Sapho
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Alphonse Daudet n'a pas seulement chant? la Provence perdue de son enfance. Dans Sapho, c'est un Paris bien incarn? qu'il met en sc?ne, celui de la boh?me artistique de son temps, se consumant dans l'ivresse de la f?te et des conqu?tes d'un soir. Jean, jeune proven?al fra?chement mont? ? Paris, s'?prend d'une tr?s belle femme – mod?le – connue sous le nom de Sapho. Sera-ce une de ces liaisons sans lendemain? Sapho n'est plus jeune et pressent qu'elle vit son dernier amour, mais, pour Jean, c'est le premier. D?calage du temps, d?saccord des ?mes… Trente ans avant le Ch?ri de Colette, Daudet a l'intuition magistrale de " ce genre d'amours auxquels le sentiment maternel ajoute une dimension d?licieuse et dangereuse "
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– La figure tient encore; mais la taille, tu fais bien de la ficeler… enfin, console-toi, ma fille, La Gournerie est encore plus gros que toi.
Le poète pinça dédaigneusement ses lèvres minces. Assis à la turque sur une pile de coussins – depuis son voyage en Algérie il prétendait ne pouvoir se tenir autrement -, énorme, empâté, n’ayant plus d’intelligent que son front solide sous une forêt blanche, et son dur regard de négrier, il affectait avec Fanny une réserve mondaine, une politesse exagérée, comme pour donner une leçon à Caoudal.
Deux paysagistes à têtes hâlées et rustiques complétaient la réunion; eux aussi connaissaient la maîtresse de Jean, et le plus jeune lui dit dans un serrement de main:
– Déchelette nous a conté l’histoire de l’enfant, c’est très gentil ce que vous avez fait là, ma chère.
– Oui, fit Caoudal à Gaussin, oui, très chic, l’adoption… Pas province du tout.
Elle semblait embarrassée de ces éloges, quand on buta contre un meuble dans l’atelier obscur, et une voix, demanda:
– Personne?
Déchelette dit:
– Voilà Ezano.
Celui-là, Jean ne l’avait jamais vu; mais il savait quelle place ce bohème, ce fantaisiste, aujourd’hui rangé, marié, chef de division aux Beaux-Arts, avait tenue dans l’existence de Fanny Legrand, et il se souvenait d’un paquet de lettres passionnées et charmantes. Un petit homme s’avança, creusé, desséché, la démarche raide, qui donnait la main de loin, tenait les gens à distance par une habitude d’estrade, de figuration administrative. Il parut très surpris de voir Fanny, surtout de la retrouver belle après tant d’années:
«Tiens!… Sapho…» et une rougeur furtive égaya ses pommettes.
Ce nom de Sapho qui la rendait au passé, la rapprochait de tous ses anciens, causa une certaine gêne.
«Et M. d’Armandy qui nous l’a amenée…» fit Déchelette vivement pour prévenir le nouveau venu. Ezano salua; on se mit à causer. Fanny rassurée de voir comme son amant prenait les choses, et fière de lui, de sa beauté, de sa jeunesse, devant des artistes, des connaisseurs, se montra très gaie, très en verve. Toute à sa passion présente, à peine se souvenait-elle de ses liaisons avec ces hommes; des années de cohabitation pourtant, de vie en commun où l’empreinte se fait d’habitudes, de manies, gagnées à un contact et lui survivant, jusqu’à cette façon de rouler les cigarettes qu’elle tenait d’Ezano comme sa préférence du Job et du maryland.
Jean constatait sans le moindre trouble ce petit détail qui l’eût exaspéré jadis, éprouvant à se trouver aussi calme, la joie d’un prisonnier qui a limé sa chaîne, et sent que le moindre effort lui suffira pour l’évasion.
– Hein! ma pauvre Fanny, disait Caoudal d’un ton blagueur en lui montrant les autres… quel déchet!… sont-ils vieux, sont-ils raplatis!… il n’y a que nous deux, vois-tu, qui tenions le coup.
Fanny se mit à rire:
– Ah! pardon, colonel – on l’appelait quelquefois ainsi à cause de ses moustaches -, ce n’est pas tout à fait la même chose… je suis d’une autre promotion…
– Caoudal oublie toujours qu’il est un ancêtre, dit La Gournerie; et sur un mouvement du sculpteur qu’il savait toucher au vif: Médaillé de 1840, cria-t-il de sa voix stridente, c’est une date, mon bon!…
Il restait entre ces deux anciens amis un ton agressif, une sourde antipathie qui ne les avait jamais séparés, mais éclatait dans leurs regards, leurs moindres paroles, et cela depuis vingt ans, du jour où le poète enlevait sa maîtresse au sculpteur. Fanny ne comptait plus pour eux, ils avaient l’un et l’autre couru d’autres joies, d’autres déboires, mais la rancune subsistait, creusée plus profonde avec les années.
– Regardez-nous donc tous les deux, et dites franchement si c’est moi qui suis l’ancêtre!…
Serré dans le veston qui faisait saillir ses muscles, Caoudal se campait debout, la poitrine cambrée, secouant sa crinière flamboyante où ne se voyait pas un poil blanc:
– Médaillé de 1840… cinquante-huit ans dans trois mois… Et puis, qu’est-ce que ça prouve?… Est-ce l’âge qui fait les vieux?… Il n’y a qu’à la Comédie-Française et au Conservatoire que les hommes bafouillent à la soixantaine, en branlant la tête, et petonnent, le dos rond, les jambes molles, avec des accidents séniles. À soixante ans, sacrebleu! on marche plus droit qu’à trente, parce qu’on se surveille; et la femme vous gobe encore pourvu que le cœur reste jeune, et chauffe, et remonte toute la carcasse…
– Crois-tu? fit La Gournerie qui regardait Fanny en ricanant.
Et Déchelette, avec son bon sourire:
– Pourtant tu dis toujours qu’il n’y a que la jeunesse, tu en rabâches…
– C’est ma petite Cousinard qui m’a fait changer d’idée… Cousinard, mon nouveau modèle… Dix-huit ans, des ronds, des fossettes partout, un Clodion… Et si bon enfant, si peuple, du Paris de la Halle où sa mère vend de la volaille… Elle vous a de ces mots bêtes à l’embrasser, de ces mots… L’autre jour, dans l’atelier, elle trouve un roman de Dejoie, regarde le titre: Thérèse, et le rejette avec sa jolie moue: «Si ça s’était appelé Pauv’ Thérèse, je l’aurais lu toute la nuit!…» J’en suis fou, je vous dis.
– Du coup te voilà en ménage?… Et dans six mois encore une rupture, des larmes comme le poing, le dégoût du travail, des colères à tout tuer…
Le front de Caoudal s’assombrit:
– C’est vrai que rien ne dure… On se prend, on se quitte…
– Alors pourquoi se prendre?
– Eh bien, et toi?… Crois-tu donc que tu en as pour la vie avec ta Flamande!…
– Oh! nous autres, nous ne sommes pas en ménage… pas vrai, Alice?
– Certainement, répondit d’une voix douce et distraite la jeune femme montée sur une chaise, en train de cueillir des glycines et des verdures pour un bouquet de table.
Déchelette continua:
– Il n’y aura pas de rupture entre nous, à peine une quitterie… Nous avons fait un bail de deux mois à passer ensemble; le dernier jour on se séparera sans désespoir et sans surprise… Moi je retournerai à Ispahan – je viens de retenir mon sleeping – et Alice rentrera dans son petit appartement de la rue Labruyère qu’elle a toujours gardé.
– Troisième au-dessus de l’entresol, tout ce qu’il y a de plus commode pour se fiche par la fenêtre!
En disant cela, la jeune femme souriait, rousse et lumineuse dans le jour tombant, sa lourde grappe de fleurs mauves à la main; mais l’accent de sa parole était si profond, si grave, que personne ne répondit. Le vent fraîchissait, les maisons d’en face semblaient plus hautes.
– Allons nous mettre à table, cria le colonel… Et disons des choses folâtres…