Sapho
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Alphonse Daudet n'a pas seulement chant? la Provence perdue de son enfance. Dans Sapho, c'est un Paris bien incarn? qu'il met en sc?ne, celui de la boh?me artistique de son temps, se consumant dans l'ivresse de la f?te et des conqu?tes d'un soir. Jean, jeune proven?al fra?chement mont? ? Paris, s'?prend d'une tr?s belle femme – mod?le – connue sous le nom de Sapho. Sera-ce une de ces liaisons sans lendemain? Sapho n'est plus jeune et pressent qu'elle vit son dernier amour, mais, pour Jean, c'est le premier. D?calage du temps, d?saccord des ?mes… Trente ans avant le Ch?ri de Colette, Daudet a l'intuition magistrale de " ce genre d'amours auxquels le sentiment maternel ajoute une dimension d?licieuse et dangereuse "
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IX
D’habitude leurs fâcheries ne duraient guère, fondues à un peu de musique, aux câlines effusions de Fanny; mais, cette fois, il lui en voulut sérieusement, et plusieurs jours de suite garda le même pli au front, le même silence de rancune, s’installant à dessiner sitôt les repas, se refusant à toute sortie avec elle.
C’était comme une honte subite de l’abjection où il vivait, la crainte de rencontrer encore la petite charrette montant l’allée et ce limpide sourire de jeunesse auquel il songeait constamment. Puis, avec un brouillement de rêve qui s’en va, de décor qui se casse pour les changements à vue d’une féerie, l’apparition devint confuse, se perdit dans son lointain de bois, et Jean ne la revit plus. Seulement il lui resta un fond de tristesse dont Fanny crut savoir la cause, et résolut d’avoir raison…
– C’est fait, lui dit-elle un jour toute joyeuse… J’ai vu Déchelette… Je lui ai rendu l’argent… Il trouve, comme toi, que c’est plus convenable ainsi; je me demande pourquoi, par exemple… Enfin, ça y est… Plus tard, quand je serai seule, il pensera au petit… Es-tu content?… M’en veux-tu toujours?
Et elle lui raconta sa visite rue de Rome, son étonnement de trouver au lieu du caravansérail bruyant et fou, traversé de bandes en délire, une maison bourgeoise paisible, gardée d’une consigne très sévère. Plus de galas, plus de bals masqués; et l’explication de ce changement, dans ces mots à la craie que quelque parasite éconduit et furieux avait écrits sur la petite entrée de l’atelier: Fermé pour cause de collage.
– Et c’est la vérité, mon cher… Déchelette en arrivant s’est toqué d’une fille de skating, Alice Doré; il l’a prise avec lui depuis un mois, en ménage, absolument en ménage… Une petite femme bien gentille, bien douce, un joli mouton… Ils ne font guère de bruit à eux deux… J’ai promis que nous irions les voir; ça nous changera un peu du cor de chasse et des barcarolles… C’est égal, dis donc, le philosophe avec ses théories… Pas de lendemain, pas de collage… Ah! je l’ai joliment blagué!
Jean se laissa conduire chez Déchelette qu’il n’avait pas revu depuis leur rencontre à la Madeleine. On l’eût bien surpris alors, en lui disant qu’il en arriverait à fréquenter sans dégoût ce cynique et dédaigneux amant de sa maîtresse, à devenir presque son ami. Dès la première visite, lui-même s’étonnait de se sentir si à l’aise, charmé par la douceur de cet homme au bon rire d’enfant dans sa barbe de cosaque, et d’une sérénité d’humeur que n’altéraient pas les cruelles crises de foie qui plombaient son teint, le tour de ses yeux.
Et comme on comprenait bien la tendresse qu’il inspirait à cette Alice Doré, aux longues mains molles et blanches, à l’insignifiante beauté blonde, que relevait l’éclat de sa chair de Flamande, aussi dorée que son nom; de l’or dans les cheveux, dans les prunelles, frangeant les cils, pailletant la peau jusque sous les ongles.
Ramassée par Déchelette sur l’asphalte du skating, parmi les grossièretés, les brutalités de la traite, les tourbillons de fumée que l’homme crache, avec un chiffre, dans le maquillage de la fille, la politesse de celui-ci l’avait attendrie et surprise. Elle se retrouva femme, de pauvre bétail à plaisir qu’elle était, et quand il voulut la renvoyer au matin, conformément à ses principes, avec un bon déjeuner et quelques louis, elle eut le cœur si gros, lui demanda si doucement, si désirément «garde-moi encore…» qu’il ne se sentit pas le courage de refuser. Depuis, moitié respect humain, moitié lassitude, il tenait sa porte close sur cette lune de miel de hasard, qu’il passait au frais et au calme de son palais d’été si bien aménagé pour le confortable; et ils vivaient ainsi très heureux, elle de ces égards tendres qu’elle n’avait jamais connus, lui du bonheur qu’il donnait à ce pauvre être et de sa reconnaissance naïve, subissant aussi sans qu’il s’en rendît compte, et pour la première fois, le charme pénétrant d’une intimité de femme, le mystérieux sortilège de la vie à deux, dans une conformité de bonté et de douceur.
Pour Gaussin, l’atelier de la rue de Rome fut une diversion au milieu bas et mesquin où traînait sa vie de petit employé en faux ménage; il aimait la conversation de ce savant aux goûts d’artiste, de ce philosophe en robe persane, légère et lâche comme sa doctrine, ces récits de voyages que Déchelette esquissait avec le moins de mots possible, et si bien à leur place parmi les tentures orientales, les Bouddhas dorés, les chimères de bronze, le luxe exotique de ce hall immense où le jour tombait d’un haut vitrage, vraie lumière de fond de parc, remuée par le feuillage grêle des bambous, les palmes découpées des fougères arborescentes, et les énormes feuilles des strilligias mêlées à des philodendrons aux minces flexibilités de plantes d’eau, cherchant l’ombre et l’humide.
Le dimanche surtout, avec cette large baie sur une rue déserte du Paris d’été, le frisson des feuilles, l’odeur de terre fraîche au pied des plantes, c’était la campagne et le sous-bois presque autant qu’à Chaville, moins la promiscuité et la trompe des Hettéma. Il ne venait jamais de monde; une fois pourtant Gaussin et sa maîtresse, arrivant pour dîner, entendirent dès l’entrée l’animation de plusieurs voix. Le jour baissait, on prenait le raki dans la serre, et la discussion semblait vive:
– Et moi je trouve que cinq ans de Mazas, le nom perdu, la vie détruite, c’est assez payer cher un coup de passion et de folie… Je signerai votre pétition, Déchelette.
– C’est Caoudal… dit Fanny tout bas, en tressaillant.
Quelqu’un répondait avec la sécheresse cassante d’un refus:
– Moi, je ne signe rien, n’acceptant aucune solidarité avec ce drôle…
– La Gournerie, maintenant…
Et Fanny, serrée contre son amant, murmurait:
– Allons-nous-en, si ça t’ennuie de les voir…
– Pourquoi donc! mais pas du tout…
En réalité, il ne se rendait pas bien compte de l’impression qu’il aurait à se trouver en face de ces hommes, mais il ne voulait pas reculer devant l’épreuve, désireux peut-être de savoir le degré actuel de cette jalousie qui avait fait son misérable amour.
«Allons!» dit-il, et ils se montrèrent dans une lumière rose de fin de jour, éclairant les crânes chauves, les barbes grisonnantes des amis de Déchelette jetés sur les divans bas, autour d’une table d’Orient en escabeau où tremblait, dans cinq ou six verres, la liqueur anisée et laiteuse qu’Alice était en train de verser. Les femmes s’embrassèrent:
– Vous connaissez ces messieurs, Gaussin? demanda Déchelette, au mouvement berceur de son fauteuil à bascule.
S’il les connaissait!… Deux au moins lui étaient familiers à force d’avoir dévisagé pendant des heures leurs portraits aux vitrines de célébrités. Comme ils l’avaient fait souffrir, quelle haine il s’était sentie contre eux, une haine de succession, une rage à sauter dessus, à leur manger la figure, lorsqu’il les rencontrait dans la rue!… Mais Fanny disait bien que cela lui passerait; maintenant c’était pour lui des visages de connaissance, presque des parents, des oncles lointains qu’il retrouvait.
«Toujours beau, le petit!…» dit Caoudal, allongé de toute sa taille géante et tenant un écran au-dessus de ses paupières pour les garantir du vitrage. «Et Fanny, voyons?…» Il se leva sur le coude, cligna ses yeux d’expert: