Le testament fran?ais
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Ce roman a l’originalit? de nous offrir de la France une vision mythique et lointaine, ? travers les nombreux r?cits que Charlotte Lemonnier, «?gar?e dans l’immensit? neigeuse de la Russie», raconte ? son petit-fils et confident.
Ce roman a re?u le prix Goncourt 1995 et ex-aequo le prix M?dicis 1995.
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«Je me souvenais qu'un jour, dans une plaisanterie sans ga?t?, Charlotte m'avait dit qu'apr?s tous ses voyages ? travers l'immense Russie, venir ? pied jusqu'en France n'aurait pour elle rien d'impossible […]. Au d?but, pendant de longs mois de mis?re et d'errances, mon r?ve fou ressemblerait de pr?s ? cette bravade. J'imaginerais une femme v?tue de noir qui, aux toutes premi?res heures d'une matin?e d'hiver sombre, entrerait dans une petite ville frontali?re […]. Elle pousserait la porte d'un caf? au coin d'une ?troite place endormie, s'installerait pr?s de la fen?tre, ? c?t? d'un calorif?re. La patronne lui apporterait une tasse de th?. Et en regardant, derri?re la vitre, la face tranquille des maisons ? colombages, la femme murmurerait tout bas: "C'est la France… Je suis retourn?e en France. Apr?s… apr?s toute une vie."»
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Et il fallait entrer dans les isbas de ce paisible enfer pour découvrir que cette vieille, qui observait la rue à travers la vitre, était la momie d'une jeune fille morte il y a plusieurs semaines, assise devant cette fenêtre dans l'impossible espoir du salut.
Charlotte quitta la mission dès son retour à Moscou. En sortant de l'hôtel, elle plongea dans la cohue bigarrée de la place et disparut. Au marché de Soukharevka où le troc était roi, elle échangea un cinq francs d'argent (le marchand estampilla la pièce avec sa molaire, puis la fit sonner sur la lame d'une hache) contre deux miches de pain qui devaient assurer les premiers jours de son voyage. Elle était déjà habillée comme une Russe, et à la gare, dans l'assaut violent et désordonné des wagons, personne ne fit attention à cette jeune femme qui, rajustant son sac à dos, se débattait dans les secousses frénétiques du magma humain.
Elle partit, et elle vit tout. Elle brava l'infini de ce pays, son espace fuyant dans lequel les jours et les années s'enlisent. Elle avançait quand même en pataugeant dans ce temps stagnant. En train, en télègue, à pied…
Elle vit tout. Des chevaux harnachés, tout un troupeau, qui galopaient sans cavaliers sur une plaine, s'arrêtaient un instant, puis effarouchés reprenaient leur course folle, heureux et effrayés de leur liberté reconquise. L'un de ces fugitifs attira le regard de tout le monde. Un sabre, profondément enfoncé dans la selle, se dressait sur son dos. Le cheval galopait et la longue lame coincée dans le cuir épais se balançait souplement en brillant sous le soleil bas. Les gens suivirent des yeux ses reflets écarlates qui s'estompaient peu à peu dans la brume des champs. Ils savaient que ce sabre, à la poignée remplie de plomb, avait dû couper un corps en deux – de l'épaule jusqu'au bas-ventre – avant de s'encastrer dans le cuir. Et ces deux moitiés avaient glissé dans l'herbe piétinée, chacune de son côté.
Elle vit aussi les chevaux morts qu'on retirait des puits. Et les nouveaux puits qu'on creusait dans la terre grasse et lourde. Les rondins de la cage que les paysans descendaient au fond de la trouée sentaient le bois frais.
Elle vit un groupe de villageois qui, sous la direction d'un homme en veste de cuir noire, tiraient une grosse corde enroulée autour de la coupole d'une église, autour de la croix. Les craquements répétés semblaient attiser leur enthousiasme. Et dans un autre village, très tôt le matin, elle aperçut une vieille, agenouillée devant un bulbe d'église projeté entre les tombes d'un cimetière sans clôture, ouvert dans la sonorité fragile des champs.
Elle traversa des villages déserts dont les vergers regorgeaient de fruits trop mûrs qui tombaient dans l'herbe ou se desséchaient sur les branches. Elle séjourna dans une ville où un jour, au marché, un vendeur mutila un enfant qui avait essayé de lui voler une pomme. Tous les hommes qu'elle rencontrait semblaient ou bien se ruer vers un but inconnu, en assiégeant les trains, en s'écrasant sur les embarcadères, ou bien attendre, on ne savait pas qui – devant les portes fermées des boutiques, à côté des portails gardés par des soldats et, parfois, tout simplement au bord de la route.
L'espace qu'elle affrontait ne connaissait pas de juste milieu: l'incroyable entassement humain cédait tout à coup la place à un désert parfait où l'immensité du ciel, la profondeur des forêts rendaient la présence de l'homme impensable. Et ce vide, sans transition, débouchait sur une bousculade féroce de paysans qui pataugeaient sur cette rive argileuse d'un fleuve gonflé par les pluies d'automne. Oui, Charlotte vit aussi cela. Ces paysans en colère qui, avec de longues perches, repoussaient une barge d'où montait une interminable plainte. On voyait des silhouettes qui, de son bord, tendaient leurs mains décharnées en direction de la berge. C'étaient les malades du typhus, abandonnés, et qui dérivaient sur leur cimetière flottant depuis plusieurs jours. À chaque tentative d'accoster, les riverains se mobilisaient pour les en empêcher. La barge reprenait sa navigation funèbre, les gens mouraient, à présent aussi de faim. Bientôt, ils n'auraient plus la force de tenter une escale, et les derniers survivants, réveillés un jour par le bruit puissant et régulier des vagues, verraient l'horizon indifférent de la Caspienne…
À l'orée d'un bois, par une matinée scintillante de givre, elle vit des ombres suspendues aux arbres, les rictus émaciés des pendus que personne ne pensait enterrer. Et très haut, dans le bleu ensoleillé du ciel, un vol d'oiseaux migrateurs se fondait lentement, accentuant le silence par l'écho de leurs cris élevés.
Le souffle lourd et syncopé de ce monde russe ne la terrifiait plus. Elle avait tant appris depuis son départ. Elle savait qu'il était pratique, dans un wagon ou sur une télègue, de tenir un sac bourré de paille avec quelques cailloux tout au fond. C'est lui que les bandits arrachaient dans leurs raids nocturnes. Elle savait que la meilleure place sur le toit d'un wagon était celle près du trou de la ventilation: c'est à cette ouverture qu'on accrochait les cordes qui permettaient de descendre et de remonter rapidement. Et quand, par bonheur, elle trouvait une place dans un couloir bondé, il ne fallait pas s'étonner de voir un enfant apeuré que les gens tassés sur le sol se transmettaient les uns aux autres en direction de la sortie. Ceux qui se recroquevillaient près de la porte allaient l'ouvrir et tiendraient l'enfant au-dessus du marchepied, le temps qu'il fasse ses besoins. Ce transfert semblait plutôt les amuser, ils souriaient, attendris par ce petit être qui se laissait faire sans mot dire, émus par son envie si naturelle dans cet univers inhumain… Aucune surprise non plus, lorsque à travers le martèlement des rails, dans la nuit, un chuchotement perçait: on se communiquait la mort d'un passager enfoui dans l'épaisseur des vies confondues.
Une fois seulement au cours de cette longue traversée jalonnée par la souffrance, le sang, les maladies, la boue, elle crut entrevoir une parcelle de sérénité et de sagesse. C'était déjà de l'autre côté de l'Oural. À la sortie d'un bourg à moitié dévoré par un incendie, elle aperçut quelques hommes assis sur un talus jonché de feuilles mortes. Leurs visages pâles tournés vers le soleil doux de l'ar-rière-saison exprimaient un calme bienheureux. Le paysan qui conduisait la télègue hocha la tête et expliqua à mi-voix: «Pauvres gens. Il y en a une douzaine qui rôdent maintenant par ici. Leur asile a brûlé. Oui, des fous, quoi…»
Non, rien ne pouvait plus la surprendre.
Souvent, serrée dans l'obscurité irrespirable d'un wagon, elle faisait un rêve bref, lumineux et complètement invraisemblable. Comme ces énormes chameaux sous la neige qui tournaient leurs têtes dédaigneuses vers une église. Quatre soldats sortaient par sa porte ouverte en traînant derrière eux un prêtre qui les exhortait d'une voix cassée. Les chameaux aux bosses recouvertes de neige, cette église, cette foule hilare… Dans son sommeil, Charlotte se souvenait qu'autrefois ces silhouettes bossues étaient inséparables des palmiers, du désert, des oasis…
Et c'est alors qu'elle émergeait de sa torpeur: non, ce n'était pas un rêve! Elle se tenait au milieu d'un marché bruyant dans une ville inconnue. La neige abondante collait à ses cils. Les passants s'approchaient et tâtaient le petit médaillon d'argent qu'elle espérait échanger contre le pain. Les chameaux surplombaient le grouillement des marchands comme d'étranges drakkars posés sur des supports. Et sous les regards amusés de la foule, les soldats poussaient le prêtre dans un traîneau bourré de paille.
Après ce faux songe, sa promenade, le soir, fut si quotidienne, si réelle. Elle traversa une rue aux pavés luisants sous la lueur brumeuse d'un réverbère. Poussa la porte d'une boulangerie. Son intérieur chaud, bien éclairé lui parut familier jusqu'à la couleur du bois verni du comptoir, jusqu'à la disposition des gâteaux et des chocolats dans la vitrine. La patronne lui sourit avec gentillesse, comme à une habituée et lui tendit un pain. Dans la rue, Charlotte s'arrêta saisie de perplexité: mais il aurait fallu acheter beaucoup plus de pain! Deux, trois, non, quatre miches! Et aussi retenir le nom de la rue où se trouvait cette excellente boulangerie. Elle s'approcha de la maison d'angle, leva les yeux. Mais les lettres avaient une allure bizarre, floue, elles s'entremêlaient, clignotaient. «Mais que je suis bête! pensa-t-elle soudain. Cette rue, c'est la rue où habite mon oncle…»
Elle se réveilla en sursaut. Le train, stoppé en rase campagne, était rempli d'un bourdonnement confus: une bande avait tué le machiniste et parcourait à présent les wagons en confisquant tout ce qui leur tombait sous la main. Charlotte enleva son châle et se couvrit la tête en nouant les coins sous le menton comme font les vieilles paysannes. Puis, souriant encore au souvenir de son rêve, elle disposa sur ses genoux un sac bourré de vieux torchons enroulés autour d'un caillou…
Et si elle fut épargnée durant ces deux mois de voyage, c'est que l'immense continent qu'elle traversait était repu de sang. La mort, pour quelques années au moins, perdait son attrait, devenant trop banale et ne valant plus l'effort.
Charlotte marchait à travers Boïarsk, la ville sibérienne de son enfance, et elle ne se demandait pas si c'était encore un rêve ou la réalité. Elle se sentait trop faible pour y réfléchir.
Sur la maison du gouverneur, au-dessus de l'entrée, pendait un drapeau rouge. Deux soldats armés de fusils piétinaient dans la neige de chaque côté de la porte… Certaines fenêtres du théâtre avaient été brisées et bouchées, faute de mieux, avec des pans du décor en contreplaqué: on voyait tantôt un feuillage recouvert de fleurs blanches, probablement celui de La Cerisaie , tantôt la façade d'une datcha. Et au-dessus du portail, deux ouvriers étaient en train de tendre une longue bande de calicot rouge. «Tous au meeting populaire de la société des sans-Dieu!» lut Charlotte en ralentissant un peu la marche. L'un des ouvriers retira un clou serré entre ses dents et l'enfonça avec force à côté du point d'exclamation.
– Eh bien, tu vois, on a tout fini avant la nuit, Dieu merci! cria-t-il à son camarade.
Charlotte sourit et continua sa route. Non, elle ne rêvait pas.
Un soldat, posté près du pont, lui barra le passage en lui demandant de présenter ses papiers. Charlotte s'exécuta. Il les prit et, probablement ne sachant pas lire, décida de les lui retirer. Il paraissait d'ailleurs lui-même étonné de sa propre décision. «Vous pourrez les récupérer, après les vérifications nécessaires, au conseil révolutionnaire», annonça-t-il en répétant visiblement les paroles de quelqu'un. Charlotte n'eut pas la force de discuter.