La vie devant soi
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C'est ? Belleville, au sixi?me sans ascenseur, chez madame Rosa, une vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y a bien longtemps, " se d?fendait " rue Blondel. Elle a ouvert " une pension sans famille pour les gosses qui sont n?s de travers ", autrement dit un cr?che clandestin o? les dames " qui se d?fendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste, cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux, et qu'il aime de tout son c?ur – presque autant que son " parapluie Arthur ", une poup?e qu'il s'est fabriqu?e avec un vieux parapluie; il n'a pas de p?re et chez Madame Rosa, les autres gosses s'appellent Mo?se ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il lui peint le visage au Ripolin, l'arrose des parfums qu'il a vol?s et se couche pr?s d'elle pour mourir aussi.
Gary disait " Il me serait tr?s p?nible si on me demandait avec sommation d'employer des mots qui ont d?j? beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie ". Dans La Vie devant soi Gary/Ajar invente un style neuf, dans le genre parl?, familier, mais sans argot, qui ?clate en formules cocasses, incongrues, lapidaires. Des phrases distordues sciemment pour l'effet du rire. C'est pourquoi j'ai choisi de r?sumer ce roman avec les phrases d'Ajar lui-m?me. Cela m'a sembl? devoir mieux rendre toute la sensibilit?, l'?motion que le livre suscite.
" Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'?tais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris ? l'?cole.
La premi?re chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixi?me ? pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'?tait une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle ?tait ?galement juive. Sa sant? n'?tait pas bonne non plus et je peux vous dire aussi d?s le d?but que c'?tait une femme qui aurait m?rit? un ascenseur.
Madame Rosa ?tait n?e en Pologne comme Juive mais elle s'?tait d?fendue au Maroc et en Alg?rie pendant plusieurs ann?es et elle savait l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la premi?re fois. Au d?but je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat ? la fin du mois. Quand je l'ai appris, ?a m'a fait un coup de savoir que j'?tais pay?. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on ?tait quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleur? toute une nuit et c'?tait mon premier grand chagrin.
Au d?but je ne savais pas que je n'avais pas de m?re et je ne savais m?me pas qu'il en fallait une. Madame Rosa ?vitait de m'en parler pour ne pas me donner des id?es. On ?tait tant?t six ou sept tant?t m?me plus l?-dedans. Il y avait chez nous pas mal de m?res qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'?tait toujours pour les autres.
Nous ?tions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se d?fendre l?-bas, elles venaient voir leur m?me avant et apr?s. Il me semblait que tout le monde avait une m?re sauf moi. J'ai commenc? ? avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire venir.
Une nuit j'ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son r?ve, ?a m'a r?veill? et j'ai vu qu'elle se levait. Elle avait la t?te qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une cl? qui ?tait cach?e sous l'armoire. Elle est all?e dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ?a fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'?tait terrible de voir cette Juive qui descendait les ?tages avec des ruses de Sioux comme si c'?tait plein d'ennemis et encore pire. Quand madame Rosa a pris l'escalier de la cave, j'ai cru vraiment qu'elle ?tait devenue macaque et j'ai voulu courir r?veiller le docteur Katz. Mais j'ai continu? de la suivre. La cave ?tait divis?e en plusieurs et une des portes ?tait ouverte. J'ai regard?. Il y avait au milieu un fauteuil rouge compl?tement enfonc?, crasseux et boiteux, et Madame Rosa ?tait assise dedans. Les murs, c'?tait que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer.
Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui br?lait. Il y avait ? ma grande surprise un lit dans un ?tat bon ? jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un r?chaud, des bidons et des bo?tes ? carton pleines de sardines. Madame Rosa est rest?e un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et m?me vainqueur. C'?tait comme si elle avait fait quelque chose de tr?s astucieux et de tr?s fort. Puis elle s'est lev?e et elle s'est mise ? balayer. Je n'y comprenais rien, mais ?a faisait seulement une chose de plus. Quand elle est remont?e, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux.
Madame Rosa avait toujours peur d'?tre tu?e dans son sommeil, comme si ?a pouvait l'emp?cher de dormir. Les gens tiennent ? la vie plus qu'? n'importe quoi, c'est m?me marrant quand on pense ? toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.
Madame Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soir?e ? regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donn? ? moi. Quand on devenait agit?s ou qu'on avait des m?mes ? la journ?e qui ?taient s?rieusement perturb?s, car ?a existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors l?, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ?a ne lui arrivait pas ? la cheville. C'est moi qui ?tais oblig? de faire r?gner l'ordre et ?a me plaisait bien parce que ?a me faisait sup?rieur.
La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle ?tait tranquillis?e c'?tait si on sonnait ? la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. Lorsqu'elle avait trop peur elle d?gringolait jusqu'? la cave comme la premi?re fois. Une fois je lui ai pos? la question – Madame Rosa, qu'est-ce que c'est ici? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit? C'est quoi? Elle a arrang? un peu ses lunettes et elle a souri. – C'est ma r?sidence secondaire, Momo. C'est mon trou juif. C'est l? que je viens me cacher quand j'ai peur. – -Peur de quoi Madame Rosa? – - C'est pas n?cessaire d'avoir des raisons pour avoir peur Momo. Ca, j'ai jamais oubli?, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.
Madame Rosa avait des ennuis de c?ur et c'est moi qui faisait le march? ? cause de l'escalier. Chaque matin, j'?tais heureux de voir que Madame Rosa se r?veillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je devais aussi penser ? mon avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule t?t ou tard, parce que si je restais seul, c'?tait l'Assistance publique sans discuter.
Tout ce que je savais c'est que j'avais s?rement un p?re et une m?re, parce que l?-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats ont cess? d'arriver et qu'elle n'avait pas de raisons d'?tre gentille avec moi j'ai eu tr?s peur. Il faut dire qu'on ?tait dans une sale situation. Madame Rosa allait bient?t ?tre atteinte par la limite d'?ge et elle le savait elle-m?me. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre tr?s jeune, parce qu'apr?s on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.
Un jour que je me promenais j'ai rencontr? Nadine. Elle sentait si bon que j'ai pens? ? Madame Rosa, tellement c'?tait diff?rent. Elle m'a offert une glace ? la vanille et m'a donn? son adresse. Elle m'a dit qu'elle avait des enfants et un mari, elle a ?t? tr?s gentille.
Lorsque je suis rentr? j'ai bien vu que Madame Rosa s'?tait encore d?t?rior?e pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il a dit qu'elle n'avait pas le cancer, mais que c'?tait la s?nilit?, le g?tisme et qu'elle risquait de vivre comme un l?gume pendant encore longtemps.
Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola qui habitait au quatri?me se d?fendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d'y aller elle venait toujours nous donner un coup de main. Parfois elle nous refilait de l'argent et nous faisait la popote go?tant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous ?tes comme rien et personne " et elle ?tait contente. Il y avait aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui ?tait venu en France pour la balayer. Un jour il est all? chercher cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour chasser les mauvais esprits qui s'attaquent ? certaines personnes d?s qu'ils ont un moment de libre.
Un jour on a sonn? ? la porte, je suis all? ouvrir et il y avait l? un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effray?s. Madame Rosa avait toute sa t?te ? elle ce jour l?, et c'est ce qui nous a sauv?s. Le bonhomme nous a dit qu'il s'appelait Kadir Yo?ssef, qu'il ?tait rest? onze ans psychiatrique. Il nous a expliqu? comment il avait tu? sa femme qu'il aimait ? la folie parce qu'il en ?tait jaloux. On l'avait soign? et aujourd'hui il venait chercher son fils Mohammed qu'il avait confi? ? Madame Rosa il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, ? cause des ?motions que ?a allait lui causer. – C'est lui? -Mais Madame Rosa avait toute sa t?te et m?me davantage. Elle s'est ventil?e en silence et puis elle s'est tourn?e vers Mo?se. – -Mo?se dis bonjour ? ton papa. Monsieur Yo?ssef Kadir devint encore plus p?le que possible. – Madame, je suis pers?cut? sans ?tre juif. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'?tre pers?cut?s aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'?tat arabe dans lequel je vous l'ai confi? contre re?u. Je ne veux pas de fils juif sous aucun pr?texte, j'ai assez d'ennuis comme ?a.
Madame Rosa lui a expliqu? qu'il y avait sans doute eu erreur. Elle avait re?u ce jour-l? deux gar?ons dont un dans un ?tat musulman et un autre dans un ?tat juif…et qu'elle avait du se tromper de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu'on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'?tonner qu'il devienne juif et que s'il voulait son fils il fallait qu'il le prenne dans l'?tat dans lequel il se trouvait. Mo?se a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison. – Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame. Il s'est lev?, il a fait un pas vers la porte, il a plac? une main ? gauche l? ou on met le c?ur et il est tomb? par terre comme s'il n'avait plus rien ? dire.
Monsieur Youssef Kadir ?tait compl?tement mort, ? cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus ? se biler. Les fr?res Zaoum l'on transport? sur le palier du quatri?me devant la porte de Monsieur Charmette qui ?tait fran?ais garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.
Moi j'?tais encore compl?tement renvers? ? l'id?e que je venais d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle t?te faire, je me suis m?me regard? dans la glace. Avec Madame Rosa on a essay? de ne pas parler de ce qui venait d'arriver pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis ? ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, apr?s ce qu'elle avait fait pour me garder. On ?tait tout ce qu'on avait au monde et c'?tait toujours ?a de sauv?. Plus tard elle m'a avou? qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m'avait fait croire que j'avais quatre ans de moins.
Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa pour qu'elle aille ? l'h?pital. Moi, j'avais froid aux fesses en ?coutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu'il n'?tait pas possible de se faire avorter ? l'h?pital m?me quand on ?tait ? la torture et qu'ils ?taient capables de vous faire vivre de force, tant que vous ?tiez encore de la barbaque et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La m?decine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour emp?cher que la volont? de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose au monde que j'aie aim?e ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des l?gumes pour faire plaisir ? la m?decine.
Alors j'ai invent? que sa famille venait la chercher pour l'emmener en Isra?l. Le soir j'ai aid? Madame Rosa ? descendre ? la cave pour aller mourir dans son trou juif. J'avais jamais compris pourquoi elle l'avait am?nag? et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait. Maintenant je comprenais.
J'ai mis le matelas ? c?t? d'elle, pour la compagnie mais j'ai pas pu fermer l'?il parce que j'avais peur des rats qui ont une r?putation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Quand je me suis r?veill? Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ?a ne l'a pas int?ress?e. C'?tait un miracle qu'on a pu descendre dans son ?tat.
Je suis rest? ainsi trois semaines ? c?t? du cadavre de Madame Rosa. Quand ils ont enfonc? la porte pour voir d'o? ?a venait et qu'ils m'ont vu couch? ? c?t?, ils se sont mis ? gueuler au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pens? ? gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Ils m'ont transport? ? l'ambulance o? ils ont trouv? dans ma poche le papier avec le nom et l'adresse de Nadine. Ils ont cru qu'elle ?tait quelque chose pour moi. C'est comme ?a qu'elle est arriv?e et qu'elle m'a pris chez elle ? la campagne sans aucune obligation de ma part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque ses m?mes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est m?me all? chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n'en voudrait ? cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.
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Je n'osais pas appeler le docteur Katz ou même les voisins, j'étais sûr que cette fois on allait nous séparer. Je suis resté assis à côté d'elle autant que c'est possible sans aller pisser ou manger un morceau. Je voulais être là quand elle allait revenir pour être la première chose qu'elle verrait. Je mettais la main sur sa poitrine et je sentais son cœur, malgré tous les kilos qui nous séparaient. Le Nègre est venu, parce qu'il ne me voyait plus nulle part et il a regardé Madame Rosa longuement, en fumant une cigarette. Puis il a fouillé dans sa poche et il m'a donné un numéro imprimé. C'était marqué Enlèvement gratuit gros objets tél. 278 78 78.
Et puis il m'a tapé sur l'épaule et il est parti.
Le deuxième jour j'ai couru chercher Madame Lola et elle est montée avec des disques pop qui gueulaient le plus, Madame Lola disait qu'ils réveillaient les morts, mais ça n'a rien donné. C'était le légume que le docteur Katz avait annoncé dès le début et Madame Lola était tellement émue de voir sa copine dans cet état qu'elle n'est pas allée au bois de Boulogne la première nuit, malgré le préjudice qu'elle subissait. Ce Sénégalais était une véritable personne humaine et un jour j'irai la voir.
On a dû laisser la Juive dans son fauteuil. Même Madame Lola, malgré ses années dans le ring, ne pouvait pas la soulever.
Le plus triste avec les personnes qui s'en vont de la tête est qu'on ne sait pas combien ça va durer. Le docteur Katz m'avait dit que le record du monde, c'était un Américain qui le détenait avec dix-sept ans et des poussières, mais pour ça, il faut des soigneurs et des installations spéciales qui font du goutte-à-goutte. C'était terrible de penser que Madame Rosa allait peut-être devenir champion du monde, car elle en avait déjà assez comme ça et la dernière chose qui l'intéressait c'était de battre les records.
Madame Lola était gentille comme je n'en ai pas connu beaucoup. Elle a toujours voulu avoir des enfants mais je vous ai déjà expliqué qu'elle n'était pas équipée pour ça, comme beaucoup de travestites qui ne sont pas de ce côté-là en règle avec les lois de la nature. Elle m'a promis de s'occuper de moi, elle m'a pris sur ses genoux et elle m'a chanté des berceuses pour enfants du Sénégal. En France il y en a aussi, mais je n'en avais jamais entendu parce que je n'ai jamais été un bébé, j'avais toujours d'autres soucis en tête. Je me suis excusé, j'avais déjà quatorze ans et on ne pouvait pas jouer à la poupée avec moi, ça faisait bizarre. Puis elle est partie se préparer pour son travail et Monsieur Waloumba a fait monter la garde autour de Madame Rosa par sa tribu et ils ont même cuit un mouton entier qu'on a mangé en pique-nique assis par terre autour d'elle. C'était sympa, on avait l'impression d'être dans la nature.
On a essayé de nourrir Madame Rosa en lui mâchant d'abord la viande, mais elle restait avec les morceaux à moitié dans la bouche et à moitié dehors à regarder tout ce qu'elle ne voyait pas de ses bons yeux juifs. Ça n'avait pas d'importance parce qu'elle avait assez de graisse sur elle pour la nourrir et même pour nourrir toute la tribu de Monsieur Waloumba, mais c'est fini ce temps-là, ils ne mangent plus les autres. Finalement, comme la bonne humeur régnait et qu'ils ont bu de l'alcool de palme, ils se sont mis à danser et à faire de la musique autour de Madame Rosa. Les voisins ne se plaignaient pas pour le bruit parce que ce ne sont pas des gens qui se plaignent et il n'y en avait pas un qui n'avait pas des papiers en règle. Monsieur Waloumba a fait boire à Madame Rosa un peu d'alcool de palme qu'on achète rue Bisson dans le magasin de Monsieur Somgo avec des noix de cola qui sont également indispensables, surtout en cas de mariage. Il paraît que l'alcool de palme était bon pour Madame Rosa car il monte à la tête et ouvre les voies de circulation, mais ça n'a rien donné du tout, sauf qu'elle est devenue un peu rouge. Monsieur Waloumba disait que le plus important était de faire beaucoup de tam-tam pour éloigner la mort qui devait déjà être là et qui avait une peur bleue des tam-tams, pour des raisons à elle. Les tam-tams sont des petits tambours qu'on frappe avec les mains et ça a duré toute la nuit.
Le deuxième jour, j'étais sûr que Madame Rosa était partie pour battre le record du monde et qu'on ne pouvait pas éviter l'hôpital où ils allaient faire tout leur possible. Je suis sorti et j'ai marché dans les rues en pensant à Dieu et à des choses comme ça, car j'avais envie de sortir encore plus.
Je suis allé d'abord rue de Ponthieu, dans cette salle où ils ont des moyens pour faire reculer le monde. J'avais aussi envie de revoir la môme blonde et jolie qui sentait frais dont je vous ai parlé, je crois, vous savez, celle qui s'appelait Nadine ou comment déjà. C'était peut-être pas très gentil pour Madame Rosa, mais qu'est-ce que vous voulez. J'étais dans un tel état de manque que je ne sentais même pas les quatre ans de plus que j'avais gagnés, c'était comme si j'en avais toujours dix, je n'avais pas encore la force de l'habitude.
Bon, vous n'allez pas me croire si je vous disais qu'elle était là à m'attendre, dans cette salle, je ne suis pas le genre de mec qu'on attend. Mais elle était là et j'ai presque senti le goût de la glace à la vanille qu'elle m'avait payée.
Elle ne m'a pas vu entrer, elle était en train de dire des mots d'amour au micro, et ce sont là des choses qui vous occupent. Sur l'écran, il y avait une bonne femme qui remuait les lèvres mais c'était l'autre, la mienne, qui disait tout à sa place. C'est elle qui lui donnait sa voix. C'est technique.
Je me suis mis dans un coin et j'ai attendu. J'étais dans un tel état de manque que j'aurais pleuré, si je n'avais pas quatre ans de plus. Même comme ça, j'étais obligé de me retenir. La lumière s'est allumée et la môme m'a aperçu. Il ne faisait pas très clair dans la salle, mais elle a tout de suite vu qui j'étais et là c'est parti d'un seul coup et j'ai pas pu me retenir.
– Mohammed!
Elle a couru vers moi comme si j'étais quelqu'un et m'a mis le bras autour des épaules. Les autres me regardaient parce que c'est un nom arabe.
– Mohammed! Qu'est-ce qu'il y a? Pourquoi pleures-tu? Mohammed!
J'aimais pas tellement qu'elle m'appelle Mohammed parce que ça fait beaucoup plus loin que Momo mais à quoi bon.
– Mohammed! Parle-moi! Qu'est-ce qu'il y a?
Vous pensez comme c'était facile de lui dire. Il n'y avait même pas par où commencer. J'ai avalé un grand coup.
– Il y a… il y a rien.
– Écoute, j'ai fini mon travail, on va aller chez moi et tu vas tout me raconter.
Elle a couru chercher son imper et on est parti dans sa voiture. Elle se tournait vers moi de temps en temps pour me sourire. Elle sentait tellement bon que c'était difficile de croire. Elle voyait bien que j'étais pas dans ma forme olympique, j'avais même le hoquet, elle ne disait rien parce que à quoi bon, parfois seulement elle nie mettait la main sur la joue grâce à un feu rouge, ce qui fait toujours du bien dans ces cas-là. On est arrivé devant son adresse rue Saint-Honoré et elle a fait entrer sa bagnole dans la cour.
Nous sommes montés chez elle et là il y avait un mec que je connaissais pas. Un grand, avec des longs cheveux et des lunettes qui m'a serré la main et n'a rien dit, comme si c'était naturel. Il était plutôt jeune et ne devait pas avoir deux ou trois fois plus que moi. J'ai regardé pour voir si les deux mômes blonds qu'ils avaient déjà n'allaient pas sortir pour me dire qu'on n'avait pas besoin de moi mais il y avait seulement un chien qui n'était pas méchant non plus.
Ils ont commencé à parler entre eux en anglais dans une langue que je ne connaissais pas et puis je fus servi de thé avec des sandwiches qui étaient vachement bons et je me suis régalé. Ils m'ont laissé bouffer comme s'il n'y avait que ça à faire et puis le mec m'a parlé un peu pour savoir si ça allait mieux et j'ai fait un effort pour dire Quelque chose mais il y en avait tellement et tellement que j'arrivais même pas à bien respirer et j'avais le hoquet et de l'asthme comme Madame Rosa, parce que c'est contagieux, l'asthme.
Je suis bien resté muet comme une carpe à la juive pendant une demi-heure avec le hoquet et j'ai entendu le mec dire que j'étais en état de choc, ce qui m'a fait plaisir parce que ça avait l'air de les intéresser. Après, je me suis levé, je leur ai dit que j'étais obligé de rentrer vu qu'il y avait une vieille personne en état de manque qui avait besoin de moi mais la môme qui s'appelait Nadine est allée à la cuisine et elle est revenue avec une glace à la vanille qui était la plus belle chose que j'aie jamais mangée dans ma putain de vie, je vous le dis comme je le pense.
On a causé un peu, après ça, parce que j'étais bien. Quand je leur ai expliqué que la personne humaine était une vieille Juive en état de manque qui était partie pour battre le record du monde toutes catégories et ce que le docteur Katz m'a expliqué sur les légumes, ils ont prononcé des mots que j'avais déjà entendus comme sénilité et sclérose cérébrale et j'étais content parce que je parlais de Madame Rosa et ça me fait toujours plaisir. Je leur ai expliqué que Madame Rosa était une ancienne pute qui était revenue comme déportée dans les foyers juifs en Allemagne et qui avait ouvert un clandé pour enfants de putes qu'on peut faire chanter avec la déchéance paternelle pour prostitution illicite et qui sont obligées de planquer leurs mômes car il y a des voisins qui sont des salauds et peuvent toujours vous dénoncer à l'Assistance publique. Je ne sais pas pourquoi ça me faisait brusquement du bien de leur parler, j'étais bien assis dans un fauteuil et le mec m'a même offert une cigarette et du feu avec son briquet et il m'écou-tait comme si j'avais de l'importance. Ce n'est pas pour dire, mais je voyais bien que je leur faisais de l'effet. Je me suis même emballé et j'arrivais plus à m'arrêter tellement j'avais envie de tout sortir mais là évidemment c'est pas possible parce que je suis pas Monsieur Victor Hugo, je ne suis pas encore équipé pour ça. Ça sortait un peu de tous les côtés à la fois parce que je commençais toujours par la fin des haricots, avec Madame Rosa en état de manque et mon père qui avait tué ma mère parce qu'il était psychiatrique, mais il faut vous dire que j'ai jamais su où ça commence et où ça finit parce qu'à mon avis ça ne fait que continuer. Ma mère s'appelait Aïcha et se défendait avec son cul et se faisait jusqu'à vingt passes par jour avant de se faire tuer dans une crise de folie mais c'était pas sûr que j'étais héréditaire, Monsieur Kadir Yoûs-sef ne pouvait pas jurer qu'il était mon père. Le mec de Madame Nadine s'appelait Ramon et il m'a dit qu'il était un peu médecin et qu'il croyait pas beaucoup à l'héritage et que je devais pas y compter. Il m'a rallumé ma cigarette avec son briquet et m'a dit que les enfants de putes, c'est plutôt mieux qu'autre chose parce qu'on peut se choisir un père qu'on veut, on est pas obligé. Il m'a dit qu'il y avait beaucoup d'accidents de naissance qui ont très bien tourné plus tard et qui ont donné des mecs valables. Je lui ai dit d'accord, quand on est là on est là, c'est pas comme dans la salle de projection de Madame Nadine où on peut tout mettre en marche arrière et retourner chez sa mère à l'intérieur, mais ce qu'il y a de dégueulasse c'est qu'il est pas permis d'avorter les vieilles personnes comme Madame Rosa qui en ont ralbol. Ça me faisait vraiment du bien de leur parler parce qu'il me semblait que c'était arrivé moins, une fois que je l'avais sorti. Ce mec qui s'appelait Ramon et qui n'avait pas du tout une sale gueule, s'occupait beaucoup de sa pipe pendant que je causais, mais je voyais bien que c'était moi qui l'intéressais. J'avais seulement peur que la môme Nadine ne nous laisse seuls avec lui vu que sans elle, ça aurait pas été la même chose comme sympathie. Elle avait un sourire qui était tout à fait pour moi. Quand je leur ai dit comment j'avais eu quatorze ans d'un seul coup alors que j'en avais dix encore la veille, j'ai encore marqué un point, tellement ils étaient intéressés. Je ne pouvais plus m'arrêter, tellement je les intéressais. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour les intéresser encore plus et pour qu'ils sentent qu'avec moi, ils faisaient une affaire.
