Le Petit Chose
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'Le Petit Chose' para?t en feuilleton en 1867. Daudet s'inspire des souvenirs d'une jeunesse douloureuse: humiliations ? l'?cole, m?pris pour le petit provencal, exp?rience de r?p?titeur au coll?ge et enfin coup de foudre pour une belle jeune femme. L'?crivain manifeste une tendresse, une piti? et un respect remarquables ? l'?gard des malchanceux et des d?sh?rit?s de la vie.
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«Il te reste 5 sous pour ton déjeuner. Est-ce assez?
– Je crois bien.
– Nous avons encore 10 francs. Je compte 7 francs de blanchissage… Quel dommage que je n'aie pas le temps! j'irais moi-même au bateau… Restent 3 francs que j'emploie comme ceci: 30 sous pour mes déjeuners… dame, tu comprends! moi, je fais tous les jours un bon repas chez mon marquis, et je n'ai pas besoin d'un déjeuner aussi substantiel que le tien.
«Les derniers trente sous sont les menus frais, tabac, timbres-poste et autres dépenses imprévues. Cela nous fait juste nos soixante francs… Hein! Crois-tu que c'est calculé?»
Et Jacques enthousiasmé se met à gambader dans la chambre; puis, subitement, il s'arrête et prend un air consterné:
«Allons, bon! le budget est à refaire… J'ai oublié quelque chose. – Quoi donc?.
– Et la bougie!… Comment feras-tu, le soir, pour travailler, si tu n'as pas de bougie? C'est une dépense indispensable, et une dépense d'au moins cinq francs par mois… Où pourrait-on bien les décrocher, ces cinq francs-là? L'argent du foyer est sacré, et sous aucun prétexte… Eh! parbleu, j'ai notre affaire. Voici le mois de mars qui vient, et avec lui le printemps, la chaleur, le soleil.
– Eh bien, Jacques?
– Eh bien, Daniel, quand il fait chaud, le charbon est inutile: soit 5 francs de charbon, que nous transformons en 5 francs de bougie; et voilà le problème résolu… Décidément, je suis né pour être ministre des Finances… Qu'en dis-tu? Cette fois, le budget tient sur ses jambes, et je crois que nous n'avons rien oublié… Il y a bien encore la question des souliers et des vêtements, mais je sais ce que je vais faire… J'ai tous les jours ma soirée libre à partir de huit heures, je chercherai une place de teneur de livres chez quelque petit marchand. Bien sûr que l'ami Pierrotte me trouvera cela facilement.
– Ah! çà, Jacques, vous êtes donc très liés, toi et l'ami Pierrotte?… Est-ce que tu y vas souvent?
– Oui, très souvent. Le soir, on fait de la musique.
– Tiens! Pierrotte est musicien.
– Non! pas lui sa fille.
– Sa fille!… Il a donc une fille?… Hé! hé! Jacques… Est-elle jolie, Mlle Pierrotte?
– Oh! tu m'en demandes trop pour une fois, mon petit Daniel… Un autre jour, je te répondrai.
«Maintenant, il est tard; allons nous coucher.»
Et pour cacher l'embarras que lui causent mes questions, Jacques se met à border le lit activement avec un soin de vieille fille.
C'est un lit de fer à une place, en tout pareil à celui dans lequel nous couchions tous les deux, à Lyon, rue Lanterne.
«T'en souviens-tu, Jacques, de notre petit lit de la rue Lanterne, quand nous lisions des romans en cachette, et que M. Eyssette nous criait du fond de son lit, avec sa plus grosse voix: «Éteignez vite, ou je me lève!» Jacques se souvient de cela, et aussi de bien d'autres choses… De souvenir en souvenir, minuit sonne à Saint-Germain qu'on ne songe pas encore à dormir.
«Allons!… bonne nuit!» me dit Jacques résolument.
Mais au bout de cinq minutes, je l'entends qui pouffe de rire sous sa couverture.
«De quoi ris-tu, Jacques?…
– Je ris de l'abbé Micou, tu sais, l'abbé Micou de la manécanterie… Te le rappelles-tu?…
– Parbleu!…» Et nous voilà partis à rire, à rire, à bavarder, à bavarder… Cette fois, c'est moi qui suis raisonnable et qui dis:
«Il faut dormir.» Mais un moment après, je recommence de plus belle:
«Et Rouget, Jacques. Est-ce que tu t'en souviens?…» Là-dessus, nouveaux éclats de rire et causeries à n'en plus finir…
Soudain un grand coup de poing ébranle la cloison de mon côté, du côté dé la ruelle. Consternation générale.
«C'est Coucou-Blanc…, me dit Jacques tout bas dans l'oreille.
– Coucou-Blanc!… Qu'est-ce que cela?
– Chut!… pas si haut… Coucou-Blanc est notre voisine. Elle se plaint sans doute que nous l'empêchons de dormir.
– Dis donc, Jacques! quel drôle de nom elle a notre voisine!… Coucou-Blanc! Est-ce qu'elle est jeune?…
– Tu pourras en juger toi-même, mon cher. Un jour ou l'autre, vous vous rencontrerez dans l'escalier. Mais en attendant, dormons vite… sans quoi Coucou-Blanc pourrait bien se fâcher encore.» Là-dessus, Jacques souffle la bougie, et M. Daniel Eyssette (de l'Académie française) s'endort sur l'épaule de son frère comme quand il avait dix ans.
V COUCOU-BLANC ET LA DAME DU PREMIER
Il y a, sur la place de Saint-Germain-des-Prés, dans le coin de l'église, à gauche et tout au bord des toits, une petite fenêtre qui me serre le cœur chaque fois que je la regarde. C'est la fenêtre de notre ancienne chambre; et, encore aujourd'hui, quand je passe par là, je me figure que le Daniel d'autrefois est toujours là-haut, assis à sa table contre la vitre, et qu'il sourit de pitié en voyant dans la rue le Daniel d'aujourd'hui triste et déjà courbé.
Ah! vieille horloge de Saint-Germain, que de belles heures tu m'as sonnées quand j'habitais là-haut, avec ma mère Jacques!… Est-ce que tu ne pourrais pas m'en sonner encore quelques-unes de ces heures de vaillance et de jeunesse? J'étais si heureux dans ce temps-là… Je travaillais de si bon cœur!…
Le matin, on se levait avec le jour. Jacques, tout de suite, s'occupait du ménage. Il allait chercher de l'eau, balayait la chambre, rangeait ma table. Moi, je n'avais le droit de toucher à rien. Si je lui disais:
«Jacques, veux-tu que je t'aide?» Jacques se mettait à rire: «Tu n'y songes pas, Daniel. Et la dame du premier?» Avec ces deux mots gros d'allusions, il me fermait la bouche.
Voici pourquoi.
Pendant les premiers jours de notre vie à deux, c'était moi qui étais chargé de descendre chercher de l'eau dans la cour. À une autre heure de la journée, je n'aurais peut-être pas osé! mais, le matin, toute la maison dormait encore, et ma vanité ne risquait pas d'être rencontrée dans l'escalier une cruche à la main. Je descendais, en m'éveillant, à peine vêtu. À cette heure-là, la cour était déserte. Quelquefois, un palefrenier en casaque rouge nettoyait ses harnais près de la pompe. C'était le cocher de la dame du premier, une jeune créole très élégante dont on s'occupait beaucoup dans la maison. La présence de cet homme suffisait pour me gêner; quand il était là, j'avais honte, je pompais vite et je remontais avec ma cruche à moitié remplie. Une fois en haut, je me trouvais très ridicule, ce qui ne m'empêchait pas d'être aussi gêné le lendemain, si j'apercevais la casaque rouge dans la cour… Or, un matin que j'avais eu la chance d'éviter cette formidable casaque, je remontais allégrement et ma cruche toute pleine, lorsque, à la hauteur du premier étage, je me trouvai face à face avec une dame qui descendait.