Le testament fran?ais
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Ce roman a l’originalit? de nous offrir de la France une vision mythique et lointaine, ? travers les nombreux r?cits que Charlotte Lemonnier, «?gar?e dans l’immensit? neigeuse de la Russie», raconte ? son petit-fils et confident.
Ce roman a re?u le prix Goncourt 1995 et ex-aequo le prix M?dicis 1995.
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«Je me souvenais qu'un jour, dans une plaisanterie sans ga?t?, Charlotte m'avait dit qu'apr?s tous ses voyages ? travers l'immense Russie, venir ? pied jusqu'en France n'aurait pour elle rien d'impossible […]. Au d?but, pendant de longs mois de mis?re et d'errances, mon r?ve fou ressemblerait de pr?s ? cette bravade. J'imaginerais une femme v?tue de noir qui, aux toutes premi?res heures d'une matin?e d'hiver sombre, entrerait dans une petite ville frontali?re […]. Elle pousserait la porte d'un caf? au coin d'une ?troite place endormie, s'installerait pr?s de la fen?tre, ? c?t? d'un calorif?re. La patronne lui apporterait une tasse de th?. Et en regardant, derri?re la vitre, la face tranquille des maisons ? colombages, la femme murmurerait tout bas: "C'est la France… Je suis retourn?e en France. Apr?s… apr?s toute une vie."»
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La cadence des strophes nous grisa. La résonance des rimes célébrait à nos oreilles d'extraordinaires mariages de mots lointains: fleuve – neuve, or – encor… Nous sentions que seuls ces artifices verbaux pouvaient exprimer l'exotisme de notre Atlantide française:
«L'honneur d'avoir conquis l'amour d'un peuple libre», cette réplique qui avait failli d'abord passer inaperçue dans la coulée mélodieuse des vers – nous frappa. Les Français, un peuple libre… Nous comprenions maintenant pourquoi le poète avait osé donner des conseils au maître de l'empire le plus puissant du monde. Et pourquoi être aimé de ces citoyens libres était un honneur. Cette liberté, ce soir-là, dans l'air surchauffé des steppes nocturnes, nous apparut comme une bouffée âpre et fraîche du vent qui agitait la Seine et qui gonfla nos poumons d'un souffle enivrant et un peu fou…
Plus tard, nous saurions mesurer la pesanteur ampoulée de cette déclamation. Mais à l'époque son emphase de circonstance ne nous empêchait pas de découvrir dans ses strophes ce «je ne sais quoi de français» qui restait pour l'instant sans nom. L'esprit français? La politesse française? Nous ne savions pas encore le dire.
En attendant, le poète se tourna vers la Seine et tendit la main en indiquant, sur la rive opposée, le dôme des Invalides. Son discours rimé parvenait à un point très douloureux du passé franco-russe: Napoléon, Moscou en flammes, Berezina… Anxieux, nous mordillant la lèvre, nous guettions sa voix à cet endroit de tous les risques. Le visage du Tsar se referma. Alexandra baissa les yeux. N'aurait-il pas mieux valu le passer sous silence, faire comme si de rien n'était et de Pierre le Grand aller directement vers l'entente cordiale?
Mais Heredia semblait même hausser le ton:
Ahuris, nous ne cessions pas de nous poser cette question: «Pourquoi détestons-nous à ce point les Allemands en nous souvenant autant de l'agression teutonne d'il y a sept siècles, sous Alexandre Nevski, que de la dernière guerre? Pourquoi ne pouvons-nous jamais oublier les exactions des envahisseurs polonais et suédois vieilles de trois siècles et demi? Sans parler des Tatars… Et pourquoi le souvenir de la terrible catastrophe de 1812 n'a-t-il pas entaché la réputation des Français dans les têtes russes? Peut-être justement à cause de l'élégance verbale de ce "tournoi sans haine"?»
Mais surtout, ce «je ne sais quoi de français» se révéla comme la présence de la femme. Alexandra était là, concentrant sur sa personne une attention discrète, saluée dans chaque discours de façon bien moins grandiloquente que son époux, mais d'autant plus courtoise. Et même entre les murs de l'Académie française où l'odeur des vieux meubles et des gros volumes poussiéreux nous étouffa, ce «je ne sais quoi» lui permit de rester femme. Oui, elle l'était même au milieu de ces vieillards que nous devinions grincheux, pédants et un peu sourds à cause des poils dans leurs oreilles. L'un d'eux, le directeur, se leva et, avec une mine maussade, déclara la séance ouverte. Puis il se tut comme pour rassembler ses idées qui, nous en étions sûrs, feraient vite ressentir à tous les auditeurs la dureté de leurs sièges en bois. L'odeur de poussière s'épaississait. Soudain le vieux directeur redressa la tête – une étincelle de malice alluma son regard et il parla:
– Sire, Madame! Il y a près de deux cents ans Pierre le Grand arriva, un jour, à l'improviste, au lieu où se réunissaient les membres de l'Académie et se mêla à leurs travaux… Votre Majesté fait plus encore aujourd'hui: elle ajoute un honneur à un honneur en ne venant pas seule (se tournant vers l'Impératrice): votre présence, Madame, va apporter à nos graves séances quelque chose de bien inaccoutumé… Le charme.
Nicolas et Alexandra échangèrent un rapide coup d'œil. Et l'orateur, comme s'il avait senti qu'il était temps d'évoquer l'essentiel, amplifia les vibrations de sa voix en s'interrogeant d'une manière très rhétorique:
– Me sera-t-il permis de le dire? Ce témoignage de sympathie s'adresse non seulement à l'Académie, mais à notre langue nationale même… qui n'est pas pour vous une langue étrangère, et l'on sent là je ne sais quel désir d'entrer en communication plus intime avec le goût et l'esprit français…
«Notre langue»! Par-dessus les pages que lisait notre grand-mère, nous nous regardâmes, ma sœur et moi, frappés d'une même illumination: «… qui n'est pas pour vous une langue étrangère». C'était donc cela, la clef de notre Atlantide! La langue, cette mystérieuse matière, invisible et omniprésente, qui atteignait par son essence sonore chaque recoin de l'univers que nous étions en train d'explorer. Cette langue qui modelait les hommes, sculptait les objets, ruisselait en vers, rugissait dans les rues envahies par les foules, faisait sourire une jeune tsarine venue du bout du monde… Mais surtout, elle palpitait en nous, telle une greffe fabuleuse dans nos cœurs, couverte déjà de feuilles et de fleurs, portant en elle le fruit de toute une civilisation. Oui, cette greffe, le français.
Et c'est grâce à cette branche éclose en nous que nous pénétrâmes, le soir, dans la loge préparée pour accueillir le couple impérial à la Comédie-Française. Nous dépliâmes le programme: Un caprice de Musset, fragments du Cid, troisième acte des Femmes savantes. Nous n'avions lu rien de tout cela à l'époque. C'est un léger changement de timbre dans la voix de Charlotte qui nous laissa deviner l'importance de ces noms pour les habitants de l'Atlantide.
Le rideau se leva. Toute la compagnie était sur la scène, en manteaux de cérémonie. Leur doyen s'avança, s'inclina et parla d'un pays que nous ne reconnûmes pas tout de suite:
Pour la première fois de ma vie, je regardais mon pays de l'extérieur, de loin, comme si je ne lui appartenais plus. Transporté dans une grande capitale européenne, je me retournais pour contempler l'immensité des champs de blé et des plaines neigeuses sous la lune. Je voyais la Russie en français! J'étais ailleurs. En dehors de ma vie russe. Et ce déchirement était si aigu et en même temps si exaltant que je dus fermer les yeux. J'eus peur de ne plus pouvoir revenir à moi, de rester dans ce soir parisien. En plissant les paupières, j'aspirai profondément. Le vent chaud de la steppe nocturne se répandait de nouveau en moi.
Ce jour-là, je décidai de lui voler sa magie. Je voulus devancer Charlotte, pénétrer dans la ville en fête avant elle, rejoindre la suite du Tsar sans attendre le halo hypnotique de l'abat-jour turquoise.
La journée était muette, grise – une journée d'été, incolore et triste, l'une de celles qui, étonnamment, restent dans la mémoire. L'air sentant la terre mouillée gonflait le voilage blanc sur la fenêtre ouverte – le tissu s'animait, prenait du volume, puis retombait en laissant entrer dans la pièce quelqu'un d'invisible.
Heureux de ma solitude, je mis mon plan à exécution. Je tirai la valise sibérienne sur le tapis près du lit. Les fermetures sonnèrent avec ce léger cliquetis que nous attendions chaque soir. Je rejetai le grand couvercle, je me penchai sur ces vieux papiers comme un corsaire – sur le trésor d'un coffre…