Les Possedes
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«Est-il possible de croire? S?rieusement et effectivement? Tout est l?.» Stavroguine envo?te tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite ? son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdit? de la libert? pour un homme seul et sans raison d'?tre. Tous les personnages de ce grand roman sont poss?d?s par un d?mon, le socialisme ath?e, le nihilisme r?volutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces id?ologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la soci?t? et appellent un terrorisme destructeur. Sombre trag?die d'amour et de mort, «Les Poss?d?s» sont l'incarnation g?niale des doutes et des angoisses de Dosto?evski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. D?s 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe si?cle.
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III
Pierre Stépanovitch avait en effet certaines vues sur son père. Je crois qu’il voulait le pousser à bout et l’amener ainsi à faire quelque scandale. Il avait besoin de cela pour les buts qu’il poursuivait et dont il sera parlé plus loin. Parmi les autres personnages que Pierre Stépanovitch entendait faire servir, à leur insu, au succès de ses combinaisons, il y en avait un sur qui il comptait particulièrement: c’était M. Von Lembke lui-même.
André Antonovitch Von Lembke appartenait à cette bienheureuse race germanique qui fournit tant d’employés à la Russie. Quoique assez médiocrement apparenté (un de ses oncles était lieutenant-colonel du génie et un autre boulanger), il eut la chance de faire son éducation dans une de ces écoles aristocratiques dont l’accès n’est ouvert qu’aux jeunes gens issus de familles riches ou possédant des relations influentes. Presque aussitôt après avoir terminé leurs études, les élèves de cet établissement obtenaient, dans le service public, des emplois relativement considérables. André Antonovitch ne brilla point par ses succès scolaires, mais il était d’un caractère gai, et il se fit aimer de tous ses camarades. Dans les classes supérieures où bon nombre de jeunes gens ont coutume de discuter si ardemment les grosses questions du jour, notre futur gouverneur continua à s’adonner aux plus innocentes farces d’écolier. Il amusait tout le monde par des facéties plus cyniques, il est vrai, que spirituelles. En classe, quand le professeur lui adressait une question, il se mouchait d’une façon étonnante, ce qui faisait rire tous les élèves et le professeur lui-même. Au dortoir, il représentait, au milieu des applaudissements universels, quelque tableau vivant d’un genre fort risqué. Parfois il exécutait sur le piano, rien qu’avec son nez, l’ouverture de Fra Diavolo, et il s’en tirait assez habilement. Pendant sa dernière année de lycée, il se mit à composer des vers russes. Quant à sa langue maternelle, Von Lembke, comme beaucoup de ses congénères, n’en avait qu’une connaissance fort imparfaite.
Au service, où il eut toujours pour chefs des Allemands, il franchit assez vite les premiers échelons de la hiérarchie bureaucratique. Du reste, à ses débuts, le jeune employé n’était guère ambitieux: il ne rêvait qu’une petite situation officielle bien sûre et comportant quelques profits indirects. Dans les loisirs que lui laissaient ses fonctions, il fabriquait divers ouvrages en papier d’un travail fort ingénieux: tantôt une salle de spectacle, tantôt une gare de chemin de fer, etc. Il lui arriva aussi d’écrire une nouvelle et de l’envoyer à une revue pétersbourgeoise, mais elle ne fut pas insérée.
Il était parvenu à l’âge de trente-huit ans lorsque sa bonne mine et sa belle prestance séduisirent Julie Mikhaïlovna qui avait déjà giflé la quarantaine. À partir de ce moment, la fortune d’André Antonovitch prit un rapide essor. Outre une dot évaluée, suivant l’ancienne estimation, à deux cents âmes, Julie Mikhaïlovna apportait à son mari une protection puissante. Von Lembke sentit qu’à présent l’ambition lui était permise. Peu après son mariage, il reçut plusieurs distinctions honorifiques, puis fut nommé gouverneur de notre province.
Dès son arrivée chez nous, Julie Mikhaïlovna s’efforça d’agir sur son époux. Selon elle, ce n’était pas un homme sans moyens: il savait se présenter, faire figure, écouter d’un air profond et garder un silence plein de dignité; bien plus, il pouvait au besoin prononcer un discours, possédait quelques bribes d’idées, et avait acquis ce léger vernis de libéralisme indispensable à un administrateur moderne. Mais ce qui désolait la gouvernante, c’était de trouver chez son mari si peu de ressort et d’initiative: maintenant qu’il était arrivé, il ne semblait plus éprouver que le besoin du repos. Tandis qu’elle voulait lui infuser son ambition, il s’amusait à confectionner avec du papier un intérieur de temple protestant: le pasteur était en chaire, les fidèles l’écoutaient les mains jointes, une dame s’essuyait les yeux, un vieillard se mouchait, etc. Julie Mikhaïlovna n’eut pas plutôt appris l’existence de ce joli travail qu’elle s’empressa de le confisquer et de le serrer dans un meuble de son appartement. Pour dédommager Von Lembke, elle lui permit d’écrire un roman, à condition qu’il s’adonnerait en secret à cette occupation littéraire. Dès lors la gouvernante ne compta plus que sur elle-même pour imprimer une direction à la province. Quoique la mesure fît défaut à son imagination échauffée par un célibat trop prolongé, tout alla bien durant les deux ou trois premiers mois, mais, avec l’apparition de Pierre Stépanovitch, les choses changèrent de face.
Le fait est que tout d’abord le jeune Verkhovensky se montra fort irrespectueux à l’égard d’André Antonovitch et prit avec lui les libertés les plus étranges; Julie Mikhaïlovna, toujours si jalouse du prestige de son mari, ne voulait pas remarquer cela, ou du moins n’y attachait pas d’importance. Elle avait fait du nouveau venu son favori; il mangeait et buvait dans la maison, on pouvait presque dire qu’il y couchait. André Antonovitch essayait de se défendre, mais sans succès; c’était en vain que, devant le monde, il appelait Verkhovensky «jeune homme», et lui frappait sur l’épaule d’un air protecteur: Pierre Stépanovitch semblait toujours se moquer de Son Excellence, même quand il affectait de parler sérieusement, et il lui tenait en public les propos les plus extraordinaires. Un jour, Von Lembke, en rentrant chez lui, trouva le jeune homme endormi sur un divan dans son cabinet où il avait pénétré sans se faire annoncer. Pierre Stépanovitch expliqua qu’il était venu voir le gouverneur et que, celui-ci étant absent, il avait «profité de l’occasion pour faire un petit somme». Von Lembke, blessé, se plaignit de nouveau à sa femme; celle-ci railla la susceptibilité de son mari et observa malignement que sans doute lui-même ne savait pas se tenir sur un pied convenable; «Du moins avec moi», dit-elle, «ce garçon ne se permet jamais de familiarités; c’est du reste une nature franche et naïve à qui manque seulement l’usage du monde.» Von Lembke fit la moue. Cette fois Julie Mikhaïlovna réconcilia les deux hommes. Pierre Stépanovitch ne s’excusa point et se tira d’affaire par une grossière plaisanterie qui aurait pu passer pour une nouvelle insulte, mais qu’on voulut bien considérer comme l’expression d’un regret. Par malheur, André Antonovitch avait dès le début donné barre sur lui; il avait commis la faute de confier son roman à Pierre Stépanovitch peu de jours après avoir fait la connaissance de ce dernier qu’il prenait pour un esprit poétique. Von Lembke, depuis longtemps désireux d’avoir un auditeur, s’était empressé de lui lire un soir deux chapitres de son ouvrage. Le jeune homme écouta sans cacher son ennui, bâilla impoliment et ne loua pas une seule fois l’écrivain, mais, au moment de se retirer, il demanda la permission d’emporter le manuscrit, voulant, dit-il, le lire chez lui à tête reposée pour pouvoir s’en faire une idée plus exacte. Von Lembke y consentit. Depuis lors, bien que les visites de Pierre Stépanovitch fussent quotidiennes, il oubliait toujours de rapporter le roman et se contentait de rire quand on lui en demandait des nouvelles; à la fin il déclara l’avoir perdu dans la rue le jour même où le gouverneur le lui avait prêté. En apprenant cela, Julie Mikhaïlovna se fâcha sérieusement contre son mari.
– Est-ce que tu ne lui as pas aussi laissé emporter ton temple en papier? fit-elle avec une sorte d’inquiétude.
Von Lembke commença à devenir soucieux, ce qui nuisait à sa santé et lui était défendu par les médecins. Outre que, comme administrateur, il avait de graves sujets de préoccupation, ainsi que nous le verrons plus loin, – comme homme privé, il souffrait cruellement: en épousant Julie Mikhaïlovna, il n’avait pas prévu que la discorde pût jamais régner dans son intérieur, et il se sentait incapable de tenir tête aux orages domestiques. Sa femme s’expliqua enfin franchement avec lui.