LArrache-Ceur
LArrache-Ceur читать книгу онлайн
Cl?mentine met au monde des tripl?s. Mais la souffrance que lui a inflig? cette grossesse et ces naissances la poussent ? ne plus adresser la parole ? son mari, Angel. Elle l'emp?che ensuite de participer ? l'?ducation des enfants. Cl?mentine reporte alors sur ses enfants son besoin d'aimer, et est hant?e par l'id?e qu'il pourrait leur arriver quelque chose. Pour lutter, elle arrache les arbres du jardin, se cr?ant une sorte de 'mur de protection'… Mais nous, qui restons sur la rive, nous voyons que Boris Vian d?crit simplement notre monde. En prenant chacun de nos mots habituels au pied de la lettre, il nous r?v?le le monstrueux pays qui nous entoure, celui de nos d?sirs les plus implacables, o? chaque amour cache une haine, o? les hommes r?vent de navires, et les femmes de murailles.
Внимание! Книга может содержать контент только для совершеннолетних. Для несовершеннолетних чтение данного контента СТРОГО ЗАПРЕЩЕНО! Если в книге присутствует наличие пропаганды ЛГБТ и другого, запрещенного контента - просьба написать на почту [email protected] для удаления материала
XVI
Un lacis complexe de poutres et de longrines supportait la couverture de schiste noir de la nef ovoïde. Devant Jacquemort se dressait l'autel, de granit sombre, avec les accessoires verts du culte. Entre deux poutres, à droite, la chaire toute neuve estompait sa haute silhouette blanche avec ses volets ouverts.
C'était la première fois que Jacquemort voyait une église construite de cette façon artificieuse, en forme d'oeuf, sans colonnes de pierre, sans arcs, sans doubleaux, sans croisées d'ogives, sans tambour ni trompette et sans souci du lendemain. Les pièces de bois curieusement ajustées serpentaient le long des murs puissants, dont elles constituaient l'armature géodésique. Les principales étaient fouillées de sculptures profondes, qu'il devina polychromes et les yeux des saints, des serpents et des démons brillaient dans l'ombre. L'espace intérieur de la nef était entièrement dégagé. Un vitrail ovale, au-dessus de l'autel, baignait celui-ci d'une dominante bleu outremer. Sans ce vitrail, il aurait fait nuit dans l'église. Des deux côtés de l'autel, deux flambeaux multiples jetaient des feux tremblotants et trouaient les ténèbres de leur halo dégradé.
Une épaisse jonchée de paille recouvrait le sol, de l'entrée à l'autel. Jacquemort s'y engagea. Comme ses yeux s'habituaient à l'obscurité, il nota le rectangle gris d'une porte ouverte, derrière l'autel et à droite, et il s'y rendit, pensant gagner la sacristie et le presbytère.
Il passa la porte et pénétra dans une petite pièce oblongue, pleine d'armoires et d'objets de toute sorte. Au fond, une autre porte. Il venait par celle-ci un murmure de voix. Jacquemort cogna trois fois ses phalanges sur le bois du mur.
– On peut entrer? demanda-t-il à mi-voix. Le bruit de conversation s'arrêta.
– Entrez! entendit Jacquemort.
Il obéit à l'invitation et franchit la seconde porte. Le curé était là, en conversation avec le sacristain. Ils se levèrent en voyant Jacquemort.
– Bonjour, dit ce dernier. Monsieur le curé, sans doute?
– Bonjour, Monsieur, dit le curé.
C'était un homme noueux avec un visage creusé de deux yeux noirs surmontés d'épais sourcils noirs. Il avait de longues mains sèches, qu'il tenait croisées en parlant. Lorsqu'il se déplaça, Jacquemort constata qu'il souffrait d'une légère claudication.
– Je voudrais vous parler, dit Jacquemort.
– Parlez…, répondit le curé.
– C'est pour un baptême, expliqua Jacquemort. Dimanche, pourrez-vous?
– C'est mon métier, dit le curé. Chacun le sien.
– Trois jumeaux sont nés dans la maison de la falaise, dit Jacquemort. Joël, Noël et Citroën. Il faut que tout soit fini dimanche soir.
– Venez à la messe dimanche, dit le curé. Je vous dirai l'heure.
– Mais je ne vais jamais à la messe…, protesta Jacquemort.
– Raison de plus, dit le curé. Ça vous distraira. Au moins il y aura quelqu'un à qui ce que je dis paraîtra nouveau.
– Je suis contre la religion, dit Jacquemort. Sans perdre de vue qu'elle peut être utile dans les campagnes.
Le curé ricana.
– Utile!… La religion est un luxe, dit-il. Ce sont ces brutes qui veulent en faire quelque chose d'utile.
Il se redressa fièrement et se mit à arpenter la pièce d'un pas agité et claudicant.
– Mais je refuse, dit-il d'un ton tranchant. Ma religion restera un luxe!
– Ce que je voulais souligner, expliqua Jacquemort, c'est qu'à la campagne un curé peut avoir son mot à dire. Diriger les grossiers esprits des paysans, leur faire mettre le doigt sur les erreurs qu'ils commettent, leur ouvrir les yeux sur le danger d'une vie trop terrestre, jouer un rôle de frein vis-à-vis des mauvais instincts… Je ne sais si vous êtes au courant d'une chose qui se passe dans ce village… Je… hum… je viens d'arriver et je ne voudrais ni me poser en juge ni vous choquer par ma réaction vis-à-vis d'une chose qui vous semble sans doute naturelle depuis le temps qu'elle existe… heu… un curé, par exemple, flétrit le vol du haut de sa chaire et condamne les rapports sexuels trop hâtifs des jeunes gens afin d'éviter que le désordre et la luxure ne dominent son district.
– Sa cure…, rectifia le sacristain.
– Sa cure…, dit Jacquemort. Où en étais-je?
– Je l'ignore, trancha le curé.
– Enfin quoi, dit Jacquemort, se décidant, cette foire aux vieux. C'est insensé!
– Vous vivez dans le siècle! s'exclama le curé. Cette foire aux vieux? Peu m'importe la foire aux vieux, Monsieur! Ces hommes souffrent… et ceux qui souffrent sur terre gagnent leur part de paradis. Les souffrances elles-mêmes ne sont pas inutiles, d'ailleurs, mais en réalité seuls les ressorts de cette souffrance m'importunent. Ma gêne vient de ce qu'ils ne souffrent pas en Dieu, Monsieur. Ce sont des brutes. Je vous le disais tout à l'heure. La religion est un moyen pour eux. Des brutes matérielles…
Il s'animait en parlant et ses yeux lançaient des éclairs de chaleur
– Ils viennent à l'église en dominateurs. En chair et en os. Et savez-vous ce qu'ils me demandent? De faire pousser le sainfoin. La paix de l'âme, Monsieur, ils s'en foutent! Ils l'ont! Ils ont La Gloïre! Je lutterai jusqu'au bout, mais je ne plierai pas. Je ne ferai pas pousser le sainfoin. Grâce à Dieu… j'ai des amis fidèles. Rares mais qui me soutiennent.
Il ricana.
– Venez dimanche et vous verrez… Vous verrez comment on vient à bout de la matière par la matière. Je mettrai ces brutes en face d'elles-mêmes… Leur inertie se heurtera à une inertie plus grande… Et de ce choc naîtra l'inquiétude qui les ramènera à la religion… au luxe!… A ce luxe auquel Dieu dans sa mansuétude a bien voulu leur donner droit.
– Alors, dit Jacquemort, ce baptême? Ce sera pour dimanche après-midi?
– Je vous préciserai l'heure à la sortie de la messe, répéta le curé.
– Bon, dit Jacquemort. Au revoir, monsieur le curé. J'ai admiré votre église, tout à l'heure. C'est une curieuse construction.
– Curieuse, acquiesça le prêtre, l'air absent.
Il se rassit, tandis que Jacquemort sortait par où il était entré. Il éprouvait une légère lassitude.
– Clémentine m'ennuie avec ses corvées, pensa-t-il tout haut. Je serai content quand ces trois-là seront élevés. Et puis le coup de la messe forcée…
Le soir venait.
– Le coup de la messe forcée, je trouve ça révoltant!
– Révoltant, approuva un gros chat noir assis sur un mur.
Jacquemort le regarda. Le chat se mit à ronronner et fendit ses yeux jaunes de traits verticaux.
– Révoltant! conclut Jacquemort en cueillant une herbe ronde, cylindrique et molle.
Un peu plus loin il se retourna. Il regarda le chat, hésita, puis reprit sa route.
XVII
Dimanche 2 septembre.
Prêt a partir, Jaquemort flanait dans le couloir. Il avait revêtu ses habits sérieux et se sentait gêné comme un acteur en costume sur une scène vide. La nurse arriva enfin.
– Vous en mettez un temps, dit Jacquemort.
– C'est que je me faisais belle, expliqua-t-elle.
Elle avait une génuine robe du dimanche en piqué blanc, avec des souliers noirs et un chapeau noir et des gants blancs de filoselle. Elle portait un missel de cuir usé. Sa figure était luisante et ses lèvres mal fardées. Ses gros seins tendaient son corsage et les courbes robustes de ses hanches emplissaient consciencieusement le reste de sa robe.
– Allons-y, dit Jacquemort.
Ils sortirent. Elle semblait intimidée, et, par déférence, tâchait de ne pas faire de bruit en respirant.
– Alors, demanda Jacquemort cent mètres plus loin, quand est-ce que je vous psychanalyse?
Elle rougit et le regarda en dessous. Ils passaient près d'une haie épaisse.
– On peut pas faire ça maintenant, avant d'aller à la messe…, dit-elle pleine d'espoir.
Le psychiatre sentit frémir sa barbe rousse en comprenant ce qu'elle comprenait et la guida d'une main ferme vers le bord du chemin. Ils disparurent derrière la haie par un étroit passage garni de ronces auxquelles Jacquemort érailla son joli complet.