Justine Ou Les Malheurs De La Vertu
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Rejetant la douce nature rousseauiste, Sade d?voile le mal qui est en nous et dans la vie. La vertueuse Justine fait la confidence de ses malheurs et demeure jusque dans les plus scabreux d?tails l'incarnation de la vertu. Apologie du crime, de la libert? des corps comme des esprits, de la cruaut? 'extr?me sensibilit? des organes connue seulement des ?tres d?licats', l'oeuvre du marquis de Sade ?tonne ou scandalise. C'est aussi une oeuvre d'une po?sie d?lirante et pleine d'humour noir.
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Rien au surplus ne légitime notre retraite; l'âge, le changement des traits, rien n'y fait; le caprice est leur seule règle. Ils réformeront aujourd'hui celle qu'ils ont le plus caressée hier; et ils garderont dix ans celles dont ils sont le plus rassasiés; telle est l'histoire de la doyenne de cette salle; il y a douze ans qu'elle est dans la maison, on l'y fête encore, et j'ai vu, pour la conserver, réformer des enfants de quinze ans dont la beauté eût rendu les Grâces jalouses. Celle qui partit, il y a huit jours, n'avait pas seize ans: belle comme Vénus même, il n'y avait qu'un an qu'ils en jouissaient, mais elle devint grosse, et je te l'ai dit, Thérèse, c'est un grand tort dans cette maison. Le mois passé, ils en réformèrent une de dix-sept ans. Il y a un an, une de vingt, grosse de huit mois; et dernièrement une à l'instant où elle sentait les premières douleurs de l'enfantement. Ne t'imagine pas que la conduite y fasse quelque chose: j'en ai vu qui volaient au-devant de leurs désirs, et qui partaient au bout de six mois; d'autres, maussades et fantasques, qu'ils gardaient un grand nombre d'années. Il est donc inutile de prescrire à nos arrivantes un genre quelconque de conduite; la fantaisie de ces monstres brise tous les freins et devient l'unique loi de leurs actions.
Lorsque l'on doit être réformée, on en est prévenue le matin, jamais plus tôt, le régent de jour paraît à neuf heures comme à l'ordinaire, et il dit, je le suppose: «Omphale, le couvent vous réforme, je viendrai vous prendre ce soir.» Puis il continue sa besogne. Mais à l'examen vous ne vous offrez plus à lui, ensuite il sort; la réformée embrasse ses compagnes, elle leur promet mille et mille fois de les servir, de porter des plaintes, d'ébruiter ce qui se passe; l'heure sonne, le moine paraît, la fille part, et l'on n'entend plus parler d'elle. Cependant le souper a lieu comme à l'ordinaire, les seules remarques que nous ayons faites ces jours-là, c'est que les moines arrivent rarement aux derniers épisodes du plaisir, on dirait qu'ils se ménagent, cependant ils boivent beaucoup plus, quelquefois même jusqu'à l'ivresse; ils nous renvoient de bien meilleure heure, il ne reste aucune femme à coucher, et les filles de garde se retirent au sérail.
– Bon, bon, dis-je à ma compagne, si personne ne vous a servies, c'est que vous n'avez eu affaire qu'à des créatures faibles, intimidées, ou à des enfants qui n'ont rien osé pour vous. Je ne crains point qu'on nous tue, au moins je ne le crois pas; il est impossible que des êtres raisonnables puissent porter le crime à ce point… Je sais bien que… Après ce que j'ai vu, peut-être ne devrais-je pas justifier les hommes comme je le fais, mais il est impossible, ma chère, qu'ils puissent exécuter des horreurs dont l'idée même n'est pas concevable. Oh! chère compagne, poursuivis-je avec chaleur, veux-tu la faire avec moi, cette promesse à laquelle je jure de ne pas manquer? Le veux-tu?
– Oui.
– Eh bien! je te jure sur tout ce que j'ai de plus sacré, sur le Dieu qui m'anime et que j'adore uniquement, je te proteste ou de mourir à la peine, ou de détruire ces infamies; m'en promets-tu autant?
– En doutes-tu? me répondit Omphale, mais sois certaine de l'inutilité de ces promesses; de plus irritées que toi, de plus fermes, de mieux étayées, de parfaites amies, en un mot, qui auraient donné leur sang pour nous, ont manqué aux mêmes serments; permets donc, chère Thérèse, permets à ma cruelle expérience de regarder les nôtres comme vains, et de n'y pas compter davantage.
– Et les moines, dis-je à ma compagne, varient-ils aussi, en vient-il souvent de nouveaux?
– Non, me répondit-elle, il y a dix ans qu'Antonin est ici; dix-huit que Clément y demeure; Jérôme y est depuis trente ans, et Sévérino depuis vingt-cinq. Ce supérieur, né en Italie, est proche parent du pape, avec lequel il est fort bien, ce n'est que depuis lui que les prétendus miracles de la Vierge assurent la réputation du couvent et empêchent les médisants d'observer de trop près ce qui se passe ici; mais la maison était montée comme tu la vois, quand il y arriva; il y a plus de cent ans qu'elle subsiste sur le même pied et que tous les supérieurs qui y sont venus y ont conservé un ordre si avantageux pour leurs plaisirs. Sévérino, l'homme le plus libertin de son siècle, ne s'y est fait placer que pour mener une vie analogue à ses goûts. Son intention est de maintenir les privilèges secrets de cette abbaye aussi longtemps qu'il le pourra. Nous sommes du diocèse d'Auxerre, mais que l'évêque soit instruit ou non, jamais nous ne le voyons paraître, jamais il ne met les pieds au couvent. En général, il vient très peu de monde ici, excepté vers le temps de la fête, qui est celle de la Notre-Dame d'août; il ne paraît pas, à ce que nous disent les moines, dix personnes par an dans cette maison; cependant il est vraisemblable que, lorsque quelques étrangers s'y présentent, le supérieur a soin de les bien recevoir; il en impose par des apparences de religion et d'austérité, on s'en retourne content, on fait l'éloge du monastère, et l'impunité de ces scélérats s'établit ainsi sur la bonne foi du peuple et sur la crédulité des dévots.
Omphale finissait à peine son instruction, que neuf heures sonnèrent; la doyenne nous appela bien vite, le régent de jour parut en effet. C'était Antonin, nous nous rangeâmes en haie suivant l'usage. Il jeta un léger coup d'œil sur l'ensemble, nous compta, puis s'assit; alors nous allâmes l'une après l'autre relever nos jupes devant lui, d'un côté jusqu'au-dessus du nombril, de l'autre jusqu'au milieu des reins. Antonin reçut cet hommage avec l'indifférence de la satiété, il ne s'en émut pas; puis, en me regardant, il me demanda comment je me trouvais de l'aventure! Ne me voyant répondre que par des larmes:
– Elle s'y fera, dit-il en riant il n'y a pas maison en France où l'on forme mieux les filles que dans celle-ci.
Il prit la liste des coupables des mains de la doyenne, puis s'adressant encore à moi, il me fit frémir; chaque geste, chaque mouvement qui paraissait devoir me soumettre à ces libertins, était pour moi comme l'arrêt de la mort. Antonin m'ordonne de m'asseoir sur le bord d'un lit, et dans cette attitude, il dit à la doyenne de venir découvrir ma gorge et relever mes jupes jusqu'au bas de mon sein; lui-même place mes jambes dans le plus grand écartement possible, il s'assoit en face de cette perspective, une de mes compagnes vient se poser sur moi dans la même attitude, en sorte que c'est l'autel de la génération qui s'offre à Antonin au lieu de mon visage, et que s'il jouit, il aura ces attraits à hauteur de sa bouche. Une troisième fille, à genoux devant lui, vient l'exciter de la main, et une quatrième, entièrement nue, lui montre avec les doigts sur mon corps, où il doit frapper. Insensiblement cette fille-ci m'excite moi-même, et ce qu'elle me fait, Antonin, de chacune de ses mains, le fait également à droite et à gauche à deux autres filles. On n'imagine pas les mauvais propos, les discours obscènes par lesquels ce débauché s'excite; il est enfin dans l'état qu'il désire, on le conduit à moi. Mais tout le suit, tout cherche à l'enflammer pendant qu'il va jouir, découvrant bien à nu toutes ses parties postérieures. Omphale, qui s'en empare, n'omet rien pour les irriter: frottements, baisers, pollutions, elle emploie tout; Antonio en feu se précipite sur moi…
– Je veux qu'elle soit grosse de cette fois-ci, dit-il en fureur.
Ces égarements déterminent le physique. Antonin, dont l'usage était de faire des cris terribles dans ce dernier instant de son ivresse, en pousse d'épouvantables; tout l'entoure, tout le sert, tout travaille à doubler son extase, et le libertin y arrive au milieu des épisodes les plus bizarres de la luxure et de la dépravation.
Ces sortes de groupes s'exécutaient souvent; il était de règle que quand un moine jouissait de telle façon que ce pût être, toutes les filles l'entourassent alors, afin d'embraser ses sens de toutes parts, et que la volupté pût, s'il est permis de s'exprimer ainsi, pénétrer plus sûrement en lui par chacun de ses pores.
Antonin sortit, on apporta le déjeuner; mes compagnes me forcèrent à manger, je le fis pour leur plaire. A peine avions-nous fini que le supérieur entra: nous voyant encore à table, il nous dispensa des cérémonies qui devaient être pour lui les mêmes que celles que nous venions d'exécuter pour Antonin.
– Il faut bien penser à la vêtir, dit-il en me regardant.
En même temps, il ouvre une armoire et jette sur mon lit plusieurs vêtements de la couleur annexée à ma classe et quelques paquets de linges.
– Essayez tout cela, me dit-il, et rendez-moi ce qui vous appartient.
J'exécute, mais, me doutant du fait, j'avais prudemment ôté mon argent pendant la nuit et l'avais caché dans mes cheveux. A chaque vêtement que j'enlève, les yeux ardents de Sévérino se portent sur l'attrait découvert, ses mains s'y promènent aussitôt. Enfin, à moitié nue, le moine me saisit, il me met dans l'attitude utile à ses plaisirs, c'est-à-dire dans la position absolument contraire à celle ou vient de me mettre Antonin; je veux lui demander grâce, mais voyant déjà la fureur dans ses yeux, je crois que le plus sûr est l'obéissance; je me place, on l'environne, il ne voit plus autour de lui que cet autel obscène qui le délecte; ses mains le pressent, sa bouche s'y colle, ses regards le dévorent… il est au comble du plaisir.
Si vous le trouvez bon, madame, dit la belle Thérèse, je vais me borner à vous expliquer ici l'histoire abrégée du premier mois que je passai dans ce couvent, c'est-à-dire les principales anecdotes de cet intervalle; le reste serait une répétition; la monotonie de ce séjour en jetterait sur mes récits, et je dois, immédiatement après, passer, ce me semble, à l'événement qui me sortit enfin de ce cloaque impur.
Je n'étais pas du souper ce premier jour, on m'avait simplement nommée pour aller passer la nuit avec dom Clément; je me rendis, suivant l'usage, dans sa cellule quelques instants avant qu'il n'y dût rentrer, le frère geôlier m'y conduisit et m'y enferma.