LArrache-Ceur
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Cl?mentine met au monde des tripl?s. Mais la souffrance que lui a inflig? cette grossesse et ces naissances la poussent ? ne plus adresser la parole ? son mari, Angel. Elle l'emp?che ensuite de participer ? l'?ducation des enfants. Cl?mentine reporte alors sur ses enfants son besoin d'aimer, et est hant?e par l'id?e qu'il pourrait leur arriver quelque chose. Pour lutter, elle arrache les arbres du jardin, se cr?ant une sorte de 'mur de protection'… Mais nous, qui restons sur la rive, nous voyons que Boris Vian d?crit simplement notre monde. En prenant chacun de nos mots habituels au pied de la lettre, il nous r?v?le le monstrueux pays qui nous entoure, celui de nos d?sirs les plus implacables, o? chaque amour cache une haine, o? les hommes r?vent de navires, et les femmes de murailles.
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II
Les trois salopiots galopaient à quatre pattes dans la salle où on les enfermait avant leur tétée de troizocloques. Ils commençaient à perdre l'habitude de dormir vingt-quatre heures sur vingt-quatre et prenaient plaisir à se délasser un peu les membres de derrière. Noël et Joël glapissaient. Citroën, plus digne, tournait avec lenteur autour d'un petit guéridon bas.
Jacquemort les regardait. Il les rejoignait souvent, maintenant qu'ils ressemblaient plus à des êtres vivants qu'à des larves. Grâce au climat et aux soins reçus, ils étaient étonnamment avancés pour leur âge. Les deux premiers avaient des cheveux lisses et blond pâle. Le troisième, brun et frisé comme au jour de sa naissance, paraissait d'un an plus vieux que ses deux frères.
Ils bavaient, naturellement. Chacun de leurs arrêts sur le tapis était marqué d'une petite tache humide, reliée un moment à la bouche de son auteur par un long fil momentané, souple et fragile, et cristallin.
Jacquemort surveillait Citroën. Celui-ci, le nez vers le sol, tournait maintenant avec la dernière énergie. Puis ses mouvements se ralentirent et il s'assit. Son regard s'éleva sur le guéridon.
– Qu'est-ce que tu penses? demanda Jacquemort.
– Baeuh!… dit Citroën.
Il tendit sa main vers l'objet. Trop loin. Il se rapprocha sans quitter la position assise, et, saisissant délibérément le bord entre ses doigts, il se mit debout.
– T'as gagné, dit Jacquemort. C'est bien comme ça qu'on fait.
– Oh! baeuh, répondit Citroën, qui lâcha, retomba d'un coup sur les fesses et parut étonné.
– Voilà, dit Jacquemort, il ne fallait pas lâcher. C'est simple. Dans sept ans tu feras ta première communion, dans vingt ans tu auras fini tes études et cinq ans plus tard tu te marieras.
Citroën hocha la tête d'un air peu convaincu et se remit debout en un rien de temps.
– Bien, conclut Jacquemort. Ben, il va falloir prévenir le cordonnier ou le maréchal-ferrant. On les élève très durement par ici, tu sais. Et puis on ferre les chevaux et ils ne s'en portent pas plus mal. C'est comme ta mère voudra.
Il s'étira. Quelle vie. Et personne à psychanalyser. La boniche se montrait toujours intraitable. Aucun progrès.
– C'est moi qui vous emmènerai, mes cocos, dit-il. Ça fait des semaines que je n'ai pas mis les pieds au village.
Citroën, maintenant, tournait autour du guéridon, mais debout.
– Dis donc, observa Jacquemort. Tu apprends vite. Après tout, tu seras peut-être en avance sur mon programme. Enfin, ça va me faire quelqu'un avec qui me balader.
Joël et Noël donnaient des signes d'agitation et Jacquemort regarda sa montre.
– Eh oui, c'est l'heure. Elle est même passée. Mais que veux-tu, un retard, ça arrive à tout le monde.
Joël se mit à pleurer. Noël lui fit écho. Leur frère, immobile, les observa d'un œil froid.
Il était près de trois heures et demie lorsque Clémentine arriva. Elle trouva Jacquemort assis au même endroit. Il était impassible et ne paraissait pas entendre les volées de braillements que lançaient les jumeaux. Sur ses genoux, Citroën, aussi impassible que lui-même, jouait à lui tirer la barbe.
– Enfin! dit Jacquemort.
La jambe gauche du pantalon de Clémentine était complètement déchirée. Elle-même portait une large ecchymose à la pommette.
– Vous avez bien rigolé, à ce que je vois, dit-il.
– Pas mal, répondit-elle, froide. Et vous?
Son ton posé contrastait avec l'excitation physique qui imprégnait encore visiblement ses membres.
– Quel chahut! constata-t-elle objectivement une minute après.
– Ben, dit Jacquemort, ils ont soif. Ils ont besoin de vous, vous savez, autant que vos cailloux.
– Je n'ai pas pu venir plus vite, dit-elle. Je prends le plus sage d'abord.
Elle enleva Citroën des genoux du psychiatre et s'installa dans le second fauteuil. Jacquemort se détourna discrètement, ça le gênait de la voir donner le sein, à cause des veines bleues qui faisaient un réseau sur la peau très blanche. La tétée lui paraissait en outre détourner le sein de sa destination vraie.
– Vous savez qu'il marche…, continua le psychiatre. Elle sursauta et, dans son geste, retira le mamelon de la bouche du bébé… Silencieux, l'enfant attendit.
– Il marche?
Elle le reposa par terre.
– Marche!…
Citroën s'accrocha au pantalon et se mit debout. Elle le reprit, un peu démontée.
Joël et Noël, toujours hurlants, se rapprochaient à quatre pattes.
– Et eux? demanda-t-elle.
– Eux, non, dit le psychiatre.
– Bon, approuva-t-elle.
– On dirait que ça vous ennuie qu'il marche? suggéra Jacquemort.
– Oh! murmura Clémentine, ils n'iront pas encore bien loin, les pauvres poulets.
Citroën avait fini. Elle attrapa Joël et Noël par leurs brassières et les cala. Jacquemort se leva.
– Alors, en somme, demanda-t-il, vous les aimez toujours?
– Ça a l'air de si braves gens, répondit Clémentine. Et puis ils ont besoin de moi. Vous sortez?
– J'ai besoin de détente, observa Jacquemort.
– Vous passerez chez le maréchal-ferrant, dit Clémentine. Pour Citroën.
– Pourquoi tenez-vous à ce qu'ils soient élevés comme les gosses des paysans?
– Pourquoi pas? dit Clémentine sèchement. Ça vous gêne?
– Ça me gêne, répondit Jacquemort.
– Snob! dit Clémentine. Mes enfants seront simples.
Il quitta la pièce. Citroën le regardait et sa figure était morose comme celle d'un saint de pierre après un bombardement.
III
La bonne parut.
– Vous m'avez demandée? dit-elle.
– Prends ces trois-là, change-les et couche-les, dit Clémentine.
Elle la regarda attentivement et remarqua:
– Tu as une fichue mine.
– Ah! dit l'autre. Madame trouve?
– Est-ce que tu continues à coucher avec Jacquemort? demanda Clémentine.
– Oui, dit la bonne.
– Qu'est-ce qu'il te fait donc?
– Oh, dit la bonne, il me monte.
– Et il te questionne?
– Même, dit la bonne. Même que j'ai pas le temps de rien sentir, il est là à me questionner.
– Ne réponds jamais, dit Clémentine, et ne couche plus avec lui.
– Ça me travaille, dit la fille.
– Tu me dégoûtes. Tu seras bien avancée s'il te fait un petit…
– C'est pas encore arrivé.
– Ça arrive, murmura Clémentine en frissonnant. Enfin, tu ferais mieux de ne plus coucher avec lui. C'est dégoûtant, tout ça.
– Ben moi, dit la fille, j'en vois rien de la manière qu'on se met.
– Fiche-moi le camp, dit Clémentine. Culblanc ramassa les trois enfants et sortit. Clémentine regagna sa chambre. Elle se déshabilla, se frictionna à l'eau de Cologne, lava la plaie contuse qu'elle avait à la figure et s'étendit sur le dos, par terre, pour faire sa gymnastique.
Elle la fit, et passa du sol à son lit. Cette fois, elle serait à l'heure pour la tétée. Ça ne vaut rien, pour les bébés, d'attendre comme ça. Les bébés, ça doit manger juste quand il faut, le reste ne compte pas.
Angel, vautré sur son lit, dans l'attitude de la désolation la plus achevée, leva les yeux en entendant les trois coups frappés à la porte.
– Oui! dit-il.
Jacquemort entra et commenta:
– Naturellement, toujours à ne rien faire…
– Toujours, répondit Angel.
– Ça va? demanda le psychiatre.
– Ça va, dit Angel. J'ai la fièvre.
– Voyons ça.
Il s'approcha de lui et lui prit le pouls.
– Effectivement, acquiesça-t-il. Il s'assit sur le lit.
– Poussez vos pieds.
Angel se déporta de l'autre côté et Jacquemort, assis, se mit à se caresser la barbe.
– Qu'avez-vous encore fait? demanda-t-il.
– Vous le savez très bien, dit Angel.
– Cherché une fille?
– Trouvé une fille.
– Et couché avec?
– Peux pas…, dit Angel. Sitôt qu'on est tous les deux dans le lit, la fièvre me reprend.