La vie devant soi
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C'est ? Belleville, au sixi?me sans ascenseur, chez madame Rosa, une vieille Juive qui a connu Auschwitz, et qui autrefois, il y a bien longtemps, " se d?fendait " rue Blondel. Elle a ouvert " une pension sans famille pour les gosses qui sont n?s de travers ", autrement dit un cr?che clandestin o? les dames " qui se d?fendent " abandonnent plus ou moins leurs rejetons de toutes les couleurs. Momo, dix ans ou alentour, raconte sa vie chez Madame Rosa et son amour pour la seule maman qui lui reste, cette ancienne respectueuse, grosse, virile, laide, sans cheveux, et qu'il aime de tout son c?ur – presque autant que son " parapluie Arthur ", une poup?e qu'il s'est fabriqu?e avec un vieux parapluie; il n'a pas de p?re et chez Madame Rosa, les autres gosses s'appellent Mo?se ou Banania. Lorsque Madame Rosa meurt, il lui peint le visage au Ripolin, l'arrose des parfums qu'il a vol?s et se couche pr?s d'elle pour mourir aussi.
Gary disait " Il me serait tr?s p?nible si on me demandait avec sommation d'employer des mots qui ont d?j? beaucoup couru, dans le sens courant, sans trouver de sortie ". Dans La Vie devant soi Gary/Ajar invente un style neuf, dans le genre parl?, familier, mais sans argot, qui ?clate en formules cocasses, incongrues, lapidaires. Des phrases distordues sciemment pour l'effet du rire. C'est pourquoi j'ai choisi de r?sumer ce roman avec les phrases d'Ajar lui-m?me. Cela m'a sembl? devoir mieux rendre toute la sensibilit?, l'?motion que le livre suscite.
" Je m'appelle Mohammed mais tout le monde m'appelle Momo pour faire plus petit. Pendant longtemps je n'ai pas su que j'?tais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris ? l'?cole.
La premi?re chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixi?me ? pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'?tait une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle ?tait ?galement juive. Sa sant? n'?tait pas bonne non plus et je peux vous dire aussi d?s le d?but que c'?tait une femme qui aurait m?rit? un ascenseur.
Madame Rosa ?tait n?e en Pologne comme Juive mais elle s'?tait d?fendue au Maroc et en Alg?rie pendant plusieurs ann?es et elle savait l'arabe comme vous et moi. Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la premi?re fois. Au d?but je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat ? la fin du mois. Quand je l'ai appris, ?a m'a fait un coup de savoir que j'?tais pay?. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on ?tait quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai pleur? toute une nuit et c'?tait mon premier grand chagrin.
Au d?but je ne savais pas que je n'avais pas de m?re et je ne savais m?me pas qu'il en fallait une. Madame Rosa ?vitait de m'en parler pour ne pas me donner des id?es. On ?tait tant?t six ou sept tant?t m?me plus l?-dedans. Il y avait chez nous pas mal de m?res qui venaient une ou deux fois par semaine mais c'?tait toujours pour les autres.
Nous ?tions presque tous des enfants de putes chez madame Rosa, et quand elles partaient plusieurs mois en province pour se d?fendre l?-bas, elles venaient voir leur m?me avant et apr?s. Il me semblait que tout le monde avait une m?re sauf moi. J'ai commenc? ? avoir des crampes d'estomac et des convulsions pour la faire venir.
Une nuit j'ai entendu que Madame Rosa gueulait dans son r?ve, ?a m'a r?veill? et j'ai vu qu'elle se levait. Elle avait la t?te qui tremblait et des yeux comme si elle voyait quelque chose. Puis elle est sortie du lit, elle a mis son peignoir et une cl? qui ?tait cach?e sous l'armoire. Elle est all?e dans l'escalier et elle l'a descendu. Je l'ai suivie. Je ne savais pas du tout ce qui se passait, encore moins que d'habitude, et ?a fait toujours encore plus peur. J'avais les genoux qui tremblaient et c'?tait terrible de voir cette Juive qui descendait les ?tages avec des ruses de Sioux comme si c'?tait plein d'ennemis et encore pire. Quand madame Rosa a pris l'escalier de la cave, j'ai cru vraiment qu'elle ?tait devenue macaque et j'ai voulu courir r?veiller le docteur Katz. Mais j'ai continu? de la suivre. La cave ?tait divis?e en plusieurs et une des portes ?tait ouverte. J'ai regard?. Il y avait au milieu un fauteuil rouge compl?tement enfonc?, crasseux et boiteux, et Madame Rosa ?tait assise dedans. Les murs, c'?tait que des pierres qui sortaient comme des dents et ils avaient l'air de se marrer.
Sur une commode, il y avait un chandelier avec des branches juives et une bougie qui br?lait. Il y avait ? ma grande surprise un lit dans un ?tat bon ? jeter, mais avec matelas, couvertures et oreillers. Il y avait aussi des sacs de pommes de terre, un r?chaud, des bidons et des bo?tes ? carton pleines de sardines. Madame Rosa est rest?e un moment dans ce fauteuil miteux et elle souriait avec plaisir. Elle avait pris un air malin et m?me vainqueur. C'?tait comme si elle avait fait quelque chose de tr?s astucieux et de tr?s fort. Puis elle s'est lev?e et elle s'est mise ? balayer. Je n'y comprenais rien, mais ?a faisait seulement une chose de plus. Quand elle est remont?e, elle n'avait plus peur et moi non plus, parce que c'est contagieux.
Madame Rosa avait toujours peur d'?tre tu?e dans son sommeil, comme si ?a pouvait l'emp?cher de dormir. Les gens tiennent ? la vie plus qu'? n'importe quoi, c'est m?me marrant quand on pense ? toutes les belles choses qu'il y a dans le monde.
Madame Rosa se bourrait parfois de tranquillisants et passait la soir?e ? regarder droit devant elle avec un sourire heureux parce qu'elle ne sentait rien. Jamais elle ne m'en a donn? ? moi. Quand on devenait agit?s ou qu'on avait des m?mes ? la journ?e qui ?taient s?rieusement perturb?s, car ?a existe, c'est elle qui se bourrait de tranquillisants. Alors l?, on pouvait gueuler ou se rentrer dans le chou, ?a ne lui arrivait pas ? la cheville. C'est moi qui ?tais oblig? de faire r?gner l'ordre et ?a me plaisait bien parce que ?a me faisait sup?rieur.
La seule chose qui pouvait remuer un peu Madame Rosa quand elle ?tait tranquillis?e c'?tait si on sonnait ? la porte. Elle avait une peur bleue des Allemands. Lorsqu'elle avait trop peur elle d?gringolait jusqu'? la cave comme la premi?re fois. Une fois je lui ai pos? la question – Madame Rosa, qu'est-ce que c'est ici? Pourquoi vous y venez, des fois au milieu de la nuit? C'est quoi? Elle a arrang? un peu ses lunettes et elle a souri. – C'est ma r?sidence secondaire, Momo. C'est mon trou juif. C'est l? que je viens me cacher quand j'ai peur. – -Peur de quoi Madame Rosa? – - C'est pas n?cessaire d'avoir des raisons pour avoir peur Momo. Ca, j'ai jamais oubli?, parce que c'est la chose la plus vraie que j'aie jamais entendue.
Madame Rosa avait des ennuis de c?ur et c'est moi qui faisait le march? ? cause de l'escalier. Chaque matin, j'?tais heureux de voir que Madame Rosa se r?veillait car j'avais des terreurs nocturnes, j'avais une peur bleue de me trouver sans elle. Je devais aussi penser ? mon avenir, qui vous arrive toujours sur la gueule t?t ou tard, parce que si je restais seul, c'?tait l'Assistance publique sans discuter.
Tout ce que je savais c'est que j'avais s?rement un p?re et une m?re, parce que l?-dessus la nature est intraitable. Lorsque les mandats ont cess? d'arriver et qu'elle n'avait pas de raisons d'?tre gentille avec moi j'ai eu tr?s peur. Il faut dire qu'on ?tait dans une sale situation. Madame Rosa allait bient?t ?tre atteinte par la limite d'?ge et elle le savait elle-m?me. Je pense que pour vivre, il faut s'y prendre tr?s jeune, parce qu'apr?s on perd toute sa valeur et personne ne vous fera de cadeaux.
Un jour que je me promenais j'ai rencontr? Nadine. Elle sentait si bon que j'ai pens? ? Madame Rosa, tellement c'?tait diff?rent. Elle m'a offert une glace ? la vanille et m'a donn? son adresse. Elle m'a dit qu'elle avait des enfants et un mari, elle a ?t? tr?s gentille.
Lorsque je suis rentr? j'ai bien vu que Madame Rosa s'?tait encore d?t?rior?e pendant mon absence. Le docteur Katz est venu la voir et il a dit qu'elle n'avait pas le cancer, mais que c'?tait la s?nilit?, le g?tisme et qu'elle risquait de vivre comme un l?gume pendant encore longtemps.
Heureusement, on avait des voisins pour nous aider. Madame Lola qui habitait au quatri?me se d?fendait au bois de Boulogne comme travestite, et avant d'y aller elle venait toujours nous donner un coup de main. Parfois elle nous refilait de l'argent et nous faisait la popote go?tant la sauce avec des petits gestes et des mines de plaisir. Je lui disais " Madame Lola vous ?tes comme rien et personne " et elle ?tait contente. Il y avait aussi Monsieur Waloumba qui est un noir du Cameroun qui ?tait venu en France pour la balayer. Un jour il est all? chercher cinq copains et ils sont venus danser autour de Madame Rosa pour chasser les mauvais esprits qui s'attaquent ? certaines personnes d?s qu'ils ont un moment de libre.
Un jour on a sonn? ? la porte, je suis all? ouvrir et il y avait l? un petit mec avec un long nez qui descendait et des yeux comme on en voit partout mais encore plus effray?s. Madame Rosa avait toute sa t?te ? elle ce jour l?, et c'est ce qui nous a sauv?s. Le bonhomme nous a dit qu'il s'appelait Kadir Yo?ssef, qu'il ?tait rest? onze ans psychiatrique. Il nous a expliqu? comment il avait tu? sa femme qu'il aimait ? la folie parce qu'il en ?tait jaloux. On l'avait soign? et aujourd'hui il venait chercher son fils Mohammed qu'il avait confi? ? Madame Rosa il y avait de cela onze ans. Il se tourna vers moi et me regarda avec une peur bleue, ? cause des ?motions que ?a allait lui causer. – C'est lui? -Mais Madame Rosa avait toute sa t?te et m?me davantage. Elle s'est ventil?e en silence et puis elle s'est tourn?e vers Mo?se. – -Mo?se dis bonjour ? ton papa. Monsieur Yo?ssef Kadir devint encore plus p?le que possible. – Madame, je suis pers?cut? sans ?tre juif. C'est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d'autres gens que les Juifs qui ont le droit d'?tre pers?cut?s aussi. Je veux mon fils Mohammed Kadir dans l'?tat arabe dans lequel je vous l'ai confi? contre re?u. Je ne veux pas de fils juif sous aucun pr?texte, j'ai assez d'ennuis comme ?a.
Madame Rosa lui a expliqu? qu'il y avait sans doute eu erreur. Elle avait re?u ce jour-l? deux gar?ons dont un dans un ?tat musulman et un autre dans un ?tat juif…et qu'elle avait du se tromper de religion. Elle lui a dit aussi que lorsqu'on laisse son fils pendant onze ans sans le voir, il faut pas s'?tonner qu'il devienne juif et que s'il voulait son fils il fallait qu'il le prenne dans l'?tat dans lequel il se trouvait. Mo?se a fait un pas vers Monsieur Youssef Kadir et celui-ci a dit une chose terrible pour un homme qui ne savait pas qu'il avait raison. – Ce n'est pas mon fils! cria-t-il, en faisant un drame. Il s'est lev?, il a fait un pas vers la porte, il a plac? une main ? gauche l? ou on met le c?ur et il est tomb? par terre comme s'il n'avait plus rien ? dire.
Monsieur Youssef Kadir ?tait compl?tement mort, ? cause du grand calme qui s'empare sur leur visage des personnes qui n'ont plus ? se biler. Les fr?res Zaoum l'on transport? sur le palier du quatri?me devant la porte de Monsieur Charmette qui ?tait fran?ais garanti d'origine et qui pouvait se le permettre.
Moi j'?tais encore compl?tement renvers? ? l'id?e que je venais d'avoir d'un seul coup quatre ans de plus et je ne savais pas quelle t?te faire, je me suis m?me regard? dans la glace. Avec Madame Rosa on a essay? de ne pas parler de ce qui venait d'arriver pour ne pas faire des vagues. Je me suis assis ? ses pieds et je lui ai pris la main avec gratitude, apr?s ce qu'elle avait fait pour me garder. On ?tait tout ce qu'on avait au monde et c'?tait toujours ?a de sauv?. Plus tard elle m'a avou? qu'elle voulait me garder le plus longtemps possible alors elle m'avait fait croire que j'avais quatre ans de moins.
Maintenant le docteur Katz essayait de convaincre Madame Rosa pour qu'elle aille ? l'h?pital. Moi, j'avais froid aux fesses en ?coutant le docteur Katz. Tout le monde savait dans le quartier qu'il n'?tait pas possible de se faire avorter ? l'h?pital m?me quand on ?tait ? la torture et qu'ils ?taient capables de vous faire vivre de force, tant que vous ?tiez encore de la barbaque et qu'on pouvait planter une aiguille dedans. La m?decine doit avoir le dernier mot et lutter jusqu'au bout pour emp?cher que la volont? de Dieu soit faite. Madame Rosa est la seule chose au monde que j'aie aim?e ici et je ne vais pas la laisser devenir champion du monde des l?gumes pour faire plaisir ? la m?decine.
Alors j'ai invent? que sa famille venait la chercher pour l'emmener en Isra?l. Le soir j'ai aid? Madame Rosa ? descendre ? la cave pour aller mourir dans son trou juif. J'avais jamais compris pourquoi elle l'avait am?nag? et pourquoi elle y descendait de temps en temps, s'asseyait, regardait autour d'elle et respirait. Maintenant je comprenais.
J'ai mis le matelas ? c?t? d'elle, pour la compagnie mais j'ai pas pu fermer l'?il parce que j'avais peur des rats qui ont une r?putation dans les caves, mais il n'y en avait pas. Quand je me suis r?veill? Madame Rosa avait les yeux ouverts mais lorsque je lui ai mis le portrait de Monsieur Hitler devant, ?a ne l'a pas int?ress?e. C'?tait un miracle qu'on a pu descendre dans son ?tat.
Je suis rest? ainsi trois semaines ? c?t? du cadavre de Madame Rosa. Quand ils ont enfonc? la porte pour voir d'o? ?a venait et qu'ils m'ont vu couch? ? c?t?, ils se sont mis ? gueuler au secours quelle horreur mais ils n'avaient pas pens? ? gueuler avant parce que la vie n'a pas d'odeur. Ils m'ont transport? ? l'ambulance o? ils ont trouv? dans ma poche le papier avec le nom et l'adresse de Nadine. Ils ont cru qu'elle ?tait quelque chose pour moi. C'est comme ?a qu'elle est arriv?e et qu'elle m'a pris chez elle ? la campagne sans aucune obligation de ma part. Je veux bien rester chez elle un bout de temps puisque ses m?mes me le demandent. Le docteur Ramon, son mari est m?me all? chercher mon parapluie Arthur, je me faisais du mauvais sang car personne n'en voudrait ? cause de sa valeur sentimentale, il faut aimer.
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Je ne savais pas quoi faire parce que je ne voulais pas la contrarier, mais j'étais sûr que la police française n'allait pas venir pour rendre à Madame Rosa ses vingt ans. Je me suis assis par terre dans un coin et je suis resté la tête baissée pour ne pas la voir, c'est tout ce que je pouvais faire pour elle. Heureusement, elle s'est améliorée et elle fut la première étonnée de se trouver là avec sa valise, son chapeau, sa robe bleue avec des marguerites et son sac à main plein de souvenirs, mais j'ai pensé qu'il valait mieux ne pas lui dire ce qui s'était passé, je voyais bien qu'elle avait tout oublié. C'était l'amnistie et le docteur Katz m'avait prévenu qu'elle allait en avoir de plus en plus, jusqu'au jour où elle ne se souviendra plus de rien pour toujours et vivra peut-être de longues années encore dans un état d'habitude.
– Qu'est-ce qui s'est passé, Momo? Pourquoi je suis là avec ma valise comme pour partir?
– Vous avez rêvé, Madame Rosa. Ça n'a jamais fait de mal à personne de rêver un peu.
Elle me regardait avec méfiance.
– Momo, tu dois me dire la vérité.
– Je vous jure que je vous dis la vérité, Madame Rosa. Vous n'avez pas le cancer. Le docteur Katz est absolument certain là-dessus. Vous pouvez être tranquille.
Elle parut un peu rassurée, c'était une bonne chose à ne pas avoir.
– Comment ça se fait que je suis là sans savoir d'où et pourquoi? Qu'est-ce que j'ai, Momo?
Elle s'est assise sur le lit et elle s'est mise à pleurer. Je me suis levé, je suis allé m'asseoir à côté d'elle et je lui ai pris la main, elle aimait ça. Elle a tout de suite souri et elle m'a arrangé un Peu les cheveux pour que je sois plus joli.
– Madame Rosa, c'est seulement la vie, et on peut vivre très vieux avec ça. Le docteur Katz m'a dit que vous êtes une personne de votre âge et il a même donné un numéro pour ça.
– Le troisième âge?
– C'est ça.
Elle réfléchit un moment.
– Je ne comprends pas, j'ai fini ma ménopause il y a longtemps. J'ai même travaillé avec. Je n'ai pas une tumeur au cerveau, Momo? Ça aussi, ça ne pardonne pas, quand c'est malin.
– Il ne m'a pas dit que ça ne pardonne pas. Il ne m'a pas parlé des trucs qui pardonnent ou qui ne pardonnent pas. Il ne m'a pas parlé de pardon du tout. Il m'a seulement dit que vous avez l'âge et il ne m'a pas parlé d'amnistie ni rien.
– D'amnésie, tu veux dire?
Moïse qui n'avait rien à foutre là s'est mis à chialer et c'était tout ce qu'il me fallait.
– Moïse, qu'est-ce qu'il y a? On me ment? On me cache quelque chose? Pourquoi il pleure?
– Merde, merde et merde, les Juifs pleurent toujours entre eux, Madame Rosa, vous devriez le savoir. On leur a même fait un mur pour ça. Merde.
– C'est peut-être la sclérose cérébrale?
J'en avais plein le cul, je vous le jure. J'en avais tellement ralbol que j'avais envie d'aller trouver le Mahoute et me faire faire une piquouse maison rien que pour leur dire merde à tous.
– Momo! Ce n'est pas la sclérose cérébrale? Ça ne pardonne pas.
– Vous en connaissez beaucoup, des trucs qui pardonnent, Madame Rosa? Vous me faites chier. Vous me faites chier tous, sur la tombe de ma mère!
– Ne dis pas des choses comme ça, ta pauvre mère est… enfin, elle est peut-être vivante.
– Je ne lui souhaite pas ça, Madame Rosa, même si elle est vivante, c'est toujours ma mère.
Elle m'a regardé bizarrement et puis elle a souri.
– Tu as beaucoup mûri, mon petit Momo. Tu n'es plus en enfant. Un jour…
Elle a voulu me dire quelque chose et puis elle s'est arrêtée.
– Quoi, un jour?
Eile a pris un air coupable.
– Un jour, tu auras quatorze ans. Et puis quinze. Et tu ne voudras plus de moi.
– Ne dites pas de conneries. Madame Rosa. Je vais pas vous laisser tomber, c'est pas mon genre.
Ça l'a rassurée et elle est allée se changer. Elle a mis son kimono japonais et elle s'est parfumée derrière les oreilles. Je sais pas pourquoi c'est toujours derrière les oreilles qu'elle se parfumait, peut-être pour que ça ne se voie pas. Après je l'ai aidée à s'asseoir dans son fauteuil, parce qu'elle avait du mal à se plier. Elle allait tout à fait bien pour ce qu'elle avait. Elle avait l'air triste et inquiet et j'étais plutôt content de la voir dans son état normal. Elle a même pleuré un peu, ce qui prouvait qu'elle allait tout à fait bien.
– Tu es un grand garçon, maintenant. Momo, ce qui prouve que tu comprends les choses.
C'était drôlement pas vrai, les choses je ne les comprends pas du tout, mais je n'allais pas marchander, c'était pas le moment.
– Tu es un grand garçon, alors, écoute-moi…
Là elle a eu un petit passage à vide et elle est restée quelques secondes en panne comme une vieille bagnole morte à l'intérieur. J'ai attendu qu'elle se remette en marche en lui tenant la main car c'était quand même pas une vieille bagnole. Le docteur Katz m'avait dit quand j'étais revenu le voir trois fois qu'il y avait un Américain qui est resté dix-sept ans sans rien savoir comme un légume à l'hôpital où on le prolongeait en vie par des moyens médicaux et c'était un record du monde. C'est toujours en Amérique qu'il y a les champions du monde. Le docteur Katz m'a dit qu'on ne pouvait plus rien pour elle mais qu'avec des bons soins à l'hôpital elle pouvait en avoir encore pour des années.
Ce qu'il y avait d'embêtant, c'est que Madame Rosa n'avait pas la sécurité sociale parce qu'elle était clandestine. Depuis la rafle par la police française quand elle était encore jeune et utile comme j'ai eu l'honneur, elle ne voulait figurer nulle part. Pourtant je connais des tas de Juifs à Belleville qui ont des cartes d'identité et toutes sortes de papiers qui les trahissent mais Madame Rosa ne voulait pas courir le risque d'être couchée en bonne et due forme sur des papiers qui le prouvent, car dès qu'on sait qui vous êtes on est sûr de vous le reprocher. Madame Rosa n'était pas patriote du tout et ça lui était égal si les gens étaient nord-africains ou arabes, maliens ou juifs, parce qu'elle n'avait pas de principes. Elle me disait souvent que tous les peuples ont des bons côtés et c'est pourquoi il y a des personnes qu'on appelle les historiens qui font spécialement des études et des recherches. Madame Rosa ne figurait donc nulle part et avait des faux papiers pour prouver qu'elle n'avait aucun rapport avec elle-même. Elle n'était pas remboursée par la sécurité.
Mais le docteur Katz m'a rassuré et il m'a dit que si on amenait à l'hôpital un corps encore vivant mais déjà incapable de se défendre on ne pouvait le jeter dehors parce que où irait-on.
Je pensais à tout cela en regardant Madame Rosa pendant que sa tête était en vadrouille. C'est ce qu'on appelle la sénilité débile accélérée avec des allers et retours d'abord et puis à titre définitif. On appelle ça gaga pour plus de simplicité et ça vient du mot gâteux, gâtisme, qui est médical. Je lui caressais la main pour l'encourager à revenir et jamais je ne l'ai plus aimée parce qu'elle était moche et vieille et bientôt elle n'allait plus être une personne humaine.
Je ne savais plus quoi faire. On n'avait pas d'argent et je n'avais pas l'âge qu'il faut pour échapper à la loi contre les mineurs. Je faisais plus grand que dix ans et je savais que je plaisais aux putes qui n'ont personne mais la police était vache pour les proxynètes et j'avais peur des Yougoslaves qui sont terribles pour la concurrence.
Moïse a essayé de me remonter le moral en me disant que la famille juive qui l'avait pris en charge lui donnait toute satisfaction et que je pouvais me démerder pour trouver quelqu'un moi aussi. Il est parti en promettant de revenir tous les jours pour me donner un coup de main. Il fallait torcher Madame Rosa qui ne pouvait plus se défendre toute seule. Même lorsqu'elle avait toute sa tête elle avait des problèmes de ce côté, Elle avait tellement de fesses que sa main n'arrivait pas jusqu'au bon endroit. Ça la gênait beaucoup qu'on la torche, à cause de sa féminité mais que voulez-vous. Moïse est revenu comme il a promis et c'est là qu'on a eu cette catastrophe nationale dont j'ai eu l'honneur et qui m'a vieilli d'un seul coup.
C'était le lendemain du jour où l'aîné des Zaoum nous avait apporté un kilo de farine, de l'huile et de la viande à frire en boulettes, car il y avait pas mal de personnes qui montraient leur bon côté depuis que Madame Rosa s'était détériorée. J'ai marqué ce jour-là d'une pierre blanche parce que c'était une jolie expression.
Madame Rosa allait mieux dans ses hauts et ses bas. Parfois elle se fermait complètement et parfois elle restait ouverte. Un jour je remercierai tous les locataires qui nous ont aidés, comme Monsieur Waloumba, qui avalait le feu boulevard Saint-Michel pour intéresser les passants à son cas et qui est monté faire un très joli numéro devant Madame Rosa dans l'espoir de susciter son attention.
Monsieur Waloumba est un Noir du Cameroun qui était venu en France pour la balayer. Il avait laissé toutes ses femmes et ses enfants dans son pays pour des raisons économiques. Il avait un talent olympique pour avaler le feu et il consacrait ses heures supplémentaires à cette tâche. Il était mal vu par la police parce qu'il sollicitait des attroupements, mais il avait un permis d'avaler le feu qui était irréprochable. Lorsque je voyais que Madame Rosa commençait à avoir l'œil vide, la bouche ouverte, et qu'elle restait là à baver dans l'autre monde, je courais vite chercher Monsieur Waloumba qui partageait un domicile légal avec huit autres personnes de sa tribu dans une chambre qui leur était concédée au cinquième étage. S'il était là, il montait tout de suite avec sa torche allumée et se mettait à cracher le feu devant Madame Rosa. Ce n'était pas seulement pour intéresser une personne malade aggravée par la tristesse, mais pour lui faire un traitement de choc car le docteur Katz disait que beaucoup de personnes sont améliorées par ce traitement à l'hôpital où on leur allume brusquement l'électricité dans ce but. Monsieur Waloumba était aussi de cet avis, il disait que les vieilles personnes retrouvent souvent la mémoire quand on leur fait peur et il avait même guéri un sourd-muet comme ça en Afrique. Les vieux tombent souvent dans une tristesse encore plus grande quand on les met à l'hôpital pour toujours, le docteur Katz dit que cet âge est sans pitié et qu'à partir de soixante-cinq ans soixante-dix ans ça n'intéresse personne. On a passé donc des heures et des heures à essayer de faire très peur à Madame Rosa pour que son sang fasse un tour. Monsieur Waloumba est terrible quand il avale le feu et que celui-ci lui sort en flammes de l'intérieur et monte jusqu'au plafond, mais Madame Rosa était dans une de ses périodes creuses qu'on appelle léthargie, quand on se fout de tout et il n'y avait pas moyen de la frapper. Monsieur Waloumba a vomi des flammes devant elle pendant une demi-heure mais elle avait l'œil rond et frappé de stupeur comme si elle était déjà une statue que rien ne peut toucher et qu'on fait en bois ou en pierre exprès pour ça. Il a essayé encore une fois et comme il faisait des efforts, Madame Rosa est brusquement sortie de son état et quand elle a vu un nègre le torse nu qui crachait le feu devant elle, elle a poussé un tel hurlement que vous ne pouvez pas imaginer. Elle a même voulu s'enfuir et on a dû l'empêcher. Après elle a plus rien voulu savoir et elle a défendu qu'on avale le feu chez elle. Elle ne savait pas qu'elle était gaga, elle croyait qu'elle avait fait un petit somme et qu'on l'avait réveillée. On ne pouvait pas lui dire.
