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La vie devant soi

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La vie devant soi
Название: La vie devant soi
Автор: Gary Romain
Дата добавления: 16 январь 2020
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La vie devant soi - читать бесплатно онлайн , автор Gary Romain

C'est ? Belleville, au sixi?me sans ascenseur, chez madame Rosa, une vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y a bien longtemps, " se d?fendait " rue Blondel. Elle a ouvert " une pension sans famille pour les gosses qui sont n?s de travers ", autrement dit un cr?che clandestin o? les dames " qui se d?fendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste, cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux, et qu'il aime de tout son c?ur – presque autant que son " parapluie Arthur ", une poup?e qu'il s'est fabriqu?e avec un vieux parapluie; il n'a pas de p?re et chez Madame Rosa, les autres gosses s'appellent Mo?se ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il lui peint le visage au Ripolin, l'arrose des parfums qu'il a vol?s et se couche pr?s d'elle pour mourir aussi.

Gary disait " Il me serait tr?s p?nible si on me demandait avec sommation d'employer des mots qui ont d?j? beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie ". Dans La Vie devant soi Gary/Ajar invente un style neuf, dans le genre parl?, familier, mais sans argot, qui ?clate en formules cocasses, incongrues, lapidaires. Des phrases distordues sciemment pour l'effet du rire. C'est pourquoi j'ai choisi de r?sumer ce roman avec les phrases d'Ajar lui-m?me. Cela m'a sembl? devoir mieux rendre toute la sensibilit?, l'?motion que le livre suscite.

" Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'?tais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris ? l'?cole.

La premi?re chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixi?me ? pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'?tait une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle ?tait ?galement juive. Sa sant? n'?tait pas bonne non plus et je peux vous dire aussi d?s le d?but que c'?tait une femme qui aurait m?rit? un ascenseur.

Madame Rosa ?tait n?e en Pologne comme Juive mais elle s'?tait d?fendue au Maroc et en Alg?rie pendant plusieurs ann?es et elle savait l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la premi?re fois. Au d?but je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat ? la fin du mois. Quand je l'ai appris, ?a m'a fait un coup de savoir que j'?tais pay?. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on ?tait quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleur? toute une nuit et c'?tait mon premier grand chagrin.

Au d?but je ne savais pas que je n'avais pas de m?re et je ne savais m?me pas qu'il en fallait une. Madame Rosa ?vitait de m'en parler pour ne pas me donner des id?es. On ?tait tant?t six ou sept tant?t m?me plus l?-dedans. Il y avait chez nous pas mal de m?res qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'?tait toujours pour les autres.

Nous ?tions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se d?fendre l?-bas, elles venaient voir leur m?me avant et apr?s. Il me semblait que tout le monde avait une m?re sauf moi. J'ai commenc? ? avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire venir.

Une nuit j'ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son r?ve, ?a m'a r?veill? et j'ai vu qu'elle se levait. Elle avait la t?te qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une cl? qui ?tait cach?e sous l'armoire. Elle est all?e dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ?a fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'?tait terrible de voir cette Juive qui descendait les ?tages avec des ruses de Sioux comme si c'?tait plein d'ennemis et encore pire. Quand madame Rosa a pris l'escalier de la cave, j'ai cru vraiment qu'elle ?tait devenue macaque et j'ai voulu courir r?veiller le docteur Katz. Mais j'ai continu? de la suivre. La cave ?tait divis?e en plusieurs et une des portes ?tait ouverte. J'ai regard?. Il y avait au milieu un fauteuil rouge compl?tement enfonc?, crasseux et boiteux, et Madame Rosa ?tait assise dedans. Les murs, c'?tait que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer.

Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui br?lait. Il y avait ? ma grande surprise un lit dans un ?tat bon ? jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un r?chaud, des bidons et des bo?tes ? carton pleines de sardines. Madame Rosa est rest?e un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et m?me vainqueur. C'?tait comme si elle avait fait quelque chose de tr?s astucieux et de tr?s fort. Puis elle s'est lev?e et elle s'est mise ? balayer. Je n'y comprenais rien, mais ?a faisait seulement une chose de plus. Quand elle est remont?e, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux.

Madame Rosa avait toujours peur d'?tre tu?e dans son sommeil, comme si ?a pouvait l'emp?cher de dormir. Les gens tiennent ? la vie plus qu'? n'importe quoi, c'est m?me marrant quand on pense ? toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.

Madame Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soir?e ? regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donn? ? moi. Quand on devenait agit?s ou qu'on avait des m?mes ? la journ?e qui ?taient s?rieusement perturb?s, car ?a existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors l?, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ?a ne lui arrivait pas ? la cheville. C'est moi qui ?tais oblig? de faire r?gner l'ordre et ?a me plaisait bien parce que ?a me faisait sup?rieur.

La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle ?tait tranquillis?e c'?tait si on sonnait ? la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. Lorsqu'elle avait trop peur elle d?gringolait jusqu'? la cave comme la premi?re fois. Une fois je lui ai pos? la question – Madame Rosa, qu'est-ce que c'est ici? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit? C'est quoi? Elle a arrang? un peu ses lunettes et elle a souri. – C'est ma r?sidence secondaire, Momo. C'est mon trou juif. C'est l? que je viens me cacher quand j'ai peur. – -Peur de quoi Madame Rosa? – - C'est pas n?cessaire d'avoir des raisons pour avoir peur Momo. Ca, j'ai jamais oubli?, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.

Madame Rosa avait des ennuis de c?ur et c'est moi qui faisait le march? ? cause de l'escalier. Chaque matin, j'?tais heureux de voir que Madame Rosa se r?veillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je devais aussi penser ? mon avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule t?t ou tard, parce que si je restais seul, c'?tait l'Assistance publique sans discuter.

Tout ce que je savais c'est que j'avais s?rement un p?re et une m?re, parce que l?-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats ont cess? d'arriver et qu'elle n'avait pas de raisons d'?tre gentille avec moi j'ai eu tr?s peur. Il faut dire qu'on ?tait dans une sale situation. Madame Rosa allait bient?t ?tre atteinte par la limite d'?ge et elle le savait elle-m?me. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre tr?s jeune, parce qu'apr?s on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.

Un jour que je me promenais j'ai rencontr? Nadine. Elle sentait si bon que j'ai pens? ? Madame Rosa, tellement c'?tait diff?rent. Elle m'a offert une glace ? la vanille et m'a donn? son adresse. Elle m'a dit qu'elle avait des enfants et un mari, elle a ?t? tr?s gentille.

Lorsque je suis rentr? j'ai bien vu que Madame Rosa s'?tait encore d?t?rior?e pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il a dit qu'elle n'avait pas le cancer, mais que c'?tait la s?nilit?, le g?tisme et qu'elle risquait de vivre comme un l?gume pendant encore longtemps.

Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola qui habitait au quatri?me se d?fendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d'y aller elle venait toujours nous donner un coup de main. Parfois elle nous refilait de l'argent et nous faisait la popote go?tant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous ?tes comme rien et personne " et elle ?tait contente. Il y avait aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui ?tait venu en France pour la balayer. Un jour il est all? chercher cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour chasser les mauvais esprits qui s'attaquent ? certaines personnes d?s qu'ils ont un moment de libre.

Un jour on a sonn? ? la porte, je suis all? ouvrir et il y avait l? un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effray?s. Madame Rosa avait toute sa t?te ? elle ce jour l?, et c'est ce qui nous a sauv?s. Le bonhomme nous a dit qu'il s'appelait Kadir Yo?ssef, qu'il ?tait rest? onze ans psychiatrique. Il nous a expliqu? comment il avait tu? sa femme qu'il aimait ? la folie parce qu'il en ?tait jaloux. On l'avait soign? et aujourd'hui il venait chercher son fils Mohammed qu'il avait confi? ? Madame Rosa il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, ? cause des ?motions que ?a allait lui causer. – C'est lui? -Mais Madame Rosa avait toute sa t?te et m?me davantage. Elle s'est ventil?e en silence et puis elle s'est tourn?e vers Mo?se. – -Mo?se dis bonjour ? ton papa. Monsieur Yo?ssef Kadir devint encore plus p?le que possible. – Madame, je suis pers?cut? sans ?tre juif. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'?tre pers?cut?s aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'?tat arabe dans lequel je vous l'ai confi? contre re?u. Je ne veux pas de fils juif sous aucun pr?texte, j'ai assez d'ennuis comme ?a.

Madame Rosa lui a expliqu? qu'il y avait sans doute eu erreur. Elle avait re?u ce jour-l? deux gar?ons dont un dans un ?tat musulman et un autre dans un ?tat juif…et qu'elle avait du se tromper de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu'on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'?tonner qu'il devienne juif et que s'il voulait son fils il fallait qu'il le prenne dans l'?tat dans lequel il se trouvait. Mo?se a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison. – Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame. Il s'est lev?, il a fait un pas vers la porte, il a plac? une main ? gauche l? ou on met le c?ur et il est tomb? par terre comme s'il n'avait plus rien ? dire.

Monsieur Youssef Kadir ?tait compl?tement mort, ? cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus ? se biler. Les fr?res Zaoum l'on transport? sur le palier du quatri?me devant la porte de Monsieur Charmette qui ?tait fran?ais garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.

Moi j'?tais encore compl?tement renvers? ? l'id?e que je venais d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle t?te faire, je me suis m?me regard? dans la glace. Avec Madame Rosa on a essay? de ne pas parler de ce qui venait d'arriver pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis ? ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, apr?s ce qu'elle avait fait pour me garder. On ?tait tout ce qu'on avait au monde et c'?tait toujours ?a de sauv?. Plus tard elle m'a avou? qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m'avait fait croire que j'avais quatre ans de moins.

Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa pour qu'elle aille ? l'h?pital. Moi, j'avais froid aux fesses en ?coutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu'il n'?tait pas possible de se faire avorter ? l'h?pital m?me quand on ?tait ? la torture et qu'ils ?taient capables de vous faire vivre de force, tant que vous ?tiez encore de la barbaque et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La m?decine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour emp?cher que la volont? de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose au monde que j'aie aim?e ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des l?gumes pour faire plaisir ? la m?decine.

Alors j'ai invent? que sa famille venait la chercher pour l'emmener en Isra?l. Le soir j'ai aid? Madame Rosa ? descendre ? la cave pour aller mourir dans son trou juif. J'avais jamais compris pourquoi elle l'avait am?nag? et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait. Maintenant je comprenais.

J'ai mis le matelas ? c?t? d'elle, pour la compagnie mais j'ai pas pu fermer l'?il parce que j'avais peur des rats qui ont une r?putation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Quand je me suis r?veill? Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ?a ne l'a pas int?ress?e. C'?tait un miracle qu'on a pu descendre dans son ?tat.

Je suis rest? ainsi trois semaines ? c?t? du cadavre de Madame Rosa. Quand ils ont enfonc? la porte pour voir d'o? ?a venait et qu'ils m'ont vu couch? ? c?t?, ils se sont mis ? gueuler au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pens? ? gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Ils m'ont transport? ? l'ambulance o? ils ont trouv? dans ma poche le papier avec le nom et l'adresse de Nadine. Ils ont cru qu'elle ?tait quelque chose pour moi. C'est comme ?a qu'elle est arriv?e et qu'elle m'a pris chez elle ? la campagne sans aucune obligation de ma part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque ses m?mes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est m?me all? chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n'en voudrait ? cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.

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Il y avait aussi cette question de ma date qui me turlupinait pas mal, surtout lorsqu'on m'a renvoyé de l'école en disant que j'étais trop jeune pour mon âge. De toute façon, ça n'avait pas d'importance, le certificat qui prouvait que j'étais né et que j'étais en règle était faux. Comme je vous ai dit, Madame Rosa en avait plusieurs à la maison et elle pouvait même prouver qu'elle n'a jamais été juive depuis plusieurs générations, si la police faisait des perquisitions pour la trouver. Elle s'était protégée de tous les côtés depuis qu'elle avait été saisie à l'improviste par la police française qui fournissait les Allemands et placée dans un Vélodrome pour Juifs. Après on l'a transportée dans un foyer juif en Allemagne où on les brûlait. Elle avait tout le temps peur, mais pas comme tout le monde, elle avait encore plus peur que ça.

Une nuit j'ai entendu qu'elle gueulait dans son rêve, ça m'a réveillé et j'ai vu qu'elle se levait. Il y avait deux chambres et elle gardait une pour elle toute seule, sauf quand il y avait la cohue et alors Moïse et moi, on dormait avec elle. C'était le cas cette nuit-là, mais Moïse n'était pas avec nous, il avait une famille juive sans enfants qui s'intéressait à lui et l'avait pris chez eux en observation, pour voir s'il était bon à adopter. Il revenait claqué à la maison, tellement il faisait des efforts pour leur plaire. Ils avaient une épicerie kasher, rue Tienne.

Quand Madame Rosa a hurlé, ça m'a réveillé. Elle a allumé et j'ai ouvert un œil. Elle avait la tête qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une clé qui était cachée sous l'armoire. Quand elle se penche, elle a un cul encore plus grand que d'habitude.

Elle est allée dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie parce qu'elle avait tellement peur que je n'osais pas rester seul.

Madame Rosa descendait l'escalier tantôt dans la lumière tantôt dans le noir, la minuterie chez nous est très courte pour des raisons économiques, le gérant est un salaud. Un moment, quand le noir est tombé, c'est moi qui l'ai allumée comme un con et Madame Rosa, qui était un étage plus bas, a poussé un cri, elle a cru qu'il y avait là une présence humaine. Elle a regardé vers le haut et puis vers le bas et puis elle a recommencé à descendre et moi aussi, mais je touchais plus à la minuterie, on se faisait peur tous les deux avec ça. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ça fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'était terrible de voir cette Juive qui descendait les étages avec des ruses de Sioux comme si c'était plein d'ennemis et encore pire.

Quand elle est arrivée au rez-de-chaussée, Madame Rosa n'est pas sortie dans la rue, elle a tourné à gauche, vers l'escalier de la cave où il n'y a pas de lumière et où c'est le noir même en été. Madame Rosa nous interdisait d'aller dans cet endroit parce que c'est toujours là qu'on étrangle les enfants. Quand Madame Rosa a pris cet escalier, j'ai cru vraiment que c'était la fin des haricots elle était devenue macaque et j'ai voulu courir réveiller le docteur Katz. Mais j'avais à présent tellement peur que je préférais encore rester là et ne pas bouger, j'étais sûr que si je bougeais, ça allait hurler et sauter sur moi de tous les côtés, avec des monstres qui allaient enfin sortir d'un seul coup au lieu de rester cachés, comme ils le faisaient depuis que j'étais né.

C'est alors que j'ai vu un peu de lumière. Ça venait de ta cave et ça m'a un peu rassuré. Les monstres font rarement de la lumière, c'est toujours le noir qui leur fait le plus de bien.

Je suis descendu dans le couloir qui sentait la pisse et même mieux parce qu'il n'y avait qu'un W.C. pour cent dans le foyer noir à côté et ils faisaient ça où ils pouvaient. La cave était divisée en plusieurs et une des portes était ouverte. C'est là que Madame Rosa était entrée et c'est de là que sortait la lumière. J'ai regardé.

Il y avait au milieu un fauteuil rouge complètement enfoncé, crasseux et boiteux, et Madame Rosa était assise dedans. Les murs, c'était que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer. Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui brûlait. Il y avait à ma grande surprise un lit dans un état bon à jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un réchaud, des bidons et des boîtes à carton pleines de sardines. J'étais tellement étonné que je n'avais plus peur, sauf que j'avais le cul nu et que je commençais à me sentir froid.

Madame Rosa est restée un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et même vainqueur. C'était comme si elle avait fait quelque chose de très astucieux et de très fort. Puis elle s'est levée. Il y avait un balai dans un coin et elle a commencé à balayer la cave. C'était pas une chose à faire, ça faisait de la poussière et la poussière pour son asthme, il n'y avait rien de pire. Elle a commencé tout de suite à avoir du mal à respirer et à siffler des bronches, mais elle a continué à balayer et il n'y avait personne pour lui dire sauf moi, tout le monde s'en foutait. Bien sûr, on la payait pour s'occuper de moi et la seule chose qu'on avait ensemble, c'est qu'on avait rien et personne, mais il y avait rien de plus mauvais pour son asthme que la poussière. Après, elle a posé le balai et elle a essayé d'éteindre la bougie en soufflant dessus, mais elle avait pas assez de souffle, malgré ses dimensions. Elle a mouillé ses doigts avec la langue et elle a éteint la bougie comme ça. J'ai tout de suite filé, je savais qu'elle avait fini et qu'elle allait remonter.

Bon, je n'y comprenais rien, mais ça faisait seulement une chose de plus. Je ne savais pas du tout pourquoi elle avait la satisfaction de descendre six étages et des poussières au milieu de la nuit pour s'asseoir dans sa cave avec un air malin.

Quand elle a remonté, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux. On a dormi à côté du sommeil du juste. Moi j'ai beaucoup réfléchi là-dessus et je crois que Monsieur Hamil a tort quand il dit ça. Je crois que c'est les injustes qui dorment le mieux, parce qu'ils s'en foutent, alors que les justes ne peuvent pas fermer l'œil et se font du mauvais sang pour tout. Autrement il seraient pas justes. Monsieur Hamil a toujours des expressions qu'il va chercher, comme «croyez-en ma vieille expérience» ou «comme j'ai eu l'honneur de vous dire» et des tas d'autres qui me plaisent bien, elles me font penser à lui. C'était un homme comme on ne peut pas faire mieux. Il m'apprenait à écrire «la langue de mes ancêtres», et il disait toujours «ancêtres», parce que mes parents, il voulait même pas m'en parler. Il me faisait lire le Koran, car Madame Rosa disait que c'était bon pour les Arabes. Quand je lui ai demandé comment elle savait que je m'appelais Mohammed et que j'étais un bon musulman, alors que je n'avais ni père ni mère et qu'il n'y avait aucun document qui me prouvait, elle était embêtée et elle me disait qu'un jour quand je serais grand et solide elle m'expliquerait ces choses-là, mais elle ne voulait pas me causer un choc terrible alors que j'étais encore sensible. Elle disait toujours que la première chose à ménager chez les enfants, c'est la sensibilité. Pourtant, ça m'était égal de savoir que ma mère se défendait et si je la connaissais, je l'aurais aimée, je me serais occupé d'elle et j'aurais été pour elle un bon proxynète, comme Monsieur N'Da Amédée, dont j'aurai l'honneur. J'étais très content d'avoir Madame Rosa mais si je pouvais avoir quelqu'un de mieux et de plus à moi, j'allais pas dire non, merde. Je pouvais m'occuper de Madame Rosa aussi, même si j avais une vraie mère à m'occuper. Monsieur N'Da a plusieurs femmes à qui il donne sa protection.

Si Madame Rosa savait que j'étais Mohammed et musulman, c'est que j'avais des origines et je n'étais pas sans rien. Je voulais savoir où elle était et pourquoi elle ne venait pas me voir. Mais alors Madame Rosa se mettait à pleurer et elle disait que je n'avais pas de gratitude, que je ne sentais rien pour elle et que je voulais quelqu'un d'autre. Je laissais tomber. Bon, je savais que lorsqu'une femme se défend dans la vie, il y a toujours un mystère quand elle a un môme qu'elle a pas pu arrêter à temps par l'hygiène et ça fait ce qu'on appelle en français des enfants de pute, mais c'était marrant que Madama Rosa était sûre et certaine que j'étais Mohammed et musulman. Elle avait quand même pas inventé ça pour me faire plaisir. J'en parlai une fois à Monsieur Hamil pendant qu'il me racontait la vie de Sidi Abderrahmân, qui est le patron d'Alger.

Monsieur Hamil nous vient d'Alger où il a été il y a trente ans en pèlerinage à La Mecque. Sidi Abderrahmân d'Alger est donc son saint préféré parce que la chemise est toujours plus proche du corps, comme il dit. Mais il a aussi un tapis qui montre son autre compatriote, Sidi Ouali Dada, qui est toujours assis sur son tapis de prière qui est tiré par les poissons. Ça peut paraître pas sérieux, des poissons qui tirent un tapis à travers les airs, mais c'est la religion qui veut ça.

– Monsieur Hamil, comment ça se fait que je suis connu comme Mohammed et musulman, alors que j'ai rien qui me prouve?

Monsieur Hamil lève toujours une main quand il veut dire que la volonté de Dieu soit faite. – Madame Rosa t'a reçu quand tu étais tout petit et elle ne tient pas un registre de naissance. Elle a reçu et vu partir beaucoup d'enfants depuis, mon petit Mohammed. Elfe a le secret professionnel, car il y a des dames qui exigent la discrétion. Elle t'a noté comme Mohammed, donc musulman, et puis l'auteur de tes jours n'a plus donné signe de vie. Le seul signe de vie qu'il a donné, c'est toi, mon petit Mohammed. Et tu es un bel enfant. Il faut penser que ton père a été tué pendant la guerre d'Algérie, c'est une belle et grande chose. C'est un héros de l'indépendance. – Monsieur Hamil, moi j'aurais préféré avoir un père que ne pas avoir un héros. Il aurait mieux fait d'être un bon proxynète et s'occuper de ma mère,

– Tu ne dois pas dire des choses pareilles, mon petit Mohammed, il faut penser aussi aux Yougoslaves et aux Corses, on nous met toujours tout sur le dos. C'est difficile d'élever un enfant dans ce quartier.

Mais j'avais bien l'impression que Monsieur Hamil savait quelque chose qu'il ne me disait pas. C'était un très brave homme et s'il n'avait pas été toute sa vie marchand de tapis ambulant, il aurait été quelqu'un de très bien et peut-être même aurait-il été lui-même assis sur un tapis volant tiré par les poissons, comme l'autre saint du Maghreb, Sidi Ouali Dada.

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