Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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Un matin, la population de notre ville apprit à son réveil qu’une odieuse profanation avait été commise chez nous. À l’entrée de notre immense marché est située la vieille église de la Nativité de la Vierge, l’un des monuments les plus anciens que possède notre cité. Dans le mur extérieur, près de la porte, existe une niche qui depuis un temps immémorial renferme un grand icône représentant la Mère de Dieu. Or, une nuit, quelqu’un pratiqua une brèche dans le grillage placé devant la niche, brisa la vitre, et enleva plusieurs des perles et des pierres précieuses dont l’icône était orné. Avaient-elles une grande valeur? Je l’ignore, mais au vol se joignait ici une dérision sacrilège: derrière la vitre brisée on trouva, dit-on, le matin, une souris vivante. Aujourd’hui, c'est-à-dire quatre mois après l’événement, on a acquis la certitude que le voleur fut le galérien Fedka, mais on ajoute que Liamchine participa à ce méfait. Alors personne ne parla de lui et ne songea à le soupçonner; à présent tout le monde assure que c’est lui qui a déposé la souris dans la niche. Je me rappelle que sur le moment toutes nos autorités perdirent quelque peu la tête. Le peuple se rassembla aussitôt sur les lieux, et pendant toute la matinée une centaine d’individus ne cessa de stationner en cet endroit; ceux qui s’en allaient était immédiatement remplacés par d’autres, les nouveaux venus faisaient le signe de la croix, baisaient l’icône, et déposaient une offrande sur un plateau près duquel se tenait un moine. Il était trois heures de l’après-midi quand l’administration se douta enfin qu’on pouvait interdire l’attroupement et obliger les curieux à circuler, une fois leur piété satisfaite. Cette malheureuse affaire produisit sur Von Lembke l’impression la plus déplorable. À ce que dit plus tard Julie Mikhaïlovna, c’est à partir de ce jour-là qu’elle commença à remarquer chez son mari cet étrange abattement qui ne l’a point quitté jusqu’à présent.
Vers deux heures, je passai sur la place du marché; la foule était silencieuse, les visages avaient une expression grave et morne; arriva en drojki un marchand gras et jaune; descendu de voiture, il se prosterna jusqu’à terre, baisa l’icône et mit un rouble sur le plateau; ensuite il remonta en soupirant dans son drojki et s’éloigna. Puis je vis s’approcher une calèche où se trouvaient deux de nos dames en compagnie de deux de nos polissons. Les jeunes gens (dont l’un n’était plus tout jeune) descendirent aussi de voiture et s’avancèrent vers l’icône en se frayant avec assez de sans-gêne un chemin à travers la cohue. Ni l’un ni l’autre ne se découvrit, et l’un d’eux mit son pince-nez. La foule manifesta son mécontentement par un sourd murmure. Le jeune homme au pince-nez tira de sa poche un porte-monnaie bourré de billets de banque et y prit un kopek qu’il jeta sur le plateau; après quoi ces deux messieurs, riant et parlant très haut, regagnèrent la calèche. Soudain arriva au galop Élisabeth Nikolaïevna qu’escortait Maurice Nikolaïévitch. Elle mit pied à terre, jeta les rênes à son compagnon resté à cheval sur son ordre, et s’approcha de l’obraz. À la vue du don dérisoire que venait de faire le monsieur au pince-nez, la jeune fille devint rouge d’indignation; elle ôta son chapeau rond et ses gants, s’agenouilla sur le trottoir boueux en face de l’image, et à trois reprises se prosterna contre le sol. Ensuite elle ouvrit son porte-monnaie; mais comme il ne contenait que quelques grivas [15], elle détacha aussitôt ses boucles d’oreilles en diamant et les déposa sur le plateau.
– On le peut, n’est-ce pas? C’est pour la parure de l’icône? demanda-t-elle au moine d’une voix agitée.
– On le peut, tout don est une bonne œuvre.
La foule muette assista à cette scène sans exprimer ni blâme, ni approbation; Élisabeth Nikolaïevna, dont l’amazone était toute couverte de boue, remonta à cheval et disparut.
II
Deux jours après, je la rencontrai en nombreuse compagnie: elle faisait partie d’une société qui remplissait trois voitures autour desquelles galopaient plusieurs cavaliers. Dès qu’elle m’eût aperçu, elle m’appela d’un geste, fit arrêter la calèche et exigea absolument que j’y prisse place. Ensuite elle me présenta aux dames élégantes qui l’accompagnaient, et m’expliqua que leur promenade avait un but fort intéressant. Élisabeth Nikolaïevna riait et paraissait extrêmement heureuse. Dans ces derniers temps, elle était devenue d’une pétulante gaieté. Il s’agissait en effet d’une partie de plaisir assez excentrique: tout ce monde se rendait de l’autre côté de la rivière, chez le marchant Sévostianoff qui, depuis dix ans, donnait l’hospitalité à Sémen Iakovlévitch, iourodivii [16] renommé pour sa sainteté et ses prophéties non seulement dans notre province, mais dans les gouvernements voisins et même dans les deux capitales. Quantité de gens allaient se prosterner devant ce fou et tâchaient d’obtenir une parole de lui; les visiteurs apportaient avec eux des présents souvent considérables. Quand il n’appliquait pas à ses besoins les offrandes qu’il recevait, il en faisait don à une église, d’ordinaire au monastère de Saint-Euthyme; aussi un moine de ce couvent était-il à demeure dans le pavillon occupé par l’iourodivii. Tous se promettaient beaucoup d’amusement. Personne dans cette société n’avait encore vu Sémen Iakovlévitch; Liamchine seul était déjà allé chez lui auparavant: il racontait que le fou l’avait fait mettre à la porte à coups de balai et lui avait lancé de sa propre main deux grosses pommes de terre bouillies. Parmi les cavaliers je remarquai Pierre Stépanovitch; il avait loué un cheval de Cosaque et se tenait très mal sur sa monture. Dans la cavalcade figurait aussi Stavroguine. Lorsque dans son entourage on organisait une partie de plaisir, il consentait parfois à en être et avait toujours, en pareil cas, l’air aussi gai que le voulaient les convenances, mais, selon son habitude, il parlait peu.
Au moment où la caravane arrivait vis-à-vis de l’hôtel qui se trouve près du pont, quelqu’un observa brusquement qu’un voyageur venait de se tirer un coup de pistolet dans cette maison, et qu’on attendait la police. Un autre proposa aussitôt d’aller voir le cadavre. Cette idée fut accueillie avec d’autant plus d’empressement que nos dames n’avaient jamais vu de suicidé. «On s’ennuie tant, dit l’une d’elles, qu’il ne faut pas être difficile en fait de distractions.» Deux ou trois seulement restèrent à la porte, les autres envahirent toutes ensembles le malpropre corridor, et parmi elles je ne fus pas peu surpris de remarquer Élisabeth Nikolaïevna elle-même. La chambre où gisait le corps était ouverte, et, naturellement, on n’osa pas nous en refuser l’entrée. Le défunt était un tout jeune homme, on ne lui aurait pas donné plus de dix-neuf ans; avec ses épais cheveux blonds, son front pur et l’ovale régulier de son visage il avait dû être très beau. Ses membres étaient déjà roides, et sa face blanche semblait de marbre. Sur la table se trouvait un billet qu’il avait laissé pour qu’on n’accusât personne de sa mort. Il se tuait, écrivait-il, parce qu’il avait boulotté (sic) quatre cents roubles. Ces quelques lignes contenaient quatre fautes de grammaire. Un gros propriétaire qui, apparemment, connaissait le suicidé et occupait dans l’hôtel une chambre voisine, se penchait sur le cadavre en poussant force soupirs. Il nous apprit que ce jeune homme était le fils d’une veuve qui habitait la campagne; il avait été envoyé dans notre ville par sa famille, c'est-à-dire par sa mère, ses tantes et ses sœurs, pour acheter le trousseau d’une de celles-ci qui allait se marier prochainement; une parente domiciliée ici devait le guider dans ces emplettes. On lui avait confié quatre cents roubles, les économies de dix années, et on ne l’avait laissé partir qu’après lui avoir prodigué les recommandations et avoir passé à son cou toutes sortes d’objets bénits. Jusqu’alors il avait toujours été un garçon très rangé.