qui se rendrait à eux volontairement; si tu ne t'étais prodigieusement défendue, s'ils n'eussent pas reconnu un fond réel de vertu dans toi, et par conséquent la certitude d'un crime, ils ne t'eussent pas gardée vingt-quatre heures. Tout ce qui est ici, Thérèse, est donc de la meilleure naissance; telle que tu me vois, chère amie, je suis la fille unique du comte de ***, enlevée à Paris à l'âge de douze ans, et destinée à avoir cent mille écus de dot un jour; je fus ravie dans les bras de ma gouvernante qui me ramenait seule dans une voiture, d'une campagne de mon père à l'abbaye de Panthemont où j'étais élevée; ma gouvernante disparut; elle était vraisemblablement gagnée; je fus amenée ici en poste. Toutes les autres sont dans le même cas. La fille de vingt ans appartient à l'une des familles les plus distinguées du Poitou. Celle de seize est fille du baron de ***, l'un des plus grands seigneurs de Lorraine; des comtes, des ducs et des marquis sont les pères de celle de vingt-trois, de celle de douze, de celle de trente-deux; pas une enfin qui ne puisse réclamer les plus beaux titres, et pas une qui ne soit traitée avec la dernière ignominie. Mais ces malhonnêtes gens ne se sont pas contentés de ces horreurs; ils ont voulu déshonorer le sein même de leur propre famille. La jeune personne de vingt-six, l'une de nos plus belles sans doute, est la fille de Clément, celle de trente-six est la nièce de Jérôme.
Dès qu'une nouvelle fille est arrivée dans ce cloaque impur, dès qu'elle y est à jamais soustraite à l'univers, on en réforme aussitôt une, et voilà, chère fille, voilà le complément de nos douleurs; le plus cruel de nos maux est d'ignorer ce qui nous arrive, dans ces terribles et inquiétantes réformes. Il est absolument impossible de dire ce qu'on devient en quittant ces lieux. Nous avons autant de preuves que notre solitude nous permet d'en acquérir, que les filles réformées par les moines ne reparaissent jamais; eux-mêmes nous en préviennent, ils ne nous cachent pas que cette retraite est notre tombeau; mais nous assassinent-ils? Juste ciel! le meurtre, le plus exécrable des crimes, serait-il donc pour eux, comme pour ce célèbre maréchal de Retz [4] , une sorte de jouissance dont la cruauté, exaltant leur perfide imagination, pût plonger leurs sens dans une ivresse plus vive? Accoutumés à ne jouir que par la douleur, à ne se délecter que par des tourments et par des supplices, serait-il possible qu'ils s'égarassent au point de croire qu'en redoublant, qu'en améliorant la première cause du délire, on dût inévitablement le rendre plus parfait, et qu'alors, sans principes, comme sans foi, sans mœurs, comme sans vertus, les coquins, abusant des malheurs où leurs premiers forfaits nous plongèrent, se satisfissent par des seconds qui nous arrachassent la vie? Je ne sais… Si on les interroge sur cela, ils balbutient, tantôt répondent négativement, et tantôt à l'affirmative; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'aucune de celles qui sont sorties, quelques promesses qu'elles nous aient faites de porter des plaintes contre ces gens-ci et de travailler à notre élargissement, aucune, dis-je, ne nous a jamais tenu parole… Encore une fois, apaisent-ils nos plaintes, ou nous mettent-ils hors d'état d'en faire? Lorsque nous demandons à celles qui arrivent des nouvelles de celles qui nous ont quittées, elles n'en savent jamais. Que deviennent donc ces malheureuses? Voilà ce qui nous tourmente, Thérèse, voilà la fatale incertitude qui fait le malheur de nos jours. Il y a dix-huit ans que je suis dans cette maison, voilà plus de deux cents filles que j'en vois sortir… Où sont-elles? Pourquoi toutes ayant juré de nous servir, aucune n'a-t-elle tenu parole?