Le testament fran?ais
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Ce roman a l’originalit? de nous offrir de la France une vision mythique et lointaine, ? travers les nombreux r?cits que Charlotte Lemonnier, «?gar?e dans l’immensit? neigeuse de la Russie», raconte ? son petit-fils et confident.
Ce roman a re?u le prix Goncourt 1995 et ex-aequo le prix M?dicis 1995.
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«Je me souvenais qu'un jour, dans une plaisanterie sans ga?t?, Charlotte m'avait dit qu'apr?s tous ses voyages ? travers l'immense Russie, venir ? pied jusqu'en France n'aurait pour elle rien d'impossible […]. Au d?but, pendant de longs mois de mis?re et d'errances, mon r?ve fou ressemblerait de pr?s ? cette bravade. J'imaginerais une femme v?tue de noir qui, aux toutes premi?res heures d'une matin?e d'hiver sombre, entrerait dans une petite ville frontali?re […]. Elle pousserait la porte d'un caf? au coin d'une ?troite place endormie, s'installerait pr?s de la fen?tre, ? c?t? d'un calorif?re. La patronne lui apporterait une tasse de th?. Et en regardant, derri?re la vitre, la face tranquille des maisons ? colombages, la femme murmurerait tout bas: "C'est la France… Je suis retourn?e en France. Apr?s… apr?s toute une vie."»
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Ici, à Boïarsk, l'hiver était depuis longtemps installé. Mais ce jour-là, l'air était tiède, la glace sous le pont – couverte de larges taches humides. Premier signe du redoux. Et de gros flocons paresseux voltigeaient dans le silence blanc des terrains vagues qu'elle avait tant de fois traversés dans son enfance.
Avec ses deux fenêtres étroites l'isba sembla l'apercevoir de loin. Oui, la maison la regardait s'approcher, sa façade ridée s'animait d'une imperceptible petite grimace, d'une joie amère de retrouvailles.
Charlotte n'espérait pas grand-chose de cette visite. Elle s'était préparée depuis longtemps à apprendre les nouvelles qui ne laisseraient aucun espoir: la mort, la folie, la disparition. Ou une absence pure et simple, inexplicable, naturelle, ne surprenant personne. Elle s'interdisait d'espérer et espérait quand même.
Les derniers jours, son épuisement était tel qu'elle ne pensait plus qu'à la chaleur du grand poêle contre le flanc duquel elle allait s'adosser en s'affalant sur le plancher.
Du perron de l'isba, elle aperçut, sous un pommier rabougri, une vieille, la tête emmitouflée dans un châle noir. Courbée, la femme retirait une grosse branche noyée dans la neige. Charlotte l'appela. Mais la vieille paysanne ne se retourna pas. La voix était trop faible et se dissipait vite dans l'air mat du redoux. Elle ne se sentit pas capable de lancer encore un cri.
D'un coup d'épaule, elle poussa la porte. Dans l'entrée, obscure et froide, elle vit toute une réserve de bois – planches de caisses, lattes de parquet et même, en un monticule noir et blanc, les touches d'un piano. Charlotte se souvint que c'étaient surtout les pianos dans les appartements des riches qui provoquaient la colère du peuple. Elle en avait vu un, défoncé à coups de hache, encastré au milieu des glaces d'une rivière…
En entrant dans la pièce, son premier geste fut de toucher les pierres du poêle. Elles étaient tièdes. Charlotte éprouva un agréable vertige. Elle voulut déjà se laisser glisser près du poêle quand, sur la table en grosses planches brunies par les années, elle remarqua un livre ouvert. Un petit volume ancien au papier rêche. En s'appuyant sur un banc, elle s'inclina au-dessus des pages ouvertes. Étrangement, les lettres se mirent à vaciller, à fondre – comme pendant cette nuit dans le train quand elle avait rêvé de la rue parisienne où habitait son oncle. Cette fois, il ne s'agissait plus d'un rêve, mais de larmes. C'était un livre français.
La vieille au châle noir entra et sembla ne pas s'étonner de voir cette jeune femme mince qui se levait de son banc. Les branches sèches qu'elle portait sous le bras laissaient tomber sur le plancher de longs filaments de neige. Son visage flétri ressemblait à celui de n'importe quelle vieille paysanne de cette contrée sibérienne. Ses lèvres recouvertes d'une fine résille de rides frémirent. Et c'est dans cette bouche, dans la poitrine desséchée de cet être méconnaissable que retentit la voix d'Albertine, une voix dont pas une seule note n'avait changé.
– Toutes ces années, je ne craignais qu'une chose: que tu reviennes ici!
Oui, ce fut la toute première parole qu'Albertine adressa à sa fille. Et Charlotte comprit: ce qu'elles avaient vécu depuis leurs adieux sur le quai, il y a huit ans, toute cette multitude de gestes, de visages, de mots, de souffrances, de privations, d'espoirs, d'inquiétudes, de cris, de larmes – toute cette rumeur de la vie résonnait sur fond d'un seul écho qui refusait de mourir. Cette rencontre, tant désirée, tant redoutée.
– Je voulais demander à quelqu'un de t'écrire en disant que j'étais morte. Mais c'était la guerre, ensuite la révolution. Et de nouveau la guerre. Et puis…
– Je n'aurais pas cru cette lettre…
– Oui, et puis je me disais que de toute façon tu ne la croirais pas…
Elle jeta les branches près du poêle et s'approcha de Charlotte. Quand, à Paris, elle la regardait de la fenêtre baissée du wagon, sa fille avait onze ans. Elle allait en avoir vingt bientôt.
– Tu entends? chuchota Albertine, le visage éclairci, et elle se tourna vers le poêle. Les souris, tu te rappelles? Elles sont toujours là…
Plus tard, accroupie devant le feu qui s'animait derrière la petite porte en fonte, Albertine murmura comme pour elle-même, sans regarder Charlotte qui s'était allongée sur le banc et paraissait endormie:
– Ce pays est ainsi fait. On y entre facilement, mais on n'en sort jamais…
L'eau chaude paraissait une matière toute neuve, inconnue. Charlotte tendait ses mains vers le filet que sa mère laissait couler lentement sur ses épaules et sur son dos d'une puisette de cuivre. Dans l'obscurité de cette pièce qu'éclairait seule la petite flamme d'un copeau allumé, les gouttes chaudes ressemblaient à la résine du pin. Elles chatouillaient délicieusement le corps que Charlotte frottait avec une boule d'argile bleue. Du savon, on ne gardait qu'un vague souvenir.
– Tu as beaucoup maigri, dit Albertine tout bas et sa voix se coupa.
Charlotte rit doucement. Et en levant sa tête aux cheveux humides, elle vit des larmes de cette même couleur d'ambre briller dans les yeux éteints de sa mère.
Les jours qui suivirent, Charlotte essaya de savoir comment elles pourraient quitter la Sibérie (par superstition, elle n'osait pas dire: repartir pour la France). Elle alla dans l'ancienne maison du gouverneur. Les soldats, à l'entrée, lui sourirent: un bon signe? La secrétaire du nouveau dirigeant de Boïarsk la fit attendre dans une petite pièce – celle, pensa Charlotte, où, autrefois, elle attendait le colis avec les restes du déjeuner…
Le dirigeant la reçut, assis derrière son lourd bureau: elle entrait déjà, mais lui, les sourcils froncés, continuait encore à tracer des lignes énergiques d'un crayon rouge sur les pages d'une brochure. Toute une pile d'opuscules identiques se dressait sur sa table.
– Bonjour, citoyenne! dit-il enfin en lui tendant la main.
Ils parlèrent. Et avec une stupeur incrédule, Charlotte constata que les répliques du fonctionnaire ressemblaient à un étrange écho déformé des questions qu'elle lui posait. Elle parlait du Comité Français de Secours et entendait, en écho, un bref discours sur les visées impérialistes de l'Occident sous le couvert de la philanthropie bourgeoise. Elle évoquait leur désir de regagner Moscou et puis… L'écho l'interrompait: les forces interventionnistes de l'étranger et les ennemis de classe intérieurs étaient en train de saper la reconstruction dans la jeune république des Soviets…
Après un quart d'heure d'un tel échange, Charlotte eut envie de crier: «Je veux partir! C'est tout!» Mais l'absurde logique de cette conversation ne la lâchait plus.
– Un train pour Moscou…
– Le sabotage des spécialistes bourgeois dans les chemins de fer…
– Le mauvais état de santé de ma mère…
– L'horrible héritage économique et culturel laissé par le tsarisme…
Enfin, sans forces, elle souffla faiblement:
– Écoutez, rendez-moi, s'il vous plaît, mes papiers…
La voix du dirigeant sembla buter contre un obstacle. Un rapide spasme parcourut son visage. Il sortit de son bureau sans rien dire. Profitant de son absence, Charlotte jeta un coup d'œil sur la pile de brochures. Le titre la plongea dans une perplexité extrême: Pour en finir avec le relâchement sexuel dans les cellules du Parti (recommandations). C'étaient donc ces recommandations que le dirigeant soulignait au crayon rouge.
– Nous n'avons pas retrouvé vos papiers, dit-il en entrant.
Charlotte insista. Ce qui se produisit alors était aussi invraisemblable que logique. Le dirigeant éructa un tel flot de jurons que même après deux mois passés dans les trains bondés, elle en resta abasourdie. Il continuait à l'apostropher alors qu'elle saisissait déjà la poignée de la porte. Puis approchant brusquement son visage du sien, il souffla:
– Je peux t'arrêter et te fusiller là, dans la cour, derrière les chiottes! T'as compris, sale espionne!
Au retour, en marchant au milieu des champs enneigés, Charlotte se disait qu'une nouvelle langue était en train de naître dans ce pays. Une langue qu'elle ne connaissait pas, et c'est pour cela que le dialogue dans l'ancien bureau du gouverneur lui avait paru invraisemblable. Non, tout avait son sens: et cette éloquence révolutionnaire dérapant soudain sur un langage fangeux, et cette «citoyenne-espionne», et la brochure réglementant la vie sexuelle des membres du Parti. Oui, un nouvel ordre des choses se mettait en place. Tout dans ce monde, pourtant si familier, allait prendre un autre nom, on allait appliquer à chaque objet, à chaque être une étiquette différente.
«Et cette neige lente, pensa-t-elle, ces flocons sommeillants du redoux dans le ciel mauve du soir?» Elle se souvint qu'enfant elle était si heureuse de retrouver cette neige en sortant dans la rue, après sa leçon avec la fille du gouverneur. «Comme aujourd'hui…», se dit-elle en respirant profondément.
Quelques jours plus tard, la vie se figea. Par une nuit limpide, le froid polaire descendit du ciel. Le monde se transforma en un cristal de glace où s'étaient incrustés les arbres hérissés de givre, les colonnes blanches et immobiles au-dessus des cheminées, la ligne argentée de la taïga à l'horizon, le soleil entouré d'un halo moiré. La voix humaine n'avait plus de portée, sa vapeur gelait sur les lèvres.
Elles ne pensaient plus qu'à survivre, au jour le jour, en préservant une minuscule zone de chaleur autour de leurs corps.
C'est surtout l'isba qui les sauva. Tout y avait été conçu pour résister aux hivers sans fin, aux nuits sans fond. Le bois même de ses gros rondins renfermait la dure expérience de plusieurs générations de Sibériens. Albertine avait deviné la respiration secrète de cette vieille demeure, avait appris à vivre en étroite fusion avec la lenteur chaude du grand poêle qui occupait la moitié de la pièce, avec son silence très vivant. Et Charlotte, en observant les gestes quotidiens de sa mère, se disait souvent en souriant: «Mais c'est une vraie Sibérienne!» Dans l'entrée, elle avait remarqué, dès le premier jour, des bottes d'herbes sèches. Celles-ci rappelaient les bouquets qu'emploient les Russes pour se fouetter dans les bains. C'est lorsque la dernière tranche de pain fut mangée qu'elle découvrit le véritable usage de ces gerbes. Albertine en fit macérer une dans l'eau chaude, et le soir, elles mangèrent ce qu'elles appelleraient plus tard en plaisantant: «Le potage de Sibérie» – mélange de tiges, de grains et de racines. «Je commence à connaître les plantes de la taïga par cœur», dit Albertine, en versant de cette soupe dans leurs assiettes. «Je me demande d'ailleurs pourquoi les gens d'ici en profitent si peu…»