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La vie devant soi

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La vie devant soi
Название: La vie devant soi
Автор: Gary Romain
Дата добавления: 16 январь 2020
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La vie devant soi - читать бесплатно онлайн , автор Gary Romain

C'est ? Belleville, au sixi?me sans ascenseur, chez madame Rosa, une vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y a bien longtemps, " se d?fendait " rue Blondel. Elle a ouvert " une pension sans famille pour les gosses qui sont n?s de travers ", autrement dit un cr?che clandestin o? les dames " qui se d?fendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste, cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux, et qu'il aime de tout son c?ur – presque autant que son " parapluie Arthur ", une poup?e qu'il s'est fabriqu?e avec un vieux parapluie; il n'a pas de p?re et chez Madame Rosa, les autres gosses s'appellent Mo?se ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il lui peint le visage au Ripolin, l'arrose des parfums qu'il a vol?s et se couche pr?s d'elle pour mourir aussi.

Gary disait " Il me serait tr?s p?nible si on me demandait avec sommation d'employer des mots qui ont d?j? beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie ". Dans La Vie devant soi Gary/Ajar invente un style neuf, dans le genre parl?, familier, mais sans argot, qui ?clate en formules cocasses, incongrues, lapidaires. Des phrases distordues sciemment pour l'effet du rire. C'est pourquoi j'ai choisi de r?sumer ce roman avec les phrases d'Ajar lui-m?me. Cela m'a sembl? devoir mieux rendre toute la sensibilit?, l'?motion que le livre suscite.

" Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'?tais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris ? l'?cole.

La premi?re chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixi?me ? pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'?tait une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle ?tait ?galement juive. Sa sant? n'?tait pas bonne non plus et je peux vous dire aussi d?s le d?but que c'?tait une femme qui aurait m?rit? un ascenseur.

Madame Rosa ?tait n?e en Pologne comme Juive mais elle s'?tait d?fendue au Maroc et en Alg?rie pendant plusieurs ann?es et elle savait l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la premi?re fois. Au d?but je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat ? la fin du mois. Quand je l'ai appris, ?a m'a fait un coup de savoir que j'?tais pay?. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on ?tait quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleur? toute une nuit et c'?tait mon premier grand chagrin.

Au d?but je ne savais pas que je n'avais pas de m?re et je ne savais m?me pas qu'il en fallait une. Madame Rosa ?vitait de m'en parler pour ne pas me donner des id?es. On ?tait tant?t six ou sept tant?t m?me plus l?-dedans. Il y avait chez nous pas mal de m?res qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'?tait toujours pour les autres.

Nous ?tions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se d?fendre l?-bas, elles venaient voir leur m?me avant et apr?s. Il me semblait que tout le monde avait une m?re sauf moi. J'ai commenc? ? avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire venir.

Une nuit j'ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son r?ve, ?a m'a r?veill? et j'ai vu qu'elle se levait. Elle avait la t?te qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une cl? qui ?tait cach?e sous l'armoire. Elle est all?e dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ?a fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'?tait terrible de voir cette Juive qui descendait les ?tages avec des ruses de Sioux comme si c'?tait plein d'ennemis et encore pire. Quand madame Rosa a pris l'escalier de la cave, j'ai cru vraiment qu'elle ?tait devenue macaque et j'ai voulu courir r?veiller le docteur Katz. Mais j'ai continu? de la suivre. La cave ?tait divis?e en plusieurs et une des portes ?tait ouverte. J'ai regard?. Il y avait au milieu un fauteuil rouge compl?tement enfonc?, crasseux et boiteux, et Madame Rosa ?tait assise dedans. Les murs, c'?tait que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer.

Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui br?lait. Il y avait ? ma grande surprise un lit dans un ?tat bon ? jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un r?chaud, des bidons et des bo?tes ? carton pleines de sardines. Madame Rosa est rest?e un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et m?me vainqueur. C'?tait comme si elle avait fait quelque chose de tr?s astucieux et de tr?s fort. Puis elle s'est lev?e et elle s'est mise ? balayer. Je n'y comprenais rien, mais ?a faisait seulement une chose de plus. Quand elle est remont?e, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux.

Madame Rosa avait toujours peur d'?tre tu?e dans son sommeil, comme si ?a pouvait l'emp?cher de dormir. Les gens tiennent ? la vie plus qu'? n'importe quoi, c'est m?me marrant quand on pense ? toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.

Madame Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soir?e ? regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donn? ? moi. Quand on devenait agit?s ou qu'on avait des m?mes ? la journ?e qui ?taient s?rieusement perturb?s, car ?a existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors l?, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ?a ne lui arrivait pas ? la cheville. C'est moi qui ?tais oblig? de faire r?gner l'ordre et ?a me plaisait bien parce que ?a me faisait sup?rieur.

La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle ?tait tranquillis?e c'?tait si on sonnait ? la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. Lorsqu'elle avait trop peur elle d?gringolait jusqu'? la cave comme la premi?re fois. Une fois je lui ai pos? la question – Madame Rosa, qu'est-ce que c'est ici? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit? C'est quoi? Elle a arrang? un peu ses lunettes et elle a souri. – C'est ma r?sidence secondaire, Momo. C'est mon trou juif. C'est l? que je viens me cacher quand j'ai peur. – -Peur de quoi Madame Rosa? – - C'est pas n?cessaire d'avoir des raisons pour avoir peur Momo. Ca, j'ai jamais oubli?, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.

Madame Rosa avait des ennuis de c?ur et c'est moi qui faisait le march? ? cause de l'escalier. Chaque matin, j'?tais heureux de voir que Madame Rosa se r?veillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je devais aussi penser ? mon avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule t?t ou tard, parce que si je restais seul, c'?tait l'Assistance publique sans discuter.

Tout ce que je savais c'est que j'avais s?rement un p?re et une m?re, parce que l?-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats ont cess? d'arriver et qu'elle n'avait pas de raisons d'?tre gentille avec moi j'ai eu tr?s peur. Il faut dire qu'on ?tait dans une sale situation. Madame Rosa allait bient?t ?tre atteinte par la limite d'?ge et elle le savait elle-m?me. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre tr?s jeune, parce qu'apr?s on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.

Un jour que je me promenais j'ai rencontr? Nadine. Elle sentait si bon que j'ai pens? ? Madame Rosa, tellement c'?tait diff?rent. Elle m'a offert une glace ? la vanille et m'a donn? son adresse. Elle m'a dit qu'elle avait des enfants et un mari, elle a ?t? tr?s gentille.

Lorsque je suis rentr? j'ai bien vu que Madame Rosa s'?tait encore d?t?rior?e pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il a dit qu'elle n'avait pas le cancer, mais que c'?tait la s?nilit?, le g?tisme et qu'elle risquait de vivre comme un l?gume pendant encore longtemps.

Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola qui habitait au quatri?me se d?fendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d'y aller elle venait toujours nous donner un coup de main. Parfois elle nous refilait de l'argent et nous faisait la popote go?tant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous ?tes comme rien et personne " et elle ?tait contente. Il y avait aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui ?tait venu en France pour la balayer. Un jour il est all? chercher cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour chasser les mauvais esprits qui s'attaquent ? certaines personnes d?s qu'ils ont un moment de libre.

Un jour on a sonn? ? la porte, je suis all? ouvrir et il y avait l? un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effray?s. Madame Rosa avait toute sa t?te ? elle ce jour l?, et c'est ce qui nous a sauv?s. Le bonhomme nous a dit qu'il s'appelait Kadir Yo?ssef, qu'il ?tait rest? onze ans psychiatrique. Il nous a expliqu? comment il avait tu? sa femme qu'il aimait ? la folie parce qu'il en ?tait jaloux. On l'avait soign? et aujourd'hui il venait chercher son fils Mohammed qu'il avait confi? ? Madame Rosa il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, ? cause des ?motions que ?a allait lui causer. – C'est lui? -Mais Madame Rosa avait toute sa t?te et m?me davantage. Elle s'est ventil?e en silence et puis elle s'est tourn?e vers Mo?se. – -Mo?se dis bonjour ? ton papa. Monsieur Yo?ssef Kadir devint encore plus p?le que possible. – Madame, je suis pers?cut? sans ?tre juif. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'?tre pers?cut?s aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'?tat arabe dans lequel je vous l'ai confi? contre re?u. Je ne veux pas de fils juif sous aucun pr?texte, j'ai assez d'ennuis comme ?a.

Madame Rosa lui a expliqu? qu'il y avait sans doute eu erreur. Elle avait re?u ce jour-l? deux gar?ons dont un dans un ?tat musulman et un autre dans un ?tat juif…et qu'elle avait du se tromper de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu'on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'?tonner qu'il devienne juif et que s'il voulait son fils il fallait qu'il le prenne dans l'?tat dans lequel il se trouvait. Mo?se a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison. – Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame. Il s'est lev?, il a fait un pas vers la porte, il a plac? une main ? gauche l? ou on met le c?ur et il est tomb? par terre comme s'il n'avait plus rien ? dire.

Monsieur Youssef Kadir ?tait compl?tement mort, ? cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus ? se biler. Les fr?res Zaoum l'on transport? sur le palier du quatri?me devant la porte de Monsieur Charmette qui ?tait fran?ais garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.

Moi j'?tais encore compl?tement renvers? ? l'id?e que je venais d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle t?te faire, je me suis m?me regard? dans la glace. Avec Madame Rosa on a essay? de ne pas parler de ce qui venait d'arriver pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis ? ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, apr?s ce qu'elle avait fait pour me garder. On ?tait tout ce qu'on avait au monde et c'?tait toujours ?a de sauv?. Plus tard elle m'a avou? qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m'avait fait croire que j'avais quatre ans de moins.

Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa pour qu'elle aille ? l'h?pital. Moi, j'avais froid aux fesses en ?coutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu'il n'?tait pas possible de se faire avorter ? l'h?pital m?me quand on ?tait ? la torture et qu'ils ?taient capables de vous faire vivre de force, tant que vous ?tiez encore de la barbaque et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La m?decine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour emp?cher que la volont? de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose au monde que j'aie aim?e ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des l?gumes pour faire plaisir ? la m?decine.

Alors j'ai invent? que sa famille venait la chercher pour l'emmener en Isra?l. Le soir j'ai aid? Madame Rosa ? descendre ? la cave pour aller mourir dans son trou juif. J'avais jamais compris pourquoi elle l'avait am?nag? et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait. Maintenant je comprenais.

J'ai mis le matelas ? c?t? d'elle, pour la compagnie mais j'ai pas pu fermer l'?il parce que j'avais peur des rats qui ont une r?putation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Quand je me suis r?veill? Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ?a ne l'a pas int?ress?e. C'?tait un miracle qu'on a pu descendre dans son ?tat.

Je suis rest? ainsi trois semaines ? c?t? du cadavre de Madame Rosa. Quand ils ont enfonc? la porte pour voir d'o? ?a venait et qu'ils m'ont vu couch? ? c?t?, ils se sont mis ? gueuler au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pens? ? gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Ils m'ont transport? ? l'ambulance o? ils ont trouv? dans ma poche le papier avec le nom et l'adresse de Nadine. Ils ont cru qu'elle ?tait quelque chose pour moi. C'est comme ?a qu'elle est arriv?e et qu'elle m'a pris chez elle ? la campagne sans aucune obligation de ma part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque ses m?mes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est m?me all? chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n'en voudrait ? cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.

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Merde, je sentais bien que j'avais dit quelque chose de traviole et pourtant Madame Rosa m'avait souvent répété qu'il fallait un visa russe pour aller en Israël.

– Enfin, vous voyez ce que je yeux dire.

– Tu confonds, mon petit Momo, mais je vois… Alors, ils viennent la chercher?

– Oui, ils ont appris qu'elle n'avait plus sa tête à elle, alors ils vont l'emmener vivre en Israël. Ils prennent l'avion demain.

Le docteur Katz était tout émerveillé, il se caressait la barbe, c'était la meilleure idée que j'aie jamais eue. C'était la première fois que j'avais vraiment quatre ans de plus.

– Ils sont très riches. Ils ont des magasins et ils sont motorisés. Ils…

Je me suis dit merde il ne faut pas en mettre trop.

– … Ils ont tout ce qu'il faut, quoi.

– Tss, tss, fit le docteur Katz en hochant la tête. C'est une bonne nouvelle. La pauvre femme a tellement souffert dans sa vie… Mais pourquoi ne lui ont-ils pas fait signe avant?

– Ils lui écrivaient de venir, mais Madame Rosa elle voulait pas m'abandonner. Madame Rosa et moi, on peut pas sans l'autre. C'est tout ce qu'on a au monde. Elle voulait pas me lâcher. Même maintenant, elle ne veut pas. Encore hier, j'ai dû la supplier. Madame Rosa, allez dans votre famille en Israël. Vous allez mourir tranquillement, ils vont s'occuper de vous, là-bas. Ici, vous êtes rien. Là-bas, vous êtes beaucoup plus.

Le docteur Katz me regardait la bouche ouverte d'étonnement. Il avait même de l'émotion dans les yeux qui s'étaient un peu mouillés.

– C'est la première fois qu'un Arabe envoie un Juif en Israël, dit-il, et il arrivait à peine à parler, parce qu'il avait un choc.

– Elle voulait pas y aller sans moi. Le docteur Katz eut un air pensif.

–  Et vous ne pouvez pas y aller tous les deux?

Ça m'a fait un coup. J'aurais donné n'importe quoi pour aller quelque part.

– Madame Rosa m'a dit qu'elle allait se renseigner là-bas…

J'avais presque plus de voix, tellement je ne savais plus quoi dire.

– Enfin, elle a accepté. Ils viennent aujourd'hui la chercher et demain, ils prennent l'avion.

– Et toi, mon petit Mohammed? Qu'est-ce que tu vas devenir?

– J'ai trouvé quelqu'un ici, en attendant de me faire venir.

– De… quoi?

J'ai plus rien dit. Je m'étais fourré dans le vrai merdier et je ne savais plus comment m'en sortir.

Monsieur Waloumba et tous les siens étaient très contents car ils voyaient bien que j'avais tout arrangé. Moi j'étais assis par terre avec mon parapluie Arthur et je ne savais plus où j'en étais. Je ne savais plus et je n'avais même pas envie de savoir.

Le docteur Katz s'est levé.

– Eh bien, c'est une bonne nouvelle. Madame Rosa peut encore vivre pas mal de temps, même si elle ne le saura plus vraiment. Elle évolue très rapidement. Mais elle aura des moments de conscience et elle sera heureuse de regarder autour d'elle et de voir qu'elle est chez elle. Dis à sa famille de passer me voir, je ne bouge plus, tu sais.

Il me posa la main sur la tête. C'est dingue ce qu'il y a comme personnes qui me mettent la main sur la tête. Ça leur fait du bien.

– Si Madame Rosa reprend conscience avant son départ, tu lui diras que je la félicite.

– C'est ça, je lui dirai mazltov.

Le docteur Katz me regarda avec fierté.

– Tu dois être le seul Arabe au monde à parler yiddish, mon petit Momo.

– Oui, mittornischt zorgen.

Au cas où vous sauriez pas le juif, chez eux ça veut dire; on peut pas se plaindre.

– N'oublie pas de dire à Madame Rosa combien je suis heureux pour elle, répéta le docteur Katz et c'est la dernière fois que je vous parle de lui parce que c'est la vie.

Monsieur Zaoum l'aîné l'attendait poliment à la porte pour le descendre. Monsieur Waloumba et ses tribuns ont couché Madame Rosa sur son lit bien propre et ils sont partis aussi. Moi, j'étais là avec mon parapluie Arthur et mon pardessus et je regardais Madame Rosa couchée sur le dos comme une grosse tortue qui était pas faite pour ça.

– Momo…

J'ai même pas levé la tête.

– Oui, Madame Rosa.

– J'ai tout entendu.

– Je sais, j'ai bien vu quand vous avez regardé.

– Alors, je vais partir en Israël?

Je disais rien. Je baissais la tête pour ne pas la voir car chaque fois qu'on se regardait on se faisait mal.

– Tu as bien fait, mon petit Momo. Tu vas m'aider.

– Bien sûr que je vais vous aider, Madame Rosa, mais encore pas tout de suite.

J'ai même chialé un peu.

Elle a eu une bonne journée et elle a bien dormi mais le lendemain soir ça s'est gâté encore plus quand le gérant est venu parce qu'on n'avait pas payé le loyer depuis des mois. Il nous a dit que c'était honteux de garder en appartement une vieille femme malade avec personne pour s'en occuper et qu'il fallait la mettre dans un asile pour raisons humanitaires. C'était un gros chauve avec des yeux comme des cafards et il est parti en disant qu'il allait téléphoner à l'hôpital de la Pitié pour Madame Rosa et à l'Assistance publique pour moi. Il avait aussi des grosses moustaches qui remuaient. J'ai dégringolé l'escalier et j'ai rattrapé le gérant alors qu'il était déjà dans le café de Monsieur Driss pour téléphoner. Je lui ai dit que la famille de Madame Rosa allait arriver le lendemain pour l'emmener en Israël et que j'allais partir avec elle. Il pourra récupérer l'appartement. J'ai eu une idée géniale et je lui ai dit que la famille de Madame Rosa allait lui payer les trois mois de loyer qu'on lui devait, alors que l'hôpital n'allait rien payer du tout. Je vous jure que les quatre ans que j'avais récupérés ça faisait une différence et maintenant je m'habituais très vite à penser comme il faut. Je lui ai même fait remarquer que s'il mettait Madame Rosa à l'hôpital et moi à l'Assistance il allait avoir tous les Juifs et tous les Arabes de Belleville sur le dos, parce qu'il nous a empêchés de retourner dans la terre de nos ancêtres. Je lui ai mis tout le paquet en lui promettant qu'il allait se retrouver avec ses khlaoui dans la bouche parce que c'est ce que les terroristes juifs font toujours et qu'il n'y a pas plus terrible, sauf mes frères arabes qui luttent pour disposer d'eux-mêmes et rentrer chez eux et qu'avec Madame Rosa et moi il allait avoir ensemble les terroristes juifs et les terroristes arabes sur le dos et qu'il pouvait compter ses couilles. Tout le monde nous regardait et j'étais très content de moi, j'avais vraiment ma forme olympique. J'avais envie de le tuer ce type-là, c'était le désespoir et personne ne m'avait vu comme ça au café. Monsieur Driss écoutait et il a conseillé au gérant de ne pas se mêler des histoires entre Juifs et Arabes car ça pouvait lui coûter cher. Monsieur Driss est tunisien mais ils ont des Arabes là-bas aussi. Le gérant était devenu tout pâle et il nous a dit qu'il ne savait pas qu'on allait rentrer chez nous et qu'il était le premier à se réjouir. Il m'a même demandé si je voulais boire quelque chose.

C'était la première fois qu'on m'offrait à boire comme un homme. J'ai commandé un Coka, je leur ai dit salut et je suis remonté au sixième. Il n'y avait plus de temps à perdre.

J'ai trouvé Madame Rosa dans son état d'habitude, mais je voyais bien qu'elle avait peur et c'est signe d'intelligence. Elle a même prononcé mon nom, comme si elle m'appelait au secours.

– Je suis là, Madame Rosa, je suis là…

Elle essayait de dire quelque chose et ses lèvres bougeaient, sa tête tremblait et elle faisait des efforts pour être une personne humaine. Mais tout ce que ça donnait, c'est que ses yeux devenaient de plus en plus grands et elle restait la bouche ouverte, les mains posées sur les bras du fauteuil à regarder devant elle comme si elle entendait déjà la sonnette…

– Momo…

– Soyez tranquille, Madame Rosa, je vous laisserai pas devenir champion du monde des légumes dans un hôpital…

Je ne sais pas si je vous ai fait savoir que Madame Rosa avait toujours le portrait de Monsieur Hitler sous son lit et quand ça allait très mal, elle le sortait, elle le regardait et ça allait tout de suite mieux. J'ai pris le portrait sous le lit et je l'ai placé sous le nez de Madame Rosa.

– Madame Rosa, Madame Rosa, regardez qui est là…

J'ai dû la secouer. Elle a soupiré un peu, elle a vu le visage de Monsieur Hitler devant elle et elle l'a reconnu tout de suite, elle a même poussé un hurlement, ça l'a ranimée tout à fait et elle a essayé de se lever.

– Dépêchez-vous, Madame Rosa, vite, il faut partir…

– Ils arrivent?

– Pas encore, mais il faut partir d'ici. On va aller en Israël, vous vous souvenez?

Elle commençait à fonctionner, parce que chez les vieux, c'est toujours les souvenirs qui sont les plus forts.

– Aide-moi, Momo…

– Doucement, Madame Rosa, on a le temps, ils ont pas encore téléphoné, mais on peut plus rester ici…

J'ai eu du mal à l'habiller et par-dessus le marché, elle a voulu se faire belle et j'ai dû lui tenir le miroir pendant qu'elle se maquillait. Je ne voyais pas du tout pourquoi elle voulait mettre ce qu'elle avait de mieux, mais la féminité, on peut pas discuter avec ça. Elle avait tout un tas de frusques dans son placard, qui ne ressemblaient à rien de connu, elle les achetait aux Puces quand elle avait du pognon, pas pour les mettre mais pour rêver dessus. La seule chose dans laquelle elle pouvait entrer tout entière c'était son kimono modèle japonais avec des oiseaux, des fleurs et le soleil qui se levait. Il était rouge et orange. Elle a aussi mis sa perruque et elle a encore voulu se regarder dans la glace de l'armoire mais je ne l'ai pas laissé faire, ça valait mieux.

Il était déjà onze heures du soir quand on a pu prendre l'escalier. Jamais j'aurais cru qu'elle allait y arriver. Je ne savais pas combien Madame Rosa avait encore de force en elle pour aller mourir dans son trou juif. Son trou juif, je n'y ai jamais cru. J'avais jamais compris pourquoi elle l'avait aménagé et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait. Maintenant, je comprenais. J'avais pas encore assez vécu pour avoir assez d'expérience et même aujourd'hui que je vous parle, je sais qu'on a beau en baver, il vous reste toujours quelque chose à apprendre.

La minuterie ne marchait pas bien et s'éteignait tout le temps. Au quatrième étage, on a fait du bruit et Monsieur Zidi, qui nous vient d'Oujda, est sorti pour voir. Quand il a aperçu Madame Rosa, il est resté la bouche ouverte comme s'il n'avait jamais vu un kimono modèle japonais et il a vite refermé la porte. Au troisième, on a croisé Monsieur Mimoûn qui vend des cacahuètes et des marrons à Montmartre et qui va bientôt rentrer au Maroc fortune faite. Il s'est arrêté, il a levé les yeux et il a demandé:

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