La vie devant soi
La vie devant soi читать книгу онлайн
C'est ? Belleville, au sixi?me sans ascenseur, chez madame Rosa, une vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y a bien longtemps, " se d?fendait " rue Blondel. Elle a ouvert " une pension sans famille pour les gosses qui sont n?s de travers ", autrement dit un cr?che clandestin o? les dames " qui se d?fendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste, cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux, et qu'il aime de tout son c?ur – presque autant que son " parapluie Arthur ", une poup?e qu'il s'est fabriqu?e avec un vieux parapluie; il n'a pas de p?re et chez Madame Rosa, les autres gosses s'appellent Mo?se ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il lui peint le visage au Ripolin, l'arrose des parfums qu'il a vol?s et se couche pr?s d'elle pour mourir aussi.
Gary disait " Il me serait tr?s p?nible si on me demandait avec sommation d'employer des mots qui ont d?j? beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie ". Dans La Vie devant soi Gary/Ajar invente un style neuf, dans le genre parl?, familier, mais sans argot, qui ?clate en formules cocasses, incongrues, lapidaires. Des phrases distordues sciemment pour l'effet du rire. C'est pourquoi j'ai choisi de r?sumer ce roman avec les phrases d'Ajar lui-m?me. Cela m'a sembl? devoir mieux rendre toute la sensibilit?, l'?motion que le livre suscite.
" Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'?tais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris ? l'?cole.
La premi?re chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixi?me ? pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'?tait une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle ?tait ?galement juive. Sa sant? n'?tait pas bonne non plus et je peux vous dire aussi d?s le d?but que c'?tait une femme qui aurait m?rit? un ascenseur.
Madame Rosa ?tait n?e en Pologne comme Juive mais elle s'?tait d?fendue au Maroc et en Alg?rie pendant plusieurs ann?es et elle savait l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la premi?re fois. Au d?but je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat ? la fin du mois. Quand je l'ai appris, ?a m'a fait un coup de savoir que j'?tais pay?. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on ?tait quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleur? toute une nuit et c'?tait mon premier grand chagrin.
Au d?but je ne savais pas que je n'avais pas de m?re et je ne savais m?me pas qu'il en fallait une. Madame Rosa ?vitait de m'en parler pour ne pas me donner des id?es. On ?tait tant?t six ou sept tant?t m?me plus l?-dedans. Il y avait chez nous pas mal de m?res qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'?tait toujours pour les autres.
Nous ?tions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se d?fendre l?-bas, elles venaient voir leur m?me avant et apr?s. Il me semblait que tout le monde avait une m?re sauf moi. J'ai commenc? ? avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire venir.
Une nuit j'ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son r?ve, ?a m'a r?veill? et j'ai vu qu'elle se levait. Elle avait la t?te qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une cl? qui ?tait cach?e sous l'armoire. Elle est all?e dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ?a fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'?tait terrible de voir cette Juive qui descendait les ?tages avec des ruses de Sioux comme si c'?tait plein d'ennemis et encore pire. Quand madame Rosa a pris l'escalier de la cave, j'ai cru vraiment qu'elle ?tait devenue macaque et j'ai voulu courir r?veiller le docteur Katz. Mais j'ai continu? de la suivre. La cave ?tait divis?e en plusieurs et une des portes ?tait ouverte. J'ai regard?. Il y avait au milieu un fauteuil rouge compl?tement enfonc?, crasseux et boiteux, et Madame Rosa ?tait assise dedans. Les murs, c'?tait que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer.
Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui br?lait. Il y avait ? ma grande surprise un lit dans un ?tat bon ? jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un r?chaud, des bidons et des bo?tes ? carton pleines de sardines. Madame Rosa est rest?e un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et m?me vainqueur. C'?tait comme si elle avait fait quelque chose de tr?s astucieux et de tr?s fort. Puis elle s'est lev?e et elle s'est mise ? balayer. Je n'y comprenais rien, mais ?a faisait seulement une chose de plus. Quand elle est remont?e, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux.
Madame Rosa avait toujours peur d'?tre tu?e dans son sommeil, comme si ?a pouvait l'emp?cher de dormir. Les gens tiennent ? la vie plus qu'? n'importe quoi, c'est m?me marrant quand on pense ? toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.
Madame Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soir?e ? regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donn? ? moi. Quand on devenait agit?s ou qu'on avait des m?mes ? la journ?e qui ?taient s?rieusement perturb?s, car ?a existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors l?, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ?a ne lui arrivait pas ? la cheville. C'est moi qui ?tais oblig? de faire r?gner l'ordre et ?a me plaisait bien parce que ?a me faisait sup?rieur.
La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle ?tait tranquillis?e c'?tait si on sonnait ? la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. Lorsqu'elle avait trop peur elle d?gringolait jusqu'? la cave comme la premi?re fois. Une fois je lui ai pos? la question – Madame Rosa, qu'est-ce que c'est ici? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit? C'est quoi? Elle a arrang? un peu ses lunettes et elle a souri. – C'est ma r?sidence secondaire, Momo. C'est mon trou juif. C'est l? que je viens me cacher quand j'ai peur. – -Peur de quoi Madame Rosa? – - C'est pas n?cessaire d'avoir des raisons pour avoir peur Momo. Ca, j'ai jamais oubli?, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.
Madame Rosa avait des ennuis de c?ur et c'est moi qui faisait le march? ? cause de l'escalier. Chaque matin, j'?tais heureux de voir que Madame Rosa se r?veillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je devais aussi penser ? mon avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule t?t ou tard, parce que si je restais seul, c'?tait l'Assistance publique sans discuter.
Tout ce que je savais c'est que j'avais s?rement un p?re et une m?re, parce que l?-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats ont cess? d'arriver et qu'elle n'avait pas de raisons d'?tre gentille avec moi j'ai eu tr?s peur. Il faut dire qu'on ?tait dans une sale situation. Madame Rosa allait bient?t ?tre atteinte par la limite d'?ge et elle le savait elle-m?me. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre tr?s jeune, parce qu'apr?s on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.
Un jour que je me promenais j'ai rencontr? Nadine. Elle sentait si bon que j'ai pens? ? Madame Rosa, tellement c'?tait diff?rent. Elle m'a offert une glace ? la vanille et m'a donn? son adresse. Elle m'a dit qu'elle avait des enfants et un mari, elle a ?t? tr?s gentille.
Lorsque je suis rentr? j'ai bien vu que Madame Rosa s'?tait encore d?t?rior?e pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il a dit qu'elle n'avait pas le cancer, mais que c'?tait la s?nilit?, le g?tisme et qu'elle risquait de vivre comme un l?gume pendant encore longtemps.
Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola qui habitait au quatri?me se d?fendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d'y aller elle venait toujours nous donner un coup de main. Parfois elle nous refilait de l'argent et nous faisait la popote go?tant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous ?tes comme rien et personne " et elle ?tait contente. Il y avait aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui ?tait venu en France pour la balayer. Un jour il est all? chercher cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour chasser les mauvais esprits qui s'attaquent ? certaines personnes d?s qu'ils ont un moment de libre.
Un jour on a sonn? ? la porte, je suis all? ouvrir et il y avait l? un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effray?s. Madame Rosa avait toute sa t?te ? elle ce jour l?, et c'est ce qui nous a sauv?s. Le bonhomme nous a dit qu'il s'appelait Kadir Yo?ssef, qu'il ?tait rest? onze ans psychiatrique. Il nous a expliqu? comment il avait tu? sa femme qu'il aimait ? la folie parce qu'il en ?tait jaloux. On l'avait soign? et aujourd'hui il venait chercher son fils Mohammed qu'il avait confi? ? Madame Rosa il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, ? cause des ?motions que ?a allait lui causer. – C'est lui? -Mais Madame Rosa avait toute sa t?te et m?me davantage. Elle s'est ventil?e en silence et puis elle s'est tourn?e vers Mo?se. – -Mo?se dis bonjour ? ton papa. Monsieur Yo?ssef Kadir devint encore plus p?le que possible. – Madame, je suis pers?cut? sans ?tre juif. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'?tre pers?cut?s aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'?tat arabe dans lequel je vous l'ai confi? contre re?u. Je ne veux pas de fils juif sous aucun pr?texte, j'ai assez d'ennuis comme ?a.
Madame Rosa lui a expliqu? qu'il y avait sans doute eu erreur. Elle avait re?u ce jour-l? deux gar?ons dont un dans un ?tat musulman et un autre dans un ?tat juif…et qu'elle avait du se tromper de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu'on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'?tonner qu'il devienne juif et que s'il voulait son fils il fallait qu'il le prenne dans l'?tat dans lequel il se trouvait. Mo?se a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison. – Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame. Il s'est lev?, il a fait un pas vers la porte, il a plac? une main ? gauche l? ou on met le c?ur et il est tomb? par terre comme s'il n'avait plus rien ? dire.
Monsieur Youssef Kadir ?tait compl?tement mort, ? cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus ? se biler. Les fr?res Zaoum l'on transport? sur le palier du quatri?me devant la porte de Monsieur Charmette qui ?tait fran?ais garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.
Moi j'?tais encore compl?tement renvers? ? l'id?e que je venais d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle t?te faire, je me suis m?me regard? dans la glace. Avec Madame Rosa on a essay? de ne pas parler de ce qui venait d'arriver pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis ? ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, apr?s ce qu'elle avait fait pour me garder. On ?tait tout ce qu'on avait au monde et c'?tait toujours ?a de sauv?. Plus tard elle m'a avou? qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m'avait fait croire que j'avais quatre ans de moins.
Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa pour qu'elle aille ? l'h?pital. Moi, j'avais froid aux fesses en ?coutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu'il n'?tait pas possible de se faire avorter ? l'h?pital m?me quand on ?tait ? la torture et qu'ils ?taient capables de vous faire vivre de force, tant que vous ?tiez encore de la barbaque et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La m?decine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour emp?cher que la volont? de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose au monde que j'aie aim?e ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des l?gumes pour faire plaisir ? la m?decine.
Alors j'ai invent? que sa famille venait la chercher pour l'emmener en Isra?l. Le soir j'ai aid? Madame Rosa ? descendre ? la cave pour aller mourir dans son trou juif. J'avais jamais compris pourquoi elle l'avait am?nag? et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait. Maintenant je comprenais.
J'ai mis le matelas ? c?t? d'elle, pour la compagnie mais j'ai pas pu fermer l'?il parce que j'avais peur des rats qui ont une r?putation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Quand je me suis r?veill? Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ?a ne l'a pas int?ress?e. C'?tait un miracle qu'on a pu descendre dans son ?tat.
Je suis rest? ainsi trois semaines ? c?t? du cadavre de Madame Rosa. Quand ils ont enfonc? la porte pour voir d'o? ?a venait et qu'ils m'ont vu couch? ? c?t?, ils se sont mis ? gueuler au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pens? ? gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Ils m'ont transport? ? l'ambulance o? ils ont trouv? dans ma poche le papier avec le nom et l'adresse de Nadine. Ils ont cru qu'elle ?tait quelque chose pour moi. C'est comme ?a qu'elle est arriv?e et qu'elle m'a pris chez elle ? la campagne sans aucune obligation de ma part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque ses m?mes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est m?me all? chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n'en voudrait ? cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.
Внимание! Книга может содержать контент только для совершеннолетних. Для несовершеннолетних чтение данного контента СТРОГО ЗАПРЕЩЕНО! Если в книге присутствует наличие пропаганды ЛГБТ и другого, запрещенного контента - просьба написать на почту [email protected] для удаления материала
La vie, c'est pas un truc pour tout le monde.
Je me suis plus arrêté nulle part avant de rentrer, je n'avais qu'une envie, c'était de m'asseoir à côté de Madame Rosa parce qu'elle et moi, au moins, c'était la même merde.
Quand je suis arrivé, j'ai vu une ambulance devant la maison et j'ai cru que c'était foutu et que j'avais plus personne mais c'était pas pour Madame Rosa, c'était pour quelqu'un qui était déjà mort. J'ai eu un tel soulagement que j'aurais chialé si j'avais pas quatre ans de plus. J'avais déjà cru qu'il ne me restait rien. C'est le corps de Monsieur Bouaffa. Monsieur Bouaffa, vous savez, celui dont je ne vous ai pas parlé parce qu'il n'y avait rien à en dire, c'était quelqu'un qui se voyait peu. Il avait eu un truc au cœur et Monsieur Zaoum l'aîné, qui était dehors, m'a dit que personne n'avait remarqué qu'il était mort, il ne recevait jamais de courrier. J'ai jamais été aussi content de le voir mort, je dis pas ça contre lui, bien sûr, je dis ça pour Madame Rosa, ça faisait autant de moins pour elle.
Je suis vite monté, la porte était ouverte, les amis de Monsieur Waloumba étaient partis niais ils avaient laissé de la lumière pour que Madame Rosa se voie. Elle était répandue dans son fauteuil et vous pouvez vous imaginer le plaisir que j'ai eu quand j'ai vu qu'elle avait des larmes qui coulaient parce que ça prouvait qu'elle était vivante. Elle était même un peu secouée de l'intérieur comme chez les personnes qui ont des sanglots.
– Momo… Momo… Momo… c'était tout ce qu'elle avait moyen de dire mais ça m'a suffi.
J'ai couru l'embrasser. Elle sentait pas bon parce qu'elle avait chié et pissé sous elle pour des raisons d'état. Je l'ai embrassée encore plus parce que je ne voulais pas qu'elle s'imagine qu'elle me dégoûtait.
– Momo… Momo…
– Oui, Madame Rosa, c'est moi, vous pouvez compter dessus.
– Momo… J'ai entendu… Ils ont appelé une ambulance… Ils vont venir…
– C'est pas pour vous, Madame Rosa, c'est pour Monsieur Bouaffa qui est déjà mort.
– J'ai peur…
– Je sais. Madame Rosa, ça prouve que vous êtes bien vivante.
– L'ambulance…
Elle avait du mal à parler car les mots ont besoin de muscles pour sortir et chez elle les muscles étaient tout avachis.
– C'est pas pour vous. Vous, ils savent même pas que vous êtes là, je vous le jure sur le Prophète. Khaïrem.
– Ils vont venir, Momo…
– Pas maintenant, Madame Rosa. On vous a pas dénoncée. Vous êtes bien vivante, même que vous avez chié et pissé sous vous, il n'y a que les vivants qui font ça.
Elle a paru un peu rassurée. Je regardais ses yeux, pour ne pas voir le reste. Vous n'allez pas me croire, mais elle avait des yeux de toute beauté, cette vieille Juive. C'est comme les tapis de Monsieur Hamil, quand il disait: «J'ai là des tapis de toute beauté.» Monsieur Hamil croit qu'il n'y a rien de plus beau au monde qu'un beau tapis et que même Allah était assis dessus. Si vous voulez mon avis, Allah est assis sur des tas de trucs.
– C'est vrai que ça pue.
– Ça prouve que ça fonctionne encore à l'intérieur.
– Inch'Allah, dit Madame Rosa. Je vais bientôt mourir.
– Inch'Allah, Madame Rosa.
– Je suis contente de mourir, Momo.
– Nous sommes tous contents pour vous. Madame Rosa. Vous n'avez que des amis, ici. Tout le monde vous veut du bien.
– Mais il ne faut pas les laisser m'emmener à l'hôpital, Momo. A aucun prix, il ne faut pas,
– Vous pouvez être tranquille. Madame Rosa.
– Ils vont me faire vivre de force, à l'hôpital, Momo. Ils ont des lois pour ça. C'est des vraies lois de Nuremberg. Tu ne connais pas ça, tu es trop jeune.
– J'ai jamais été trop jeune pour rien, Madame Rosa.
– Le docteur Katz va me dénoncer à l'hôpital et ils vont venir me chercher.
J'ai rien dit. Si les Juifs commençaient à se dénoncer entre eux, moi j'allais pas m'en mêler. Moi les Juifs je les emmerde, c'est des gens comme tout le monde.
– Ils vont pas me faire avorter à l'hôpital. Je disais toujours rien. Je lui tenais la main.
Comme ça, au moins, je mentais pas.
– Combien de temps ils l'ont fait souffrir, ce champion du monde en Amérique, Momo?
J'ai fait le con.
– Quel champion?
– En Amérique? Je t'ai entendu, tu en parlais avec Monsieur Waloumba.
Merde.
– Madame Rosa, en Amérique, ils ont tous les records du monde, c'est des grands sportifs. En France, à l'Olympique de Marseille, il y a que des étrangers. Ils ont même des Brésiliens et n'importe quoi. Ils vont pas vous prendre. A l'hôpital, je veux dire.
– Tu me jures…
– L'hôpital, tant que je suis là, c'est zobbi, Madame Rosa.
Elle a presque souri. De vous à moi, quand elle sourit, ça la fait pas plus belle, au contraire, parce que ça souligne tout le reste autour. Ce sont surtout les cheveux qui lui manquent. Il lui restait encore trente-deux cheveux sur la tête, comme la dernière fois.
– Madame Rosa, pourquoi vous m'avez menti?
Elle parut sincèrement étonnée.
– Moi? Je t'ai menti?
– Pourquoi vous m'avez dit que j'avais dix ans alors que j'en ai quatorze?
Vous allez pas me croire, mais elle a rougi un peu,
– J'avais peur que tu me quittes, Momo, alors je t'ai un peu diminué. Tu as toujours été mon petit homme. J'en ai jamais vraiment aimé un autre. Alors, je comptais les années et j'avais peur. Je ne voulais pas que tu deviennes grand trop vite. Excuse-moi.
Du coup, je l'ai embrassée, j'ai gardé sa main dans la mienne et je lui ai passé un bras autour des épaules comme si elle était une femme. Après, Madama Lola est venue avec l'aîné des Zaoum et on l'a soulevée, on l'a déshabillée, on l'a étendue par terre et on l'a lavée. Madame Lola lui a versé du parfum partout, on lui a mis sa perruque et son kimono, et on l'a étendue dans son lit bien propre et ça faisait plaisir à voir.
Mais Madame Rosa se gâtait de plus en plus et je ne peux pas vous dire combien c'est injuste quand on est en vie uniquement parce qu'on souffre. Son organisme ne valait plus rien et quand ce n'était pas une chose, c'était l'autre. C'est toujours le vieux sans défense qu'on attaque, c'est plus facile et Madame Rosa était victime de cette criminalité. Tous ses morceaux étaient mauvais, le cœur, le foie, le rein, le bronche, il n'y en avait pas un qui était de bonne qualité. On n'avait plus qu'elle et moi à la maison et dehors, à part Madame Lola, il n'y avait personne. Tous les matins je faisais faire de la marche à pied à Madame Rosa pour la dégourdir et elle allait de la porte à la fenêtre et retour, appuyée sur mon épaule pour ne pas se rouiller complètement. Je lui mettais pour la marche un disque juif qu'elle aimait bien et qui était moins triste que d'habitude. Les Juifs ont toujours le disque triste, je ne sais pas pourquoi. C'est leur folklore qui veut ça. Madame Rosa disait souvent que tous ses malheurs venaient des Juifs et que si elle n'avait pas été juive, elle n'aurait pas eu le dixième des emmerdements qu'elle avait eus.
Monsieur Charmette avait fait livrer une couronne mortuaire car il ne savait pas que c'était Monsieur Bouaffa qui était mort, il croyait que c'était Madame Rosa comme tout le monde le souhaitait pour son bien et Madame Rosa était contente parce que ça lui donnait de l'espoir, et aussi c'était la première fois que quelqu'un lui envoyait des fleurs. Les frères de tribu de Monsieur Waloumba ont apporté des bananes, des poulets, des mangues, du riz, comme c'est l'habitude chez eux quand il y aura un heureux événement dans la famille. On faisait tous croire à Madame Rosa que c'était bientôt fini et elle avait moins peur. Il y a eu aussi le père André qui lui a fait une visite, le curé catholique des foyers africains autour de la rue Bisson, mais il n'était pas venu faire le curé, il était simplement venu. Il n'a pas fait des avances à Madame Rosa, il est resté très correct. Nous aussi on lui a rien dit car Dieu, vous savez comment c'est avec Lui. Il fait ce qu'il veut parce qu'il a la force pour Lui.
Le père André est mort depuis d'un décrochement du cœur mais je pense que ce n'était pas personnel, c'est les autres qui lui ont fait ça. Je ne vous en ai pas parlé plus tôt parce qu'on n'était pas tellement de son ressort, Madame Rosa et moi. On l'avait envoyé à Belleville comme nécessaire pour s'occuper des travailleurs catholiques africains et nous on n'était ni l'un ni l'autre. Il était très doux et avait toujours un air un peu coupable, comme s'il savait bien qu'il y avait des reproches à faire. Je vous en dis un mot parce que c'était un brave homme et quand il est mort ça m'a laissé un bon souvenir.
Le père André avait l'air d'être là pour un moment et je suis descendu dans la rue aux nouvelles, à cause d'une sale histoire qui était arrivée. Les mecs, pour l'héroïne, disent tous «la merde» et il y a eu un môme de huit ans qui avait entendu que les mecs se faisaient des piqûres de merde et que c'était le pied et il avait chié sur un journal et il s'était foutu une piqûre de vraie merde, croyant que c'était la bonne, et il en est mort. On avait même embarqué le Mahoute et encore deux autre Jules parce qu'ils l'avaient mal informé, mais moi je trouve qu'ils étaient pas obligés d'apprendre à un môme de huit ans à se piquer.
Quand je suis remonté, j'ai trouvé avec le père André le rabbin de la rue des Chaumes, à côté de l'épicerie kasher de Monsieur Rubin, qui avait sans doute appris qu'il y avait un curé qui rôdait autour de Madame Rosa et qui a eu peur qu'elle fasse une mort chrétienne. Il n'avait jamais mis les pieds chez nous vu qu'il connaissait Madame Rosa depuis qu'elle était pute. Le père André et le rabbin, qui avait un autre nom mais je ne m'en souviens pas, ne voulaient pas donner le signal du départ et ils restaient là sur deux chaises à côté du lit avec Madame Rosa. Ils ont même parlé de la guerre du Vietnam parce que c'était un terrain neutre.
Madame Rosa a fait une bonne nuit mais moi je n'ai pas pu dormir et je suis resté les yeux ouverts dans le noir à penser à quelque chose de différent et je ne savais pas du tout ce que ça pouvait être.
Le lendemain matin le docteur Katz est venu donner à Madame Rosa un examen périodique et cette fois, quand on est sorti dans l'escalier, j'ai tout de suite senti que le malheur allait frapper à notre porte.
– Il faut la transporter à l'hôpital. Elle ne peut pas rester ici. Je vais appeler l'ambulance.