Justine Ou Les Malheurs De La Vertu
Justine Ou Les Malheurs De La Vertu читать книгу онлайн
Rejetant la douce nature rousseauiste, Sade d?voile le mal qui est en nous et dans la vie. La vertueuse Justine fait la confidence de ses malheurs et demeure jusque dans les plus scabreux d?tails l'incarnation de la vertu. Apologie du crime, de la libert? des corps comme des esprits, de la cruaut? 'extr?me sensibilit? des organes connue seulement des ?tres d?licats', l'oeuvre du marquis de Sade ?tonne ou scandalise. C'est aussi une oeuvre d'une po?sie d?lirante et pleine d'humour noir.
Внимание! Книга может содержать контент только для совершеннолетних. Для несовершеннолетних чтение данного контента СТРОГО ЗАПРЕЩЕНО! Если в книге присутствует наличие пропаганды ЛГБТ и другого, запрещенного контента - просьба написать на почту [email protected] для удаления материала
Dès que je fus descendue dans la plaine, je n'aperçus plus le clocher; je n'avais pour me guider que la forêt, et je commençai dès lors à croire que l'éloignement dont j'avais oublié de m'informer était bien autre que l'estimation que j'en avais faite; mais rien ne me décourage, j'arrive au bord de la forêt, et voyant qu'il me reste encore assez de jour, je me détermine à m'y enfoncer, m'imaginant toujours pouvoir arriver au couvent avant la nuit. Cependant nulle trace humaine ne se présente à mes yeux… Pas une maison, et pour tout chemin un sentier peu battu que je suivais à tout hasard. J'avais au moins déjà fait cinq lieues et je ne voyais encore rien s'offrir, lorsque l'astre ayant absolument cessé d'éclairer l'univers, il me sembla ouïr le son d'une cloche… J'écoute, je marche vers le bruit, je me hâte; le sentier s'élargit un peu, j'aperçois enfin quelques haies, et bientôt après le couvent. Rien de plus agreste que cette solitude, aucune habitation ne l'avoisinait, la plus prochaine était à six lieues, et des bois immenses entouraient la maison de toutes parts; elle était située dans un fond, il m'avait fallu beaucoup descendre pour y arriver, et telle était la raison qui m'avait fait perdre le clocher de vue, dès que je m'étais trouvée dans la plaine. La cabane d'un jardinier touchait aux murs du couvent; c'était là que l'on s'adressait avant que d'entrer. Je demande à cette espèce de portier s'il est permis de parler au supérieur; il s'informe de ce que je lui veux; je fais entendre qu'un devoir de religion m'attire dans cette pieuse retraite, et que je serais bien consolée de toutes les peines que j'ai prises pour y parvenir si je pouvais me jeter un instant aux pieds de la miraculeuse Vierge et des saints ecclésiastiques dans la maison desquels cette divine image se conserve. Le jardinier sonne, et pénètre au couvent; mais comme il est tard et que les Pères soupaient, il est quelque temps à revenir. Il reparaît enfin avec un des religieux:
– Mademoiselle, me dit-il, voilà dom Clément, l'économe de la maison; il vient voir si ce que vous désirez vaut la peine d'interrompre le supérieur.
Clément, dont le nom peignait on ne saurait moins la figure, était un homme de quarante-huit ans, d'une grosseur énorme, d'une taille gigantesque, le regard sombre et farouche, ne s'exprimant qu'avec des mots durs et lancés par un organe rauque, une vraie figure de satyre, l'extérieur d'un tyran; il me fit trembler… Alors, sans qu'il me fût possible de m'en défendre, le souvenir de mes anciens malheurs vint s'offrir en traits de sang à ma mémoire troublée…
– Que voulez-vous? me dit ce moine, avec l'air le plus rébarbatif, est-ce là l'heure de venir dans une église?… Vous avez bien l'air d'une aventurière.
– Saint homme, dis-je en me prosternant, j'ai cru qu'il était toujours temps de se présenter à la maison de Dieu; j'accours de bien loin pour m'y rendre, pleine de ferveur et de dévotion, je demande à me confesser s'il est possible, et quand l'intérieur de ma conscience vous sera connu, vous verrez si je suis digne ou non de me prosterner aux pieds de la sainte Image.
– Mais ce n'est pas l'heure de se confesser, dit le moine en se radoucissant; où passerez-vous la nuit? Nous n'avons point d'hospice… il valait mieux venir le matin.
A cela je lui dis les raisons qui m'en avaient empêchée, et, sans me répondre, Clément alla en rendre compte au supérieur. Quelques minutes après, on ouvre l'église; dom Sévérino s'avance lui-même à moi, vers la cabane du jardinier, et m'invite à entrer avec lui dans le temple.
Dom Sévérino, duquel il est bon de vous donner une idée sur-le-champ, était un homme de cinquante-cinq ans, ainsi qu'on me l'avait dit, mais d'une belle physionomie, l'air frais encore, taillé en homme vigoureux, membru comme Hercule, et tout cela sans dureté; une sorte d'élégance et de moelleux régnait dans son ensemble, et faisait voir qu'il avait dû posséder, dans sa jeunesse, tous les attraits qui forment un bel homme. Il avait les plus beaux yeux du monde, de la noblesse dans les traits, et le ton le plus honnête, le plus gracieux, le plus poli. Une sorte d'accent agréable dont pas un de ses mots n'était corrompu faisait pourtant reconnaître sa patrie, et, je l'avoue, toutes les grâces extérieures de ce religieux me remirent un peu de l'effroi que m'avait causé l'autre.
– Ma chère fille, me dit-il gracieusement, quoique l'heure soit indue, et que nous ne soyons pas dans l'usage de recevoir si tard, j'entendrai cependant votre confession, et nous aviserons après aux moyens de vous faire décemment passer la nuit, jusqu'au moment où vous pourrez demain saluer la sainte Image qui vous attire ici.
Nous entrons dans l'église; les portes se ferment; on allume une lampe près du confessionnal. Sévérino me dit de me placer; il s'assied et m'engage à me confier à lui en toute assurance.
Parfaitement rassurée avec un homme qui me paraissait aussi doux, après m'être humiliée, je ne lui déguise rien. Je lui avoue toutes mes fautes; je lui fais part de tous mes malheurs; je lui dévoile jusqu'à la marque honteuse dont m'a flétrie le barbare Rodin. Sévérino écoute tout avec la plus grande attention, il me fait même répéter quelques détails avec l'air de la pitié et de l'intérêt; mais quelques mouvements, quelques paroles le trahirent pourtant: hélas! ce ne fut qu'après que j'y réfléchis mieux; quand je fus plus calme sur cet événement, il me fut impossible de ne pas me souvenir que le moine s'était plusieurs fois permis sur lui-même plusieurs gestes qui prouvaient que la passion entrait pour beaucoup dans les demandes qu'il me faisait, et que ces demandes non seulement s'arrêtaient avec complaisance sur les détails obscènes, mais s'appesantissaient même avec affectation sur les cinq points suivants:
1° S'il était bien vrai que je fusse orpheline et née à Paris. 2° S'il était sûr que je n'eusse plus ni parents, ni amis, ni protection, ni personne enfin à qui je pusse écrire. 3° Si je n'avais confié qu'à la bergère qui m'avait parlé du couvent le dessein que j'avais d'y venir, et si je ne lui avais point donné de rendez-vous au retour. 4° S'il était certain que je n'eusse vu personne depuis mon viol, et si j'étais bien sûre que l'homme qui avait abusé de moi l'eût fait également du côté que la nature condamne, comme de celui qu'elle permet. 5° Si je croyais n'avoir point été suivie, et que personne ne m'eût vue entrer dans le couvent.
Après avoir satisfait à ces questions, de l'air le plus modeste, le plus sincère et le plus naïf:
– Eh bien! me dit le moine en se levant, et me prenant par la main, venez, mon enfant, je vous procurerai la douce satisfaction de communier demain aux pieds de l'Image que vous venez visiter: commençons par pourvoir à vos premiers besoins. Et il me conduit vers le fond de l'église…
– Eh quoi! lui dis-je alors avec une sorte d'inquiétude dont je ne me sentais pas maîtresse… eh quoi! mon père, dans l'intérieur?
– Et où donc, charmante pèlerine? me répondit le moine, en m'introduisant dans la sacristie… Quoi! vous craignez de passer la nuit avec quatre saints ermites!… Oh! vous verrez que nous trouverons les moyens de vous dissiper, cher ange; et si nous ne vous procurons pas de bien grands plaisirs, au moins servirez-vous les nôtres dans leur plus extrême étendue.
Ces paroles me font tressaillir; une sueur froide s'empare de moi, je chancelle; il faisait nuit, nulle lumière ne guidait nos pas, mon imagination effrayée me fait voir le spectre de la mort balançant sa faux sur ma tête; mes genoux fléchissent… Ici le langage du moine change tout à coup, il me soutient, en m'invectivant:
– Catin, me dit-il, il faut marcher; n'essaye ici ni plainte, ni résistance, tout serait inutile.
Ces cruels mots me rendent mes forces, je sens que je suis perdue si je faiblis; je me relève…
– Ô ciel! dis-je à ce traître, faudra-t-il donc que je sois encore la victime de mes bons sentiments, et que le désir de m'approcher de ce que la religion a de plus respectable aille être encore puni comme un crime!…
Nous continuons de marcher, et nous nous engageons dans des détours obscurs dont rien ne peut me faire connaître ni le local, ni les issues. Je précédais dom Sévérino; sa respiration était pressée, il prononçait des mots sans suite; on l'eût cru dans l'ivresse; de temps en temps, il m'arrêtait du bras gauche enlacé autour de mon corps, tandis que sa main droite, se glissant sous mes jupes par-derrière, parcourait avec impudence cette partie malhonnête qui, nous assimilant aux hommes, fait l'unique objet des hommages de ceux qui préfèrent ce sexe en leurs honteux plaisirs. Plusieurs fois même la bouche de ce libertin ose parcourir ces lieux, en leur plus secret réduit; ensuite nous recommencions à marcher. Un escalier se présente; au bout de trente ou quarante marches, une porte s'ouvre, des reflets de lumière viennent frapper mes yeux, nous entrons dans une salle charmante et magnifiquement éclairée; là je vois trois moines et quatre filles autour d'une table servie par quatre autres femmes toutes nues: ce spectacle me fait frémir; Sévérino me pousse, et me voilà dans la salle avec lui.
– Messieurs, dit-il en entrant, permettez que je vous présente un véritable phénomène: voici une Lucrèce qui porte à la fois sur ses épaules la marque des filles de mauvaise vie, et dans la conscience toute la candeur, toute la naïveté d'une vierge… Une seule attaque de viol, mes amis, et cela depuis six ans; c'est donc presque une vestale… en vérité, je vous la donne pour telle… d'ailleurs le plus beau… Oh! Clément, comme tu vas t'égayer sur ces belles masses!… quelle élasticité, mon ami! quelle carnation!
– Ah! s…! dit Clément, à moitié ivre, en se levant et s'avançant vers moi; la rencontre est plaisante, et je veux vérifier les faits.